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Plan de la thèse

Chapitre 1. Les militants socialistes et libertaires de langue française à Montréal, 1906-

1.7 Portrait des militants de langue française pendant la guerre, 1914-

1.7.3 De nouveaux acteurs ?

Lui-même engagé dans la bataille contre la conscription, le journal Le Devoir publicise la tenue de ces assemblées et offre un compte-rendu détaillé de chacune d’entre elles. Il ressort de cette lecture divers constats sur les acteurs clés de ces mobilisations. On remarque que la présence d’Albert Saint-Martin s’efface à partir du mois de juin 1917 jusqu’au début de l’année 1919, au point où certains journalistes vont jusqu’à affirmer que le « chef socialiste » n’est pas apparu en public pendant la guerre326. Si celui-ci conserve une adresse à Montréal, plusieurs indices nous portent à croire que Saint-Martin partage son temps entre la métropole et la

325 Les locaux socialistes que nous avons trouvés pour la période 1914-1918 sont situés au 22, Sherbrooke Est (août 1916), le 98, City Councillors (local de la section anglaise du PSC, 1916-1918), le 301, Saint-Dominique (Socialist Party – PSD ? - 1915-1918, puis section française du PSD, 1918), le 314, Sainte-Catherine Ouest (Social Democratic Party Workers Educational Society, 1918) et le 37, Prince-Arthur Est. Cette adresse héberge plusieurs syndicats de l’industrie du vêtement, dont l’Amalgamated Clothing Workers Union où s’impliquent de nombreux militants socialistes associés au PSD dont Michael Buhay et Albert Duquette. La salle Prince-Arthur, située au 29, Prince-Arthur Est, sert aussi de lieu de rassemblement, notamment lors des manifestations du 1er mai. Toutefois, rien ne nous permet d’affirmer que les socialistes de langue française y tiennent des activités sur une base régulière.

région des Laurentides327. En juin 1918, Saint-Martin reprend contact avec le Parti socialiste du Canada en s’abonnant à son journal, le Western Clarion. Il habite alors à Lac-David, un village situé non loin de la coopérative La Kanado328.

En l’absence de Saint-Martin, d’autres militants prennent la relève. Chez les socialistes présents à ses côtés avant la guerre, Henri Mathurin et Edmond Simard sont sans doute ceux qui furent les plus visibles pendant la crise de la conscription. Contrairement aux jeunes « antis », tous les deux sont des ouvriers. Mathurin (1885- 1952) travaille dans une manufacture de tabac. Membre du local 58 de l’Union internationale des cigariers, il est impliqué dans la FCOM et occupe le poste de secrétaire lors de l’assemblée de fondation de la section québécoise du POC en novembre 1917. Quant à Simard (c1881- ?), c’est un forgeron impliqué lui-aussi dans la FCOM. Au sein du club ouvrier fédéré de Tétraultville, quartier où il réside, Simard s’oppose d’abord à la mise du pied du POC, convaincu que les directions syndicales vont prendre le contrôle du nouveau parti et le placer sous la tutelle du gouvernement. Au mois d’octobre 1918, Simard est élu sur l’exécutif de la FCOM en compagnie de deux militants « antis » qui se sont rapprochés des socialistes, Gaston Pilon et Fernand Villeneuve329.

Signe de son importance au sein du mouvement, Simard est l’objet d’une surveillance policière étroite pendant l’été 1917. C’est aussi le cas de Paul Lafortune. Ce dernier est de loin l’orateur le plus actif pendant la crise de la conscription comme l’atteste sa présence dans au moins 18 assemblées publiques entre le mois de mai et le mois d’octobre 1917, soit deux à trois fois plus que la plupart des autres militants présents dans notre échantillon. Qualifié de « nationaliste » par un informateur de la police du Dominion, Lafortune devient le premier militant « anti » à adhérer officiellement à la section française du PSC à la fin de l’année 1917.

Comme nous pouvons l’observer, la crise de la conscription permet à de nouveaux militants de développer leurs talents d’organisateurs et de propagandistes. Force est de constater que cette dynamique est essentiellement masculine. Une seule femme, Mathilde Prévost – Mme Salomon Larocque –, apparait dans les comptes rendus

327 D’après l’annuaire Lovell, Saint-Martin demeure au 241, rue Saint-Hubert pendant toute la durée de la guerre. Mais selon des rapports de surveillance policière produits après 1918, celui-ci à l’habitude de quitter Montréal pendant l’été pour se rendre sur les terres cultivées sur une ferme qu’il possède au nord de Montréal, vraisemblablement celles de la coopérative La Kanado.

328 Claude Larivière arrive sensiblement aux mêmes conclusions dans sa biographie d’Albert Saint-Martin (p. 193-194). 329 « Nouvelles ouvrières », Le Soleil, 3 octobre 1918, p. 7.

des assemblées auxquelles participent les socialistes de langue française entre 1914 et 1918. Le 15 juillet 1917, elle partage la tribune avec une demi-douzaine d’autres militants de gauche lors d’une assemblée anticonscriptionniste au Carré Papineau. L’une des organisatrices du PSD à Montréal, Rebecca Buhay, est présente à ses côtés. Devant une foule nombreuse, « [ces] deux femmes socialistes ont mêlé leurs arguments à ceux des hommes. Elles reprochent, conformes en cela aux doctrines socialistes, aux capitalistes d’être les seules causes de la guerre, dénoncent l’autocratie de la mesure militariste de la conscription et recommandent aux ouvriers de tenir en leur pouvoir le gouvernement et l’autorité »330. Tout comme les autres militants de langue française, Mathilde Prévost s’investit d’abord au sein de la FCOM avant de se joindre au Parti ouvrier. Elle prononce d’ailleurs un discours lors du congrès de fondation du POC au mois de novembre 1917331. Prévost poursuit cette implication tout au long de l’année 1918, multipliant les interventions lors des assemblées de propagande organisées par le parti332 avant d’être élue comme 2e vice-présidente de l’organisation lors de la convention tenue à Montréal le 14 décembre 1918333. Son retrait de la vie militante vers la fin de l’année 1919 ne sera comblé par l’arrivée d’autres femmes qu’à la fin des années 1920.

1.8 Conclusion

La Première Guerre mondiale a un impact décisif sur les militants socialistes de langue française à Montréal. Cette période d’agitation sociale et politique modifie le jeu des alliances parmi les milieux progressistes de la métropole. Le champ politique révolutionnaire se transforme radicalement, provoquant l’abandon de certaines pratiques et l’adoption de nouveaux axes discursifs. Au contact du mouvement anticonscriptionniste, les socialistes parviennent à rejoindre une partie de la population ouvrière jusqu’alors peu réceptives à leurs idées. Au plus fort de la crise de la conscription, ces militants arrivent à mobiliser des milliers de personnes, soir après soir. Ils réussissent aussi à se faire entendre auprès des militants les plus à gauche du mouvement syndical en investissant la Fédération des clubs ouvriers municipaux et le POC, deux formations politiques où les socialistes occupent des postes de responsabilité.

330 « Trois moyens de résister », Le Devoir, 16 juillet 1917, p. 3.

331 « Les ouvriers ne mettront pas de candidats sur les rangs », Le Canada, 5 novembre 1917, p. 10.

332 Elle prend notamment la parole devant les membres du club ouvrier Saint-Édouard au mois d’août 1918 : « L’ouvrier aujourd’hui, plus que jamais, a dit Mme Larocque, doit ouvrir les yeux, afin de voir de quelle manière ses intérêts sont défendus et sauvegardés par les autres partis politiques, les libéraux aussi bien que par les conservateurs. Il est temps que les travailleurs s’emparent résolument de leur gouvernail, sur le navire de l’État, s’ils ne veulent pas être jetés par- dessus bord ». Voir à ce sujet : « Nouvelles ouvrières », La Presse, 12 août 1918, p. 3.

Lorsque la guerre prend fin avec la signature de l’armistice le 11 novembre 1918, les militants socialistes de langue française savent encore peu de choses de la révolution d’Octobre et des thèses défendues par les bolchéviques. Tout au plus savent-ils qu’une révolution ouvrière est en marche et que les socialistes y jouent un rôle prédominant. Leurs sources d’information sont éparses : à peine ont-ils accès à quelques textes et entrevues avec Lénine diffusés au compte-goutte dans les journaux ouvriers de langue anglaise ou les articles – souvent incomplets ou sensationnalistes – reproduits dans la presse nord-américaine.

C’est véritablement au début de l’année 1919, alors que reprennent les échanges avec leurs camarades européens, que les militants socialistes regroupés autour d’Albert Saint-Martin affirment leur adhésion au « bolchévisme » ou du moins à son image déformée par le prisme des transferts politiques transnationaux. Ces prises de positions s’accompagnent d’une évolution de leur identité comme groupe. Ces changements s’effectuent sur une très courte période, laquelle reste marquée par une vague de grèves sans précédent dans l’histoire québécoise et canadienne : la révolte ouvrière de 1919-1921.

Chapitre 2. Les transformations du champ politique