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Plan de la thèse

Chapitre 2. Les transformations du champ politique révolutionnaire : du syndicalisme industriel au

2.4 Les débats sur l’affiliation au Komintern, 1921-

2.4.1 La Ligue des sans-travail

« To solve the unemployment question in Montreal, nothing less than a revolution is needed »412

Après des mois de préparation, Saint-Martin et son entourage lancent un appel à la mobilisation des sans- travail. Leur nombre ne cesse d’augmenter à Montréal pour atteindre près de 50 000. Le 5 avril 1922, les journaux de la métropole annoncent la tenue prochaine d’une grande assemblée au Champ de Mars :

Des groupes nombreux de chômeurs parcouraient les principales rues, hier, notamment les rues Sainte-Catherine et Saint-Laurent, en protestant contre ce qu’ils ont appelé l’incurie des autorités. Plusieurs portaient des pancartes annonçant, en grosses lettres, une assemblée de sans-travail, pour aujourd’hui à 3 h. p.m., sur le Champ de Mars. Cette assemblée est appelée par le comité des sans-travail, dont le secrétaire est M. Zotique Marcellin [sic], et qui a son siège au Temple du Travail. M. Marcellin a expliqué que son comité a fait écrire près de 200 lettres personnelles aux échevins, aux députés, aux membres des principaux corps publics de la métropole ; le Board of Trade, le conseil des métiers et du travail, l’association des manufacturiers, et autres, pour leur exposer la situation créée par le chômage. Or, c’est pour faire connaître les réponses reçues jusqu’ici aux lettres du comité, que cette assemblée est convoquée sur le Champ de Mars413.

Le 6 avril, entre 1000 et 3000 personnes répondent à l’appel des communistes. Les journaux font un portrait très détaillé de la manifestation :

Parmi l’auditoire, on remarquait des hommes de tous les âges ; tous étaient bien mis et propres. Plusieurs ouvriers autour de nous ‘’roulaient’’ leurs cigarettes ce qui nous a convaincu qu’ils étaient sans travail. On verra par le résumé que nous donnons des discours que la note gaie n’a pas dominé. Les orateurs ont fait appel indirectement [sic] à la révolution. L’un d’eux, monsieur Saint-Martin, a même été très formel. (…) Le problème discuté est l’un des plus importants au monde. C’est un problème universel. En Angleterre, il y a 1,700,000 sans travail ; à Montréal, il y en a 50,000, chiffre effarant puisqu’il représente près de 150,000 bouches qui sont appelées à manquer de pain414.

412 « Revolt Cure for Unemployment », Montreal Daily Star, 7 avril 1922, p. 35.

413 « Pour les sans-travail », Le Canada, 6 avril 1922, p. 8. Voir également : « 50,000 chômeurs au Champ de Mars, demain », La Patrie, 5 avril 1922, p. 7. ; « Une manifestation des sans-travail », La Presse, 6 avril 1922, p. 13.

D’après le journal La Patrie, Saint-Martin « est bolchéviste et tient à ce qu’on le sache »415. Il explique à la foule que chaque phase de l’histoire de l’humanité se termine par une révolution et que celle qui se débarrassera de la bourgeoisie est proche, donnant en exemple « les pays comme la Russie et autres pays environnants qui se sont révoltés, ont adopté le communisme et s’en trouvent bien. Il déclare qu’il n’hésitera pas à prononcer le mot fatidique de la révolte aux sans-travail le moment arrivé. Il cite le cas de l’armée expéditionnaire de Sibérie qui s’est ralliée au bolchévisme et qui, dit-il s’est révoltée contre ses officiers »416.

Prenant la parole après lui, Henri Mathurin s’attaque également au système capitaliste : « Il faut que l’ouvrier retire 100 p.c. de ce qu’il produit et c’est la doctrine du communisme. (…) Il faut changer cela par une grande organisation des sans travail. Il faut des réunions nombreuses et multiples afin de faire trembler le capitaliste »417. Un autre militant communiste, le syndicaliste Napoléon Ménard, insiste pour « (…) que le capitaliste abandonne les clefs de ses manufactures aux ouvriers »418.

Les militants communistes proposent aux chômeurs présents « (…) la fondation immédiate d’une ligue dite ‘’la ligue des sans-travail’’ qui sera chargée (…) de faire ce que les gouvernements ont négligé de faire. (…) À l’issue de l’assemblée, M. Saint-Martin annonça que la ligue des sans-travail, qui venait d’être formée, allait se mettre immédiatement à l’œuvre et que ses délibérations seront communiquées aux sans-travail au cours d’une nouvelle assemblée qui aura lieu jeudi prochain sur le Champ de Mars »419

Le journal The Gazette, qui consacre un long article à cette manifestation, insiste sur le caractère révolutionnaire du rassemblement. Pour les communistes de langue française, la mise sur pied de la Ligue doit servir à « bolchéviser » leur mouvement aux moyens d’une structure quasi-militaire et d’une chaine de commandement hiérarchisée :

Nothing short of red, fiery revolution will solve the unemployment question in Montreal, according to Albert St. Martin, stenographer of the Superior Court (…). Speaking through a megaphone, so

415 Ibid. 416 Ibid. 417 Ibid. 418 Ibid.

that his voice carried to the other side of Craig street, Mr. St. Martin announced that further demands of a peaceful nature were futile, and the League of the Unemployed would be formed. An executive committee or council, on the Soviet model, will be chosen and a ‘’plan of campaign’’ will be studied. (…) Bare-headed, gesticulating, and with the perspiration streaming from his face, Mr. St. Martin thundered out imprecations against the capitalists and the existing social system. The great ideal held forth was Russia; the means of attaining his goal was revolution, and revolution only ; the hero of the movement [is] the workman in general, and the unemployed in particular. (…) There will be no violence until the crucial moment has arrived ; but when it does come, and beware capitalists, we shall shout « Forward » and nothing shall withstand our storm420.

L’article attire aussi notre attention sur un autre orateur, dont l’allure et la langue recherchées tranchent avec le reste de la foule : « The last speaker, who was wearing light grey suede gloves, a Ragian spring overcoat and spats, spoke on the same line, but very academically, Latin quotations here and there, for the edification of his audience »421. L’homme en question s’appelle Louis-Achille Cusson. Né à Saint-Liboire en 1866, Cusson déménage dans le quartier Sainte-Marie avec sa famille vers 1882. Tout comme Saint-Martin, Cusson exerce le métier de sténographe au Palais de justice de Montréal422. Son frère, Victor Cusson, siège en tant que juge à la Cour des Sessions. Avant la Première Guerre mondiale Louis-Achille Cusson fréquente les milieux franc- maçon et libre-penseur, notamment le cercle Alpha Omega. Il se joint au PS-C en 1920 et prononce plusieurs conférences au Temple du travail. Contrairement aux autres orateurs révolutionnaires, ses interventions sont soigneusement préparées d’avance et donnent lieu parfois à des transcriptions sous forme de brochures lorsque les fonds du groupe le permettent. Sous le pseudonyme de Jean Valjean, son allocution devant la Ligue des sans-travail est d’ailleurs publiée à Montréal en 1922423.

Une semaine après sa première assemblée, la Ligue des sans-travail organise un deuxième rassemblement au Champ de Mars réunissant entre 2000 et 3000 personnes. D’après le compte-rendu publié dans La Patrie, « on a distribué la constitution de la ‘’Ligue’’ sur des feuillets. Il y est dit qu’un sans travail reste membre, même s’il travaille »424. Le journal insiste surtout sur la formation d’une « armée rouge » par Saint-Martin et ses camarades, la tournant au ridicule :

420 « ‘Red’ Speeches on Champ de Mars », The Gazette, 7 avril 1922, p. 4. 421 Ibid.

422 Les rapports entre Saint-Martin et Cusson se brouillent en 1927. Dans un article du journal La Presse, on apprend que Saint-Martin a l’habitude de jouer aux échecs dans la salle réservée aux sténographes du Palais de justice de Montréal, ce qui est interdit. Les deux hommes en viennent aux coups après que Saint-Martin eut accusé Cusson de l’avoir dénoncé aux responsables du Palais du justice. « Partie d’échecs qui a mal fini », La Presse, 30 mai 1927, p. 2.

423 À ce sujet, voir : Jean Valjean, La Crise, Montréal, Éditions de la rue Dorion, 2017 (1922), 80 p. 424 « Montréal possède depuis jeudi son armée rouge », La Patrie, 15 avril 1922, p. 21.

Son effectif est de 34 hommes ; un généralissime, M. Saint-Martin, sténographe, trois caporaux et trente hommes divisés en trois bataillons de 10 hommes chacun. Cela nous rappelait le temps de la guerre alors que paradaient des bataillons. L’appel aux armes n’a pas manqué de solennité. Il a été fait après deux heures de discours les plus incendiaires qu’il soit possible d’imaginer sur les relations futures du capital et du travail. (…) En bolchévisme montréalais, les bataillons s’appellent des ‘’gangs’’425.

Le journal La Presse utilise le même champ lexical pour décrire cet événement [nous soulignons] : « La constitution de cette ligue pourvoit aussi à l’organisation d’une hiérarchie militaire. Ainsi, des caporaux sont nommés, avec mission de former des équipes ou escouades de soldats de dix hommes chacune. Hier, on remarquait parmi les nouveaux caporaux MM. Simon et L-N-G Pagé qui firent manœuvrer leurs hommes sur le Champ de Mars »426. L’usage répété de termes militaires pour décrire les activités de la Ligue et du rôle joué par Saint-Martin peut s’expliquer à la lumière de « l’expérience de guerre » des Montréalais. Pendant plusieurs années, les citoyens de la métropole ont vu les soldats parader dans leur ville, tout particulièrement au Champ de Mars. D’autres articles décrivant les préparatifs des socialistes en vue du 1er mai utilisent le même vocabulaire [nous soulignons] : « M. Albert Saint-Martin, grand maréchal de la parade depuis quelques années qui a enregistré sur le Champ de Mars des bataillons de sans-travail, se mettra encore en tête de la procession cette année. Il a pris en mains l’organisation et il compte grouper un grand nombre de manifestants »427.

Quelques jours avant la Journée internationale des travailleurs, il prend de nouveau la parole au Champ de Mars, cette fois-ci devant un groupe de débardeurs du Port de Montréal, lesquels souhaitent éviter que les chômeurs ne prennent leur place s’ils devaient déclencher une grève428. Cet événement confirme le rôle-clé joué par Saint-Martin auprès des sans-travail. Le 1er mai, environ 3000 personnes participent au rassemblement organisé par les formations de gauche. Le groupe de Saint-Martin choisit de se rassembler au Temple du travail avant « (…) de se rendre en corps »429 jusqu’au lieu de départ de la marche sur la rue Prince-Arthur. Ce détail est significatif : en agissant de la sorte, les communistes de langue française cherchent à projeter une image de cohésion et de discipline conforme à celle qu’ils se font du bolchévisme.

425 Ibid.

426 « Une assemblée de sans-travail sur le Champ de Mars », La Presse, 15 avril 1922, p. 13. 427 « Prochaine parade des socialistes », Le Canada, 18 avril 1922, p. 6.

428 « Le différend des ouvriers du port dans le ‘Statu Quo’ », La Presse, 25 avril 1922, p. 11. 429 « On célèbre le 1er mai à Montréal », La Presse, 1er mai 1922, p. 19.

Fidèle à son habitude, Saint-Martin quitte Montréal pour La Kanado à la mi-mai, laissant à d’autres membres de son groupe le soin d’organiser les conférences hebdomadaires au Temple du travail. Si l’on se fie aux rapports produits par la GRC, la participation à ces assemblées décline rapidement après la manifestation du 1er mai. Comme plusieurs autres campagnes similaires menées antérieurement par Saint-Martin, les premiers gestes posés par la Ligue des sans-travail furent spectaculaires mais ses retombées à moyen et long terme demeurent beaucoup moins tangibles. Les sources que nous avons consultées restent muettes sur ce qu’il advient de cette organisation. Il est plausible que les actions de la Ligue aient favorisé le recrutement de nouveaux militants, mais tout porte à croire qu’elle fut dissoute après avoir permis au groupe communiste de faire bonne figure lors de la manifestation du 1er mai. Cet aspect ne doit pas être négligé, dans la mesure où Saint-Martin accorde une importance toute particulière à ce rendez-vous annuel, l’un des moments-clés du calendrier militant montréalais. Présent depuis le début de cette tradition à Montréal, son rôle comme organisateur lui donne une visibilité publique non négligeable. Le 1er mai sert aussi de baromètre permettant de jauger le poids relatif des différentes formations qui se partagent le champ politique révolutionnaire. Une mobilisation réussie, avec une forte participation canadienne-française, permet à Saint-Martin d’affirmer son leadership et sa crédibilité auprès des autres militants.