• Aucun résultat trouvé

Plan de la thèse

Chapitre 3. Un mouvement à la croisée des chemins, 1924-

3.2 L’Association révolutionnaire Spartakus et l’Université ouvrière, 1924-

3.2.3 L’action au sein des mouvements sociau

Les communistes regroupés au sein de l’ARS renouent brièvement avec le syndicalisme entre 1924 et 1926 en adhérant de nouveau à la One Big Union. Après deux ans d’inactivité à Montréal551, la centrale vient de reprendre pied dans la métropole grâce aux efforts d’un militant anglophone travaillant aux « shops » Angus552, Thomas E. Moore. Au mois d’août 1924, celui-ci arrive à former une section locale composée d’ouvriers métallurgistes travaillant dans les ateliers ferroviaires. D’après Moore, le succès à long terme de cette campagne d’organisation reste toutefois tributaire de sa capacité à recruter un nombre significatif de militants francophones :

(…) the metal workers have a good unit which is spreading in numbers and influence. (…) We have a difficulty here also that is found to a lesser extent all over Canada, but here is of supreme importance – the language difficulty. Montreal is largely a French-speaking city and any effort to organize the workers here that has not a good nucleus of capable French speakers actively helping, is doomed. That is why we are attempting to influence some French comrades and we have had some success, with promise of a still larger group in the near future. Both English and French have been subject to the propaganda of the bosses, but we are getting some influential French members who are ready to really work to build up a strong local movement553.

De toute évidence, les « French comrades » mentionnés dans cet article sont des militants de l’ARS. Dans un texte paru dans le One Big Union Bulletin le 9 octobre 1924, Moore donne d’ailleurs un aperçu de leurs idées et de leurs pratiques :

The French Communists in Montreal have been conducting meetings every Sunday for a number of years. Their meetings are well attended and one understanding the language is assured of an intellectual treat. These comrades are not affiliated with the now moribund Workers’ Party, and on

551 Rappelons qu’entre 1922 et 1923, l’OBU ne compte aucun syndicat actif dans la région de Montréal.

552 Ouverts au début du 20e siècle, les ateliers – « shops » – Angus sont un vaste complexe industriel situé dans le quartier Rosemont. Destiné à la production de matériel pour le réseau ferroviaire du Canadien Pacifique, jusqu’à 12 000 ouvriers y travaillent avant la fermeture du complexe au début des années 1990.

entering their hall one sees a prominent sign that reads, « Members of the Workers’ Party are not welcome ».

Last Sunday the hall was packed to the door with workers listening to a rousing address by Comrade Pilon. His analysis of the capitalist system of production was a masterly one. In handling his subject he made it very clear that the capitalist system has one outstanding earmark, namely, the wages system exists, whether it be Canada or Russia, the US or Germany, that there flourished capitalism in full flower and fruit. Communism, declared he, is only possible when the material basis for it is well established.

Needless to say that these comrades do not get their inspiration from either Moscow or Rome [nous soulignons]. A strong sentiment for the OBU prevails among them and OBU speakers are always welcome554.

La démarche de Moore auprès des membres de l’ARS semble porter fruit. Au mois de mai 1925, une section interprofessionnelle francophone est formée à Montréal. Pour la toute première fois de sa courte histoire, l’OBU accepte l’adhésion d’un syndicat local regroupant des travailleurs en fonction de leur origine ethnolinguistique, une pratique pourtant déjà courante au sein du mouvement ouvrier555. Il s’agit d’un compromis important pour cette organisation qui tente de promouvoir un syndicalisme de type industriel où s’effacent également les distinctions ethniques, sexuelles ou nationales.

L’OBU pose un autre geste important en embauchant le militant communiste Joseph Saint-André comme organisateur. Son salaire de 15$ par semaine est payé à même les fonds de la centrale. L’itinéraire de Saint- André ressemble jusqu’alors à celui de plusieurs militants de sa génération. Né en 1898, il grandit sur une ferme à Saint-Ambroise, un village situé près de Joliette. Saint-André s’engage en 1917 dans l’armée comme volontaire : il est incorporé dans le 87e bataillon des Canadian Grenadier Guards, une unité d’infanterie qui combat en France à partir de 1916. La guerre terminée, on retrouve Saint-André à Montréal où il diffuse le journal Western Clarion et commence à militer au sein du PS-C, intervenant régulièrement dans les assemblées tenues au Temple du travail. Selon la police, l’engagement socialiste de Saint-André s’expliquerait par ses liens familiaux avec Albert Saint-Martin, dont il serait le neveu. En parallèle à son implication au PS-C, Saint-André se joint à l’ASEO. Sous le pseudonyme de Robespierre, il participe à la reprise en main du groupe aux côtés d’Albert-Ernest Forget, mais ne semble pas avoir suivi ce dernier lors du processus de fusion entre l’ASEO et le PCC-WP.

554 « Notes from the East », OBU Bulletin, 9 octobre 1924, p. 3.

555 Le mouvement ouvrier montréalais a depuis longtemps intégré cette pratique, déjà présente dans les assemblées locales des Chevaliers du travail au cours des années 1880.

L’embauche de Saint-André donne le coup d’envoi des activités de la « French Section » de l’OBU. Celle-ci commence à tenir des assemblées au Temple du travail. Moore convainc les membres de l’exécutif de l’OBU de donner un appui financier à ses militants, lesquels souhaitent amorcer une campagne d’organisation auprès des « casual workers » [journaliers]556. Les dirigeants de la centrale acceptent cette proposition, mais confient la gestion de ces fonds à Richard Kerrigan, un sympathisant de l’OBU jouissant d’une excellente réputation dans les milieux de gauche montréalais. En apparence banale, cette décision a néanmoins de lourdes conséquences sur les rapports entre la section française et l’exécutif de la centrale.

Les militants francophones de l’OBU commencent par investir les structures de l’Association des ouvriers sans- travail de Montréal, un mouvement créé pendant la crise économique de 1921-1922 par des syndicalistes actifs au CMTM557. Au mois de juillet 1924, l’exécutif du CMTM décide de retirer ses délégués de l’Association, prétextant qu’on y retrouve désormais « (…) des personnes qui sont loin d’avoir de la sympathie pour le Travail Organisé et dont la mentalité ne correspond pas avec celle de la majorité saine et modérée des ouvriers canadiens »558. Le vide causé par leur départ profite aux membres de l’OBU qui en prennent les commandes. Le groupe entre en scène le 21 décembre 1925, alors qu’une centaine de sans-travail se rendent à l’Hôtel de ville pour obtenir un emploi sur les chantiers municipaux ou, à défaut, une indemnité de chômage559. La mobilisation se poursuit deux jours plus tard par une grande assemblée au Champ de Mars :

Plusieurs centaines de sans-travail ont manifesté leur mécontentement hier après-midi [23 décembre], sur le Champ de Mars, et ont vivement protesté contre l’attitude des autorités municipales à leur égard.

Comme la température devenait très froide, les manifestants décidèrent d’aller tenir une grande assemblée de protestation au Temple du Travail. Cette assemblée était présidée par M. C. Ouimet, président de l’Association des ouvriers sans-travail de Montréal, assisté des autres officiers de cette organisation. Plus de cinq cents chômeurs y assistaient.

556 AM, MG10 A142, JEB, 11 juin 1925, p. 1.

557 Les responsables de l’Association rencontrent au mois de février 1922 le Premier Ministre du Québec afin de lui faire part des difficultés rencontrées par les « ouvriers de métiers » en recherche d’emploi. En 1923, elle compte 75 délégués représentant 38 organisations différentes. Selon son président-général, « (…) les membres de l’association ne sont pas des sans-travail, mais des ouvriers qui se groupent dans le but d’empêcher ou de prévenir le chômage ». Voir à ce sujet : « Campagne contre le blasphème », La Presse, 13 février 1922, p. 18 ; « Nouvelles ouvrières », La Presse, 19 novembre 1923, p. 15.

558 « Des taux plus bas pour le public », Le Monde ouvrier, 19 juillet 1924, p. 1. 559 « Les sans-travail sur le Champ de Mars », La Presse, 22 décembre 1925, p. 25.

Le comité chargé du placement des hommes, fit rapport qu’en dépit des promesses solennelles faites par l’échevin Brodeur, président du comité exécutif municipal, de faire donner du travail aux chômeurs, pas un seul sans-travail n’a pu trouver de l’ouvrage aux trois chantiers de la corporation où M. Brodeur leur avait dit de se présenter, mardi matin. Là-dessus, la foule protesta contre l’attitude des autorités municipales.

Des orateurs lancèrent des appels révolutionnaires, et appelèrent les sans-travail à se joindre à la « One Big Union », et des pamphlets de cette organisation furent distribués dans la foule. Finalement, il fut décidé d’organiser une grande parade dans les rues de la ville, pour dimanche après-midi, avec tambours, clairons et pancartes. Le rendez-vous des manifestants a été fixé à 2 h. p.m. sur le Champ de Mars560.

Le journal La Presse publie les noms des « officiers » de l’Association. Outre Saint-André, désigné comme organisateur général, on compte parmi eux plusieurs individus qui se sont joints à l’ARS au cours des derniers mois, notamment Charles Ouimet, Joseph Campbell, Léo Lebrun et Évariste Dubé. Ces quatre militants ont plusieurs points communs et partagent une même expérience. Issus de milieux modestes, leur vie adulte reste marquée par les années de guerre et la crise économique de 1921-1922. Âgés entre 27 et 32 ans, ils occupent tous des emplois précaires, que ce soit comme journalier, débardeur ou tailleur de cuir. Lebrun et Dubé sont nés dans le même village, celui de Grande-Rivière en Gaspésie. Ouimet provient lui aussi d’un milieu rural, ayant d’abord vécu dans la région de Saint-Jean-sur-Richelieu où il se marie en 1913 à l’âge de 20 ans. Quant à Campbell, il grandit dans le quartier Sainte-Marie d’un père d’origine écossaise et d’une mère canadienne- française ne sachant ni lire, ni écrire. Campbell et Lebrun ont combattu pendant la guerre, le premier au sein du 22e Régiment d’infanterie, le second dans la marine, alors que Dubé échappe à la conscription en travaillant comme pêcheur à Chandler en Gaspésie. À divers degrés, ces quatre militants jouent un rôle prépondérant dans les milieux révolutionnaires montréalais au cours des années 1930561.

560 « Vives protestations de ces sans-travail », La Presse, 24 décembre 1925, p. 5. La manifestation prévue n’a finalement pas lieu : la police disperse le rassemblement et saisis les pancartes de l’Association. Voir à ce sujet : « Manifestation de sans-travail qui est empêchée par la police », La Presse, 31 décembre 1925, p. 10.

561 Au sujet d’Évariste Dubé, voir : Andrée Lévesque, « Évariste Dubé, un Gaspésien communiste », Magazine Gaspésie, 53, 3 (novembre 2016), p. 41-43. Au sujet de Léo Lebrun, voir : Dorothy Sauras, « Hommage posthume au président fondateur du local 301 », Le 301, 33, 4 (décembre 1980), p. 3.

Des rapports conflictuels

Avec le soutien financier de la centrale, la section française de l’OBU arrive à publier un journal, Le Travailleur, dont le premier – et unique – numéro parait au mois de mars 1926562. Ce projet marque un point tournant dans les rapports entre l’ARS et l’OBU. Après plusieurs mois de retard, le journal n’est pas à la hauteur des attentes de l’exécutif de l’OBU établi à Winnipeg563. On reproche aux militants de l’ARS d’avoir utilisé les fonds qui leur avaient été attribués pour produire leur propre propagande sans se soucier des objectifs du syndicat, entrainant la mise en veilleuse du journal564. Cette critique montre bien la nature conflictuelle des rapports entre l’ARS et la One Big Union. Comme ce fut le cas en 1920 lors de leur brève collaboration au bulletin Le Travailleur-The

Worker, les militants communistes de langue française cherchent à instrumentaliser les outils de propagande

syndicale pour se faire connaître des ouvriers montréalais. De son côté, l’OBU a cruellement besoin de ces militants pour lui permettre de s’implanter dans la métropole mais demeure méfiante face à leurs intentions réelles.

Comme il fallait s’y attendre, ce mariage de raison résistera difficilement à l’épreuve du temps. Déjà mise à rude épreuve par des tensions internes565, la stabilité de la section française se fragilise lorsque Joseph Saint-André est appelé à quitter Montréal pour Minto au Nouveau-Brunswick où l’OBU mène une campagne auprès des mineurs de charbon566. Ce départ porte un dur coup aux efforts entrepris par l’OBU dans la métropole. Quelques mois plus tard, Saint-André est contraint de démissionner de son poste après avoir détourné les fonds d’une section locale à des fins personnelles. Les militants de l’ARS mettent un terme à leur engagement aux côtés de l’OBU peu de temps après la démission de Saint-André. Après seulement deux ans d’activité, le groupe disparait de la liste des syndicats affiliés à l’OBU au mois d’avril 1927, sans doute parce que ses membres ont cessé de

562 Thomas Poulin, « Nous vous présentons », L’Action catholique, 30 mars 1926, p. 7. 563 AM, MG10 A142, Winnipeg CLC, 7 avril 1926, p. 1.

564 Le journal contient notamment un article présentant les activités du mouvement Spartakus : « Les capitalistes s’efforcent toujours de faire croire aux travailleurs que toute lutte est impossible ; qu’ils sont nos maitres et que nous n’avons pas à nous soumettre à leur domination. Cependant une simple poignée de travailleurs n’étant organisée pour [un ou deux mots manquent], au bout de quelques mois, ils peuvent lancer le fier défi suivant : ‘’Jusqu’à aujourd’hui la classe capitaliste à [sic] exercé une dictature absolue, la classe ouvrière, guidée par vous, commence à exercer le pouvoir, [un ou deux mots manquent] ainsi que nous ordonnons aux épiciers, de vendre à tels prix, dictés par nous, et s’ils n’obéissent pas, c’est nous qui vendrons. Tout pouvoir aux travailleurs ».

565 AM, MG10 A142, JEB, 27 avril 1926, p. 1.

566 Au sujet de cette campagne et du rôle joué par Saint-André, voir : Allen Seager, « Minto, New Brunswick : A Study in Canadian Class Relations Between the Wars », Labour-Le Travailleur, 5 (printemps 1980), p. 81-132.

payer leurs cotisations à la centrale depuis plusieurs mois. Quant à Saint-André, il rejoint brièvement le PCC avant de poursuivre son engagement militant aux côtés de diverses autres formations politiques ouvrières567.

Divers facteurs peuvent nous permettre d’expliquer cette fin en queue de poisson. Malgré les efforts de Saint- André, force est de constater que son bilan comme organisateur reste assez mince. À l’exception d’un noyau de militants formé à l’usine d’Imperial Tobacco située dans le quartier Saint-Henri568, la section française de l’OBU n’a pas réussi à mettre sur pied de section syndicale à l’échelle des entreprises. La campagne d’organisation auprès des journaliers n’a pas non plus obtenu les résultats escomptés. En fait, le cœur des activités de la section française semble s’être limité à de l’agitation-propagande par le biais d’un journal et la tenue d’assemblées publiques, notamment sur la question du racisme et de l’antifascisme569.

Confrontée à d’importantes difficultés organisationnelles et financières, l’OBU ne pouvait qu’être déçue des faibles résultats obtenus par Saint-André à Montréal, menant à son départ vers les provinces maritimes. Désireux de conserver leur pleine autonomie, les militants de langue française furent sans doute surpris de voir l’exécutif de l’OBU prendre des décisions sans les consulter, en confiant notamment la gestion des fonds destinés à leurs campagnes à un militant extérieur à leur organisation. De part et d’autre, ces désaccords ont été accentués par des cultures politiques différentes. Du côté de l’OBU, on cherche à rivaliser coûte que coûte avec le CMTC en consacrant énormément de ressources au recrutement de nouveaux membres. Cette stratégie de mobilisation est fondée sur le court terme. La marge de manœuvre de la centrale est toutefois limitée : elle s’appuie sur le travail d’un petit nombre d’organisateurs salariés, lesquels doivent rendre des comptes à l’exécutif de la centrale. À défaut d’obtenir des résultats satisfaisants, ceux-ci sont rapidement déplacés vers

567 Après son court passage au PCC, Saint-André est élu comme président du Club ouvrier Saint-Denis en avril 1928 avant de devenir secrétaire-général de la section de la province de Québec du POC l’année suivante. Pendant les années 1930, Saint-André se rapproche successivement du CCF et du Front populaire après avoir mis sur pied le Club ouvrier des ex- soldats de la Grande Guerre en 1932. Saint-André publie également deux livres au cours de cette période : La technocratie

par la démocratie industrielle, Montréal, A. Lévesque, 1933, 201 p. et La Démocratie de demain : un exposé des principes, buts, programme, constitution, règlements du Parti démocratie canadien, Montréal, s.e., ca1936, 98 p.

568 AM, MG10 A142, Winnipeg CLC, 18 mai 1926, p. 1.

569 Cet engagement se traduit par la participation de Saint-André à un meeting organisé au mois de mai 1926 aux côtés de plusieurs autres organisations ouvrières : « A public meeting was held in the Auditorium Hall, Montréal, at which the Italian situation was discussed. The speakers were as follows : J.S. Woodsworth, M.P. ; M. Colasurdo, Secretary of the Matteotti Club ; J. Shubert ; J. Salerno, general organizer of the ACW [Amalgamated Clothing Workers Union of America] ; A. Giovannitti, Secretary of the Italian Socialist Party in America ; A. St. Martin, representing the French Communist Party (Independent), and J.A. St. Andre, OBU organizer. A large audience listened attentively to the addresses, which were delivered in French, Italian, and English. Comrade St. Andre spoke of the work his organization was doing and stressed the necessity of the working class organizing on the industrial field if they hoped to rid themselves of all dictators and parasites ». « Anti-Fascisti Meeting », OBU Bulletin, 20 mai 1926, p. 6.

d’autres régions du pays ou tout simplement limogés. Pour leur part, les militants de l’ARS continuent de privilégier une stratégie sur le long terme, reposant essentiellement sur l’éducation de la classe ouvrière comme moyen d’élargir leur mouvement. Cette intervention ne se fait pas à l’échelle des entreprises, s’inscrivant davantage dans le modèle éducationniste-réalisateur que dans celui propre au syndicalisme570. Les militants communistes libertaires vont plutôt s’appuyer sur une contre-institution qu’ils viennent de créer au centre-ville de Montréal : l’Université ouvrière.