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Plan de la thèse

Chapitre 3. Un mouvement à la croisée des chemins, 1924-

3.2 L’Association révolutionnaire Spartakus et l’Université ouvrière, 1924-

3.2.5 Quelle culture politique ?

À première vue, les militants de l’ARS et de l’UO baignent dans une culture politique communiste. Albert Saint- Martin et ses camarades se rassemblent le 1er mai, soulignent l’anniversaire de la révolution russe et celui de la commune de Paris, participent aux campagnes internationales contre l’exécution de Sacco et Vanzetti et dénoncent les agressions impérialistes en Chine. Toutes ces manifestations ne suffisent toutefois pas à singulariser une culture strictement communiste.

Sans être au beau fixe, la relation avec la section française du PCC s’est tout de même améliorée au cours de la deuxième moitié des années 1920 après plusieurs années marquées par le sectarisme. Tout en demeurant des rivaux au sein du champ politique révolutionnaire, on voit des militants de l’ARS prendre la parole lors des rassemblements organisés par le PCC. Ce dernier peine encore à maintenir une présence active auprès des ouvriers francophones malgré la formation en 1927 du Club éducationnel canadien-français destiné à regrouper ses membres et sympathisants.

L’ARS soutient en 1928 la formation du Workers Unity Council afin d’organiser la manifestation du 1er mai587. Une invitation est lancée à une trentaine d’organisations ouvrières pour qu’elles envoient des délégués aux rencontres de planification588. L’assemblée tenue au Monument national attire « une foule considérable ». En

ensuite portée en appel, où l’on perd ensuite sa trace. Voir : « Écho d’une émeute en cour d’Appel », La Patrie, 22 octobre 1934, p. 30.

587 D’après la GRC, « The Workers Unity Council is St. Martin’s club and has a membership of about fifteen et twenty ». BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00352, RCMP, Communist Party of Canada – French Branch, Supp. 1, Vol. 7, Mayday Parade, 6 mars 1928, p. 57.

588 Le 18 janvier 1928, le secrétaire du Workers Unity Council (1108, Saint-Laurent), B. Valinsky, écrit aux organisations ouvrières et révolutionnaires de Montréal pour leur demander d’envoyer des délégués à une rencontre prévue le 5 février à la salle de l’ARS « (…) for the formation of a May-Day conference for 1928. You are no doubt aware of the difficulty encountered with the police in this city last year, in view of which this matter is of great importance ». Les organisations suivantes reçoivent cette lettre d’invitation, laquelle nous fournit des indices concernant les organisations ouvrières en mesure de mobiliser leurs membres pour le 1er mai : Millinary Workers Union local 49, Capmakers Union local 33, Carpenters and Joiners Union local 1270, ACWA (joint board, local 209, Pressers local 167), National Union of Bakers local 1, IAM (local 111 et 631), Club ouvrier éducationnel, Canadian Labor Circle, Spartakus no. 5, Université Ouvrière no. 2,

plus des discours d’Albert Saint-Martin et de Maurice Spector589, la soirée se termine par « un grand concert de musique et de danse » avec la participation d’un orchestre de mandolines, d’une troupe de danseurs ukrainiens et des prestations du baryton Yvon Tremblay et du pianiste Léo Lamontagne590. De toute évidence, aucune formation n’est alors en mesure d’organiser ce rassemblement en comptant uniquement sur ses membres, forçant chacune d’elle à travailler avec les autres. Face aux pressions de la police, qui empêche depuis 1927 les organisations de gauche de « parader » dans les rues, les militants révolutionnaires n’ont d’autres choix que de faire front commun pour lutter contre les mesures limitant leur droit de manifester591.

Des différences fondamentales existent toutefois entre ces organisations. L’importance grandissante accordée à l’athéisme dans les conférences présentées à l’Université ouvrière distingue nettement les militants de ce groupe de ceux du PCC ou de l’OBU, au point de devenir un trait distinctif de leurs idées et de leurs pratiques. Cette ligne de démarcation est d’ailleurs observée par la GRC dans un rapport portant sur la diffusion de propagande anticléricale à Montréal au début des années 1930 :

(…) While the French Group of the Communist Party in Montreal adopt an anti-Church attitude there is little actual atheist propaganda. Most of the members have been baptized in the Roman Catholic faith and have not renounced it officially through the regular channels.

Albert St. Martin’s Labour Club on the other hand is more atheistic than Communistic (…) leading members of this club, St. Martin, Pilon, Godin, Aubin, Lacombe, Paulin, etc. have severed themselves entirely from the Roman Catholic Church. They have sworn the necessary papers, which involve a small fee, and Aubin named above, who is a court bailiff, have delivered them without additional charge to the Bishop. (…) There is a good deal of atheist propaganda at all St. Martin’s meetings. This is particularly the case in speeches made by Gaston Pilon, who indulges in blasphemy and obscenity. He was trained as a Priest but left the Church and now is very bitter

OBU, Lithuanian Progressive Club, Women’s Labor League, PCC (8 branches), YCL (3 branches), Matteotti Circle, PCC (branche ukrainienne de Lachine), CDL (5 branches « ethniques »). Voir : BAC, Demande d’accès à l’information A-2016- 00352, RCMP, Communist Party of Canada – French Branch, Supp. 1, Vol. 7, Workers Unity Council, 6 mars 1928, p. 58- 59.

589 Maurice Spector fut l’un des principaux dirigeants du PCC pendant les années 1920. Directeur du journal The Worker, il rompt avec le PCC peu de temps après le 6e congrès du Komintern tenu à Moscou en 1928 auquel il assiste comme délégué. Il rejoint alors l’Opposition de gauche internationale et participe à la construction du mouvement trotskyste en Amérique du Nord.

590 « Les socialistes exposent leurs réclamations », La Presse, 2 mai 1928, p. 29. Lamontagne et Tremblay sont régulièrement sollicités par les organisations syndicales et ouvrières pour offrir un volet culturel dans leurs rassemblements. 591 La dernière manifestation du 1er mai autorisée par la police se déroule en 1926 : « Le cortège socialiste se composait pour le moins de trois ou quatre mille paisibles citoyens, marchant en double haie, avec forces de drapeaux rouges et quelques inscriptions plus menaçantes que terribles, telles que ‘’Procédons immédiatement à la confiscation’’ avec M. Albert Saint-Martin en tête. » Voir : « Et la parade des socialistes », L’Autorité, 2 mai 1926, p. 1.

sweet against it. His language is so strong that other members of the club sometimes are inclined to object to it592.

Saint-Martin et ses camarades ne sont pas les seuls à mener un combat contre l’influence du clergé auprès de la population ouvrière canadienne-française. Ils sont soutenus par un groupe d’anarchistes dont fait partie Paul Faure, un militant français très actif depuis la fin de la guerre. En plus d’être présents aux conférences de l’UO où leurs idées reçoivent un accueil généralement favorable, ces libertaires organisent leurs propres rencontres « (…) en été, le soir au square Vigier [sic], ou dans une taverne de la rue Sainte-Catherine » 593. Malgré leur petit nombre594, les anarchistes montréalais vont organiser une campagne de solidarité pour obtenir la libération de Joseph-Séraphin-Avila Gaudry, accusé de libelle blasphématoire595. Considéré dans les milieux de gauche comme un prisonnier d’opinion, Gaudry est appréhendé par la police au mois d’octobre 1929 pour avoir proféré des insultes à un prêtre et fait circuler des textes contre ce qu’il appelle le « fumier romain »596. Remis en liberté après plusieurs semaines de détention préventive, Gaudry est à nouveau arrêté puis incarcéré à l’Hôpital pour aliénés criminels de la prison de Bordeaux où il passe la majeure partie de sa vie. Le cas de Gaudry n’est pas unique : au cours des années 1930, les autorités provinciales se servent de l’accusation de libelle blasphématoire pour tenter de museler les principaux responsables de l’Université ouvrière.

592 BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00353, RCMP, Atheist Propaganda – Montreal, Que., 6 juin 1931, p. 85. 593 E. Bertran, « Lettre sur le Canada », L’En dehors, 194-195 (15 novembre 1930). Ernest Bertran est le pseudonyme de Léon Rodriguez (1878-1969), un anarchiste-individualiste français proche des milieux illégalistes. Rodriguez semble avoir effectué quelques séjours au Québec entre 1924 et 1932 alors qu’il réside à New-York sous une fausse identité. Voir à son sujet : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article155963, notice RODRIGUEZ Léon, Armand [dit Édouard Leduc, Ernest Bertran] [Dictionnaire des anarchistes] par Marianne Enckell, notice complétée par Anne Steiner, version mise en ligne le 17 mars 2014, dernière modification le 21 mai 2017. Consulté le 2 décembre 2019.

594 Entre vingt et trente selon Bertran. Une demi-douzaine d’après la GRC, la plupart originaires de France : BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00353, RCMP, Atheist Propaganda – Montreal, Que., 6 juin 1931, p. 86.

595 Le libelle blasphématoire est interdit est vertu de l’article 198 du code criminel, lequel prohibe la publication de tout écrit sur un sujet religieux lorsque le langage employé dans ces discussions est indécent, de mauvaise foi et de nature à blesser le sentiment religieux du public, en l’occurrence catholique ou chrétien. « Tirant son origine du droit canon, le blasphème devient une infraction de common law au cours du XVIIe siècle en Angleterre, alors que le droit pénal subit fortement l’influence de la morale chrétienne. Le fait d’offenser Dieu, ou le christianisme, est vu comme un comportement tellement immoral qu’il mérite l’intervention de l’État. (…) En droit canadien, l’infraction de libelle blasphématoire a été incorporée dans le Code criminel d’origine, datant de 1892 ». Marie-Pierre Robert, « Des crimes religieux : aux confluents du droit pénal et de la liberté de religion », Les Cahiers de Droit, 3-4, 50 (septembre-décembre 2009), p. 685-686.