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Plan de la thèse

Chapitre 1. Les militants socialistes et libertaires de langue française à Montréal, 1906-

1.2 L’espace politique montréalais avant la Première Guerre mondiale

Tout au long de la période étudiée, la question sociale et la question urbaine demeurent intimement liées. Selon Annick Germain :

La scène politique locale représente d'ailleurs, au début du siècle, un lieu stratégique crucial dans le traitement des problèmes sociaux : les problèmes de chômage, de pauvreté, de logement, de santé publique, ainsi que tout ce qu'on appelle à l'époque les services d'utilité publique (transport, chauffage, eau, éclairage) sont en effet négociés au niveau local. C'est dire que tout ce qui concerne les conditions de vie des citadins relève des instances locales publiques et privées. Bien plus, les relations industrielles (ouvriers-patronat) concernent jusqu'à un certain point les autorités municipales124.

Régulés à l’échelle locale, les problèmes sociaux ne manquent pas à Montréal. Malgré les progrès réalisés depuis le milieu du 19e siècle, l’hygiène publique et la salubrité des logements restent des enjeux criants au même titre que la mortalité infantile, laquelle demeure largement supérieure aux moyennes enregistrées ailleurs en Occident125. Les problèmes de santé causés par les maladies contagieuses ou infectieuses touchent tout particulièrement les quartiers ouvriers de l’est de la ville où vivent de manière prépondérante les familles ouvrières canadiennes-françaises. Comme le souligne Martin Tétreault, « l'exemple montréalais de 1880 à la Grande Guerre illustre bien l'inégalité sociale devant la mort »126. Les bas salaires et l’alternance entre les périodes d’emploi et de chômage empêchent la majeure partie de la classe ouvrière de sortir de la pauvreté. Pour arriver à boucler leur budget, les familles n’ont souvent d’autres choix que de faire travailler leurs enfants à un âge précoce. Malgré l’adoption de lois et de règlements qui encadrent le travail des enfants, force est de

124 Annick Germain, « L’émergence d’une scène politique : mouvement ouvrier et mouvements de réforme urbaine à Montréal au tournant du siècle — Essai d’interprétation », Revue d’histoire de l’Amérique française, 37, 2 (1983), p. 185. 125 « Alors que le taux global de mortalité infantile à Montréal variait aux alentours de 260 pour 1 000 entre 1896 et 1914, la ville de Toronto enregistrait des taux annuels moyens de 160 pour 1 000. Songeons qu'à la même époque, la mortalité infantile des soixante-dix-huit plus grandes villes d'Angleterre était aussi d'environ 160 pour 1 000, alors que la mortalité infantile urbaine en France, entre 1880 et 1897, variait entre 150 et 200 pour 1 000. Nous possédons également quelques données concernant les plus grandes villes nord-américaines pour l'année 1910. Observons que Montréal apparaît au troisième rang sitôt après deux villes reconnues pour leur forte population d'origine canadienne-française : Fall River et Lowell. » Martin Tétreault, « Les maladies de la misère — aspects de la santé publique à Montréal — 1880-1914 », Revue

d’histoire de l’Amérique française, 36, 4 (1983), p. 508.

constater que ce phénomène est loin de se résorber. Prenant conscience de ces enjeux, des mouvements de réformes urbaines s’organisent pour transformer l’administration municipale et promouvoir l’amélioration des conditions de vie de la population :

Au début, ils sont le fait de membres des classes dirigeantes anglophones mais leur base sociale se diversifiera par la suite, sans pour autant inclure de nombreux représentants des classes populaires. Comme dans la plupart des grandes villes nord-américaines, ces mouvements sont composés de « comités de citoyens » qui se forment à partir des années 1880 autour de thèmes aussi variés que la réforme de l'administration municipale, l'urbanisme, l'hygiène, le contrôle des monopoles dans les services d'utilité publique, la participation des femmes à la vie publique, les terrains de jeux pour les enfants des quartiers pauvres, etc.127

Malgré un programme de revendications ambitieux, les résultats obtenus par les forces réformistes demeurent plutôt minces à Montréal. Devant cet échec, une partie de la classe ouvrière, consciente de son importance, cherche à faire valoir ses intérêts de manière autonome. D’après Annick Germain, « la scène politique montréalaise semble servir de tremplin aux organisations ouvrières, leur permettant d'affirmer la présence de cette nouvelle force sociale que sont les ouvriers »128. Les organisations syndicales développent leur propre programme de réforme de la ville en revendiquant, notamment, l’abolition de la qualification foncière, l’introduction du scrutin proportionnel et la municipalisation des services d’utilité publique. Ces demandes sont portées par une multitude d’associations et de clubs politiques établis à l’échelle des quartiers. Cette situation n’est pas propre à Montréal. Comme le souligne Emmanuel Bellanger, l’espace urbain est densément occupé par une panoplie de groupes :

Les syndicats, les partis et leurs associations satellites se réclamant de la classe ouvrière se partagent l’espace urbain avec d’autres acteurs de la société civile, concurrents ou complémentaires des premiers. S’y mobilisent les sociétés de secours mutuels, les coopératives, les associations de défense [des] mal lotis, des locataires et des petits propriétaires, les ligues de défense de la natalité, de l’hygiène et de la famille, les associations de quartier, les organisations communautaires d’immigrés et les sociétés locales sportives et culturelles (…). Sans oublier, sur un autre registre, les œuvres missionnaires de catholicisme social et des autres institutions confessionnelles (…). Toutes ces organisations, y compris celles qui se présentent comme apolitiques sans l’être dans leurs pratiques, donnent forme à un mouvement social urbain hétérogène et éclaté, dont la fréquence des réactions et l’intensité des actions varient selon les

127 Germain, « L’émergence d’une scène politique », p. 192. 128 Ibid., p. 197.

traditions et les cultures des territoires soumis aux événements politiques, à la conjoncture économique et aux stratégies des organisations sociales129.

Si la consolidation de l’état canadien et de l’état québécois s’accompagne par la nationalisation progressive des pratiques des mouvements sociaux, la Ville demeure jusqu’au milieu des années 1930 l’un des lieux où la question sociale s’exprime avec le plus d’acuité. Alors que l’État social se développe peu à peu sous les pressions exercées par les acteurs de la société civile, les problèmes de chômage, d’itinérance et de pauvreté demeurent la plupart du temps régulés à l’échelle locale130. C’est dans cette optique que l’intervention des militants ouvriers peut être comprise à travers une « géographie des rapports sociaux »131 à l’échelle des lieux des travail et des différents quartiers qui composent la Cité. C’est dans cet espace politique, dont l’épicentre se trouve dans les faubourgs ouvriers situés à l’est du boulevard Saint-Laurent, que se déploie l’action des militants de langue française132.

Dans ce premier chapitre, nous verrons comment se structurent les réseaux militants regroupés autour d’Albert Saint-Martin avant 1918 en cherchant à comprendre de quelles façons et par quels moyens les socialistes et les libertaires francophones articulent leur action et nouent des alliances avec d’autres acteurs des milieux progressistes de la métropole. Nous évaluerons la portée subversive de leurs interventions et l’opposition qu’elle suscite de la part des autorités, en lien avec les rapports de force qui s’exercent dans l’espace politique montréalais. Par la suite, nous aborderons un moment crucial dans le développement des idées et des pratiques militantes en nous intéressant à la période 1914-1918, marquée par la guerre et la crise de conscription mais aussi par la révolution russe. Tout au long de ce chapitre, nous dresserons un portrait détaillé des individus

129 Emmanuel Bellanger, « Une question éminemment urbaine : les mouvements sociaux de la ville », Pigenet et Tartakowsky, dir., Histoire des mouvements sociaux, p. 546

130 En pleine crise économique, le Premier ministre du Canada, William Lyon Mackenzie-King déclare en 1922 que le chômage est « d’abord une question pour les individus en cause ; en second lieu, une question à régler entre les municipalités et leurs résidents ; et seulement quand les municipalités ne peuvent plus surmonter leurs difficultés devient- il un problème fédéral ». Cité par Lévesque, Virage à gauche interdit, p. 28.

131 Stanley B. Ryerson, « Le camarade Bethune », Comeau et Dionne, dir., Le droit de se taire, p. 163.

132 Le terme « espace politique » prendra ici le même sens que celui utilisé par Jean Vigreux dans son article sur le dirigeant communiste Waldeck Rochet. Vigreux utilise le concept d’« espace politique communiste » pour décrire le champ d’action des militants communistes dans la région de la Saône-et-Loire : « Ici, l'espace politique communiste est le monde des hameaux, des petits villages bressans ; pour intervenir sur ce champ d'action, les militants utilisent les moyens traditionnels de la gauche française ; ils se rendent sur les lieux de sociabilité villageoise ». Jean Vigreux, « Waldeck Rochet : l'ascension d'un militant communiste dans l'entre-deux-guerres », Wolikow, dir., « Écrire des vies », p. 101. L’espace politique désigne un territoire – physique et symbolique - où s’exercent des rapports de force, où se manifeste le pouvoir, dans lequel les acteurs politiques interviennent et s’affrontent. Il ne renvoie pas nécessairement aux délimitations prescrites par le cadre politique de la démocratie libérale (ex : circonscription électorale). Nous pouvons donc l’examiner du point de vue de la « politique populaire », distincte et alternative à la politique instituée.

constituant ces réseaux dans une approche sociobiographique. Ce travail d’analyse nous servira d’ancrage comparatif afin d’évaluer les particularités du milieu communiste libertaire pendant l’entre-deux-guerres, mais aussi de mieux saisir l’itinéraire des militants et des militantes qui en font partie133.

1.3 Albert Saint-Martin et les transformations du champ politique