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Plan de la thèse

Chapitre 2. Les transformations du champ politique révolutionnaire : du syndicalisme industriel au

2.3 Du socialisme au communisme, 1920-

2.3.1 La mise sur pied du Parti socialiste (communiste)

Dans la foulée de la grève générale de Winnipeg et de la vague de répression anticommuniste qui marquent les premières années d’après-guerre, on assiste à une reconfiguration des mouvements révolutionnaires à l’échelle canadienne. De nouveaux groupes surgissent dans les principaux centres urbains, agissant pour la plupart dans la clandestinité. À Montréal, les raids policiers du 1er juillet 1919 ont entrainé la dissolution des sections anglaises et juives du PSC sans toutefois freiner les activités de la section française. Si le PSD cesse virtuellement d’exister au début du mois de janvier 1920, ses militants poursuivent leur engagement au sein du mouvement syndical et participent à la mise sur pied du Montreal Labor College384.

381 Kealey et Whitaker, RCMP Security Bulletins 1919-1929, p. 81 et 99. 382 Ibid., p. 160.

383 L’Educational Press Association distribue notamment des textes de la Workers’ Socialist Federation (G-B), du Communist Party of Great-Britain (G-B), du People’s Russian Information Bureau (G-B), du British Communist Party (G-B) et du Independent Labour Party (G-B), en plus d’éditer ses propres brochures sur la révolution russe.

384 Créé à l’initiative de la militante socialiste et syndicaliste montréalaise Annie Buller (1895-1973), le Labor College ouvre ses portes à l’automne 1920 à la salle Saint-Joseph, située au 182, Sainte-Catherine Est. Entièrement dédié à l’éducation de la classe ouvrière, le « College » débute officiellement ses activités au mois de novembre 1920 en offrant des conférences sur l’histoire, l’économie et la politique, ainsi que des cours de langue. Voir notamment : BAC, RG146, 92-A-

Devant le vide causé par la désintégration du PSC et du PSD, les socialistes montréalais évaluent la possibilité de former un parti révolutionnaire regroupant les militants de divers groupes ethnolinguistiques. La tâche s’avère difficile : malgré une certaine convergence au plan des idées, ces militants proviennent de groupes qui jusqu’à tout récemment étaient en compétition les uns contre les autres. Une rencontre est organisée au mois d’octobre 1920 à laquelle participent Albert Saint-Martin, Joseph Schubert, Michael Buhay et Isidore Boltuck. Dans son intervention, Saint-Martin presse ses camarades de créer une nouvelle organisation dans les plus brefs délais. D’après un rapport de renseignement préparé par la police du Dominion, Saint-Martin se montre particulièrement dur à l’égard du PSC :

(…) he said that he lost his hope for the Socialist Party and he said that such a party was no use for the present Labour movement and he said, now on the eve of the Third Anniversary of Russian Soviet Revolution, we must organize a Communist Party and join to the Third International (…) ; revolution is coming now and we must be prepared for it and lead that revolution to success, he said he had no use for peaceful teaching, we must act at once, after his speech he produced two Typewritten sheets with Constitution and Preamble of the Communist Party, which he gave to Shubert385.

Devant l’opposition de certains militants qui jugent cette initiative prématurée, Saint-Martin réagit fortement : « Only cowards can say such things and we are fed up with this careful system of the Socialists, our comrades in Russia did great work and we must do the same »386. Saint-Martin n’est pas le seul à manifester son impatience. Depuis quelque temps déjà, la majorité des socialistes de langue française interviennent publiquement en tant que militants communistes. Vers le mois d’avril 1920, la section française du Parti socialiste change de nom pour devenir le Parti socialiste (communiste) du Canada (PS-C). Malgré quelques références à la dictature du prolétariat et au matérialisme historique dans son nouveau programme, on ne trouve aucune mention de la révolution russe, ni de la Troisième Internationale formée l’année précédente à Moscou. Le préambule de sa constitution s’inscrit même dans la continuité des pratiques mises de l’avant par les militants socialistes avant la guerre, notamment en ce qui a trait à la politique préfigurative :

00012, One Big Union General Workers Unit, Montreal, 16 août 1920, p. 1 et « Montreal Labor College », Le Travailleur /

The Worker, 14 (15 novembre 1920), p. 1.

385 BAC, Demande d’accès à l’information 88-06-20, RCMP, Communist Party, Montréal P.Q., 31 octobre 1920, p. 125- 127.

Malgré tous les stratagèmes auxquels le profitariat a recours, malgré toute la cruauté que la bourgeoisie exerce pour galvaniser le système capitaliste, ce système est maintenant moribond. Tout organisme politique, éducationnel et social n’est que le reflet du régime économique existant. En s’écroulant, le régime actuel, basé sur la propriété privée et la production de la richesse pour profit, devra être remplacé par un système basé sur la possession collective de la propriété et la production de la richesse pour usage. Au moment du cataclysme inévitable, la classe ouvrière doit s’emparer de tout l’organisme économique et ce nouveau régime nécessite un nouvel organisme politique. La mission du parti socialiste (communiste) est d’éduquer et d’organiser les travailleurs en vue d’accomplir cette destinée historique à laquelle ils sont appelés.

Pour cela nous devons :

1. Éduquer les travailleurs en vue de la disparition inévitable du régime capitaliste. 2. Les organiser pour qu’ils s’emparent du pouvoir économique.

3. Établir dès maintenant les institutions qui doivent constituer la base du futur régime politique387.

À partir du printemps 1920, le PS-C tient des assemblées publiques chaque dimanche après-midi au Temple du travail. Leur déroulement ressemble à s’y méprendre à celles que les socialistes organisaient avant la guerre : « These meetings are usually started on the street (St-Lawrence Blvd) where one the active member will stand of a box and declares himself a Communist, etc. As soon as there is sufficient crowd around them to hold a meeting the crowd is requested and is some cases almost forced to go to the Labor Temple where the meeting is opened by the singing of a French revolutionary song »388.

Une fois la conférence terminée, une période de discussion libre est ouverte389. La rencontre se conclut invariablement par un appel à se joindre au PS-C. Les personnes présentes sont également invitées à donner quelques sous pour permettre au groupe de défrayer les frais de location de la salle et ainsi s’assurer de pouvoir se réunir à nouveau la semaine suivante. Habitués à verser leur offrande lors de la quête à l’église, les ouvriers

387 BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00352, Communist Party of Canada (French Branch), Supp. 1, Vol. 1,

Préambule du Parti socialiste (communiste) du Canada, non daté, p. 168-171.

388 BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00352, RCMP, Communist Party of Canada (French Branch), Supp. 1, Vol. 1, French Socialist Communist Party, 27 juillet 1920, p. 159.

389 Fait à noter, les conférenciers invités ne sont pas exclusivement des membres du PS-C : on remarque parmi eux des militants de différentes organisations de gauche montréalaise, parfois concurrentes. Au fil des ans, quelques personnalités politiques connues viendront également s’adresser aux personnes réunies au Temple du travail. On note ainsi la présence du député travailliste manitobain James Shaver Woodsworth le 29 octobre 1922 et celle du député socialiste français Jean Longuet le 7 janvier 1923.

canadiens-français sont généralement enclins à contribuer de cette façon à l’édification de leur mouvement. Ce rituel s’accompagne parfois d’hommages à la mémoire des martyrs de la cause révolutionnaire, comme Jean Jaurès, Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, ou encore aux militants français Bertho Lepetit et Marcel Vergeat390. La ritualisation et la constitution d’une mémoire partagée sont des éléments cruciaux dans l’expérience militante, et en particulier l’expérience militante au sein d’organisations. La ritualisation permet la mise en commun et le partage de valeurs communes, ce qui soude un esprit de corps. Quant à la mémoire, elle assure la constitution d’un sentiment d’appartenance qui transcende le présent, tout en permettant à l’organisation d’assurer une permanence temporelle.

Les conférences organisées par les militants du PS-C attirent rapidement l’attention des services de renseignement qui dépêchent sur place des informateurs. « This organization is confined to French Canadians » écrivent-ils dans leur premier rapport daté du 7 juin 1920. Si les rencontres du PS-C se déroulent effectivement en français, on compte au sein du premier noyau de militants un nombre significatif d’immigrants européens. C’est notamment le cas de son secrétaire, Raymond Godtseels. Né en Belgique en 1878, Godtseels arrive au Canada en 1896. Dans son pays d’adoption, il occupe divers métiers, dont celui de journalier et de barbier. Avant la Première Guerre mondiale, Godtseels habite successivement en Alberta et en Colombie-Britannique où il diffuse le journal de langue française du Parti socialiste américain. Selon Michel Cordillot et Bernard Dansereau : « On retrouve Raymond Godtseels au lendemain de la Première Guerre mondiale à Montréal. On peut penser que ce dernier était retourné en Europe durant le conflit, puis revenu au Canada après l’armistice »391.

En 1920, Raymond Godtseels se marie avec Berthe Gacon à l’église presbytérienne Saint-Jean. Cette église du centre-ville de Montréal occupe une place importante dans la vie des militants ouvriers montréalais. Contrairement à d’autres pays comme la France, le code civil québécois n’autorise pas le mariage civil à cette époque. Plutôt que de « s’abaisser » à se marier devant un prêtre catholique, beaucoup d’athées et de libres

390 BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00352, RCMP, Communist Party of Canada (French Branch), Supp. 1, Vol. 1, French Socialist Communist Party, 20 décembre 1920, p. 114-115. Délégués au 2e congrès du Komintern tenu à Moscou au mois de juillet 1920, Bertho Lepetit, Marcel Vergeat et Lefebvre périssent en mer à leur retour en France au cours de l’automne 1920. Leur mort suscite de vives réactions, les anarchistes soupçonnant les bolchéviques d’avoir planifié leur disparition en raison des critiques très vives de Lepetit et Vergeat, tous deux anarchistes, à l’égard du régime soviétique. Voir à ce sujet : Berry, Le mouvement anarchiste en France, p. 127-129.

391 Au sujet de Godtseels, voir : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article159675, notice GODTSEELS Ray [Raymond] [Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis] par Michel Cordillot, Bernard Dansereau, version mise en ligne le 9 juin 2014, dernière modification le 9 juin 2014. Consulté le 2 décembre 2019.

penseurs montréalais prennent la décision de se marier à l’Église Saint-Jean où, de toute évidence, le pasteur pose beaucoup moins de questions aux futurs époux. C’est le cas de Godtseels, dont les positions anticléricales sont bien connues392.

À ses débuts, le PS-C peine à attirer un large public à ses assemblées hebdomadaires. On compte rarement plus d’une centaine de personnes à ces rencontres. Quelques femmes sont présentes mais elles ne forment guère plus de 10% de l’auditoire. Les thématiques de ces conférences reflètent le travail de clarification politique qui est en cours. On discute du fonctionnement d’une société communiste, de la situation politique en Russie, des différences idéologiques entre l’anarchisme, le socialisme et le bolchévisme. La question syndicale occupe également une place importante dans ces assemblées. Ulric Binette y défend avec vigueur la One Big Union et son programme. Les travailleurs ont besoin d’éducation, affirme Binette : le discours des militants du PS-C est trop radical pour eux. Toutefois pour Raymond Godtseels, le modèle d’organisation bolchévique reste la voie la plus sûre et la plus rapide pour arriver au communisme. La révolution russe est là pour le prouver393.

Ce débat se déroule alors que des divisions profondes apparaissent au sein de l’OBU, alimentées par des débats sur la forme de syndicalisme qui doit être privilégiée et le plafonnement du membership de la centrale syndicale. Au cours de l’automne 1920, les services de renseignement militaires rapportent qu’Albert Saint- Martin et Ulric Binette s’affrontent de plus en plus fréquemment dans les réunions syndicales. « There seems to be a great deal of dissatisfaction among the French Canadians and agent reports that very little progress in being made in organisation »394. De moins en moins de personnes assistent aux assemblées syndicales. Selon Ulric Binette, les travailleurs sont trop sollicités à faire des dons lors des réunions, ce qui explique la perte de nombreux membres395. Cette attitude s’explique en partie par le ralentissement de l’économie montréalaise et l’incertitude causée par les pertes d’emplois.

392 Cela explique peut-être que la police le considère comme un anarchiste, même si ce dernier se montre particulièrement hostile face à ce courant de pensée. Voir : BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00352, RCMP, Communist Party of Canada (French Branch), Supp. 1, Vol. 1, French Socialist Communist Party, 27 juillet 1920, p. 159-160.

393 BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00352, RCMP, Communist Party of Canada (French Branch), Supp. 1, Vol. 1, French Socialist Communist Party, 3 août 1920, p. 157.

394 BAC, RG24, 4472, Lt. Colonel G.E.B. à Lt. Colonel P.E. Davis, 8 octobre 1920, p 1.

Au mois d’octobre 1920, la LCWIU ferme son bureau montréalais faute de ressources financières. On demande à Binette de continuer son travail d’organisateur de façon bénévole, mais celui-ci refuse et retourne à son métier de charpentier. Il est finalement remplacé par Walter Cowan, un militant de Vancouver employé comme organisateur par le syndicat en Ontario. Ce dernier prend également en charge l’édition du journal Le Travailleur

/ The Worker. À la suite de la démission de Binette, le PS-C propose à Cowan de produire la portion française

du journal. Cette entente permet à la publication de survivre pendant quelques mois avec un comité de rédaction formé de délégués des différentes unités de l’OBU et du PS-C. En décembre 1920, Le Travailleur / The Worker cesse définitivement ses activités. Après plusieurs mois de débats acrimonieux avec la direction de l’OBU établie à Winnipeg, la LCWIU quitte la centrale et demande son affiliation au Profintern au cours de l’année 1921396. Cette défection porte un dur coup à la One Big Union qui perd du même souffle près de 10 000 membres.

Les six derniers mois de l’année 1920 ont été très difficiles pour les sections montréalaises de l’OBU. Après avoir réussi tant bien que mal à s’implanter dans les milieux de travail, l’unité du groupe est en train de se fissurer. Des divergences stratégiques apparaissent entre les militants impliqués dans le syndicat qu’accentue la difficulté de recruter de nouveaux membres. Pour certains syndicalistes comme Ulric Binette, il ne fait aucun doute que les membres du PS-C nuisent au développement de l’OBU en proposant la construction d’un parti communiste.

Les comptes rendus des réunions de l’OBU et du PS-C préparés par les services de renseignement rendent compte des rapports de force qui s’exercent entre ces deux tendances et décrivent en détails les querelles politiques et personnelles entre militants. Malgré leurs limites, ces documents nous permettent de mieux comprendre les dynamiques à l’œuvre au sein du mouvement communiste canadien et d’entrevoir la perception – souvent erronée – des militants francophones montréalais à l’égard de la Troisième Internationale.