• Aucun résultat trouvé

La révolution d’Octobre et son impact sur le champ politique révolutionnaire

Plan de la thèse

Chapitre 1. Les militants socialistes et libertaires de langue française à Montréal, 1906-

1.6 Les années de guerre, 1914-

1.6.2 La révolution d’Octobre et son impact sur le champ politique révolutionnaire

Dans la nuit du 7 novembre 1917, les Gardes rouges se lancent à l’assaut du palais d’Hiver de Petrograd et prennent le contrôle de la capitale russe. Le gouvernement provisoire est dissous : la révolution d’Octobre est en marche, consacrant la prise du pouvoir d’État par les bolchéviques. Trois mois plus tard, une grande assemblée est organisée au Monument national, présidée par Michael Buhay. Devant une salle « archicomble », le syndicaliste torontois James Simpson, qui revient d’une conférence socialiste internationale tenue à Londres, lance un vibrant plaidoyer en faveur de la révolution russe :

M. Simpson parla des révolutionnaires russes et dit que leurs noms sont universellement acclamés dans les milieux ouvriers anglais, surtout à Londres. M. Simpson dit que les ouvriers anglais souhaitent la paix, non pas une paix déshonorante ou humiliante, mais une paix démocratique, durable et basée sur la fraternité des peuples. À l’issue de l’assemblée, plusieurs auditeurs se levèrent et posèrent diverses questions à l’orateur. Plusieurs lui reprochèrent d’avoir voté en faveur de la conscription en Canada, lors du dernier congrès ouvrier, à Ottawa. M. Simpson s’en défendit. Comme les interruptions devenaient très vives, le président crut sage de lever la séance298.

Les premiers réseaux d’appuis à la révolution d’Octobre se manifestent dans les communautés immigrantes de Montréal au printemps 1918. Au mois d’avril, le journal du PSD annonce qu’un groupe de « maximalistes » montréalais se prépare à rentrer en Russie pour participer à la révolution. C’est aussi à cette période que paraissent à Montréal les premiers numéros du bulletin Labor, rédigé en anglais par un jeune militant révolutionnaire juif d’origine russe, Isidore Boltuck. Dans le numéro du mois de mai 1918, Boltuck proclame son adhésion aux principes défendus par les bolchéviques et reproduit la traduction d’une longue entrevue avec Lénine. Dans son éditorial, Boltuck écrit : « (…) we the rebels of the world are thrilled by the voice and laughter of new and free Russia, we are quickened by the revolutionary rays gradually dispelling the centuries’

298 « Nouvelles ouvrières », La Presse, 18 février 1918, p. 12. Voir également : « Les buts de guerre du prolétariat anglais »,

accumulated clouds of tradition, reaction, and stagnation. There the peasants, workers and soldiers are coming to their own. The heritage of ages is restored to its legitimate offspring »299. Avec ses 3000 copies, Labor devient rapidement le journal socialiste le plus diffusé dans l’Est du Canada et l’un des premiers à appuyer la révolution d’Octobre.

Ces interventions ne passent pas inaperçues. Le 28 juillet 1918, une assemblée organisée par le PSD à laquelle participent près de 700 personnes se termine par une intervention policière. Une quarantaine de militants, tous issus de l’immigration, sont arrêtés par la police du Dominion300. Depuis les émeutes de Québec d’avril 1918, les autorités resserrent leur surveillance des milieux opposés à la guerre alors que les rumeurs concernant l’existence de camps d’entrainement composés de déserteurs canadiens-français, d’agents allemands et de « bolchévistes » font surface dans la presse301. La volonté affichée par la Russie de négocier un traité de paix avec l’Allemagne provoque l‘hostilité des autorités canadiennes, mais aussi de plusieurs dirigeants des unions internationales qui soutiennent l’effort de guerre. Dans les pages du Monde ouvrier, on dénonce les « anarchistes » et les « matamores » qui se manifestent « depuis le début de la guerre » dans les conventions du CMTM : « Ce sont des abus du même genre qui mettent actuellement en péril l’avenir de la révolution russe. Pas d’exaltés dans nos organisations, ils nous mèneraient comme les chefs bolsheviks au pire des désastres »302.

Pour leur part, les partisans de la révolution russe n’hésitent pas à critiquer ouvertement les orientations prises par les dirigeants du CMTC, lesquels refusent d’emboiter le pas aux propositions de grève générale pour agir efficacement contre la conscription. Au sein du POC, les militants socialistes de langue française commencent aussi à affirmer des positions anticapitalistes et pro-bolchéviques303. Des leaders syndicaux sont vertement critiqués lors de leurs interventions publiques. C’est notamment le cas du président de l’Association internationale des machinistes, William H. Johnston. Lors d’un discours prononcé à Montréal au mois de septembre 1918, il défend l’idée qu’aucune grève n’est envisageable aux États-Unis comme au Canada tant que la guerre se poursuit en Europe. D’après le journal La Presse, « M. Johnston, dans son discours, fut

299 « The First of May », Labor, 1, 2 (mai 1918), p. 1.

300 « Canadian Russ Support Republic of Bolsheviki », The Quebec Telegraph, 29 juillet 1918, p. 6. Voir également : « Une réunion bolshéviste interrompue », La Presse, 29 juillet 1918, p. 11.

301 « Un groupe aux allures hostiles », Le Devoir, 11 avril 1918, p. 2. 302 « Des attaques injustes », Le Monde ouvrier, 21 septembre 1918, p. 1.

303 « Still Vexed over Congress Vote », The Gazette, 23 septembre 1918, p. 7. Voir également : « Nouvelles ouvrières »,

violemment et souvent interrompu. On alla jusqu’à lui demander pourquoi les Alliés allaient faire la guerre aux Bolshevikis, en Russie. L’orateur répondit que les Bolshevikis sont des anarchistes qui ne constituent pas un gouvernement régulier. Les interpellations devinrent si nombreuses qui le président Foster, ne pouvant ramener le silence, déclara la séance close »304.

À la fin du mois de septembre 1918, la répression des mouvements de gauche se durcit. Le gouvernement canadien décrète l’interdiction de 13 organisations « révolutionnaires » dont le PSD et l’IWW. Les publications et les rassemblements dans les langues « ennemies » sont également suspendus « tant que le Canada serait en guerre ». Ces ordonnances donnent des pouvoirs accrus aux forces de l’ordre dans leur lutte contre la « menace bolchévique » en limitant de façon drastique la liberté d’expression. En vertu du décret CP 2384, « Tous livre [sic], journaux, lettres, écrits, imprimés, feuilles, affiches, publications ou documents de nature quelconque émis par ou pour une association illégale ou préconisant sa propagande, peuvent être saisis par mandat par tout agent de la paix, agent de police ou constable, ou par toute personne autorisée par le ministre, et peuvent être confisqués par Sa Majesté ». Les personnes trouvées coupables d’infraction s’exposent à une peine de cinq ans de prison et jusqu’à 5000$ d’amende. Après de vives protestations, le PSD est retiré de la liste quelques mois plus tard, mais sa presse est muselée et ses activités ne peuvent se tenir qu’en anglais et en français alors que sa base militante est principalement composée d’immigrants.

Pendant que la guerre tire à sa fin, les militants de gauche ne rament plus à contresens : ils sont, pour un temps, « dans le courant de la crise sociale engendrée par la guerre et la révolution russe »305. Au Québec comme ailleurs, socialistes et anarchistes sont en phase avec les luttes populaires et profitent de « l’élan révolutionnaire » ambiant et du « réveil explosif des sentiments de classe » pour nouer des alliances avec des milieux jusqu’alors réfractaires à leurs idées306. La manifestation du 1er mai 1918 reflète bien cet état d’esprit. Malgré la présence de nombreux policiers chargés de faire respecter les décrets adoptés par le gouvernement fédéral en vertu de la Loi des mesures de guerre, plus de 1000 personnes prennent la rue, drapeau rouge au vent. Le journal The Gazette indique que les Canadiens-français forment le groupe le plus nombreux, ce qui constitue un précédent. On rapporte la présence de plusieurs militants anticonscriptionnistes comme Fernand

304 « Nouvelles ouvrières », La Presse, 24 septembre 1918, p. 7.

305 Annie Kriegel, Aux origines du communisme français, 1914-1920 : contribution à l’histoire du mouvement ouvrier

français, tome 2, Mouton, Paris, 1964, p. 353.

Villeneuve, Paul Lafortune et Alphonse Bernier, lesquels ont fait campagne au sein de la FCOM pour que les clubs ouvriers participent à la manifestation307.

Cette vague d’agitation ne se limite pas à Montréal. L’effet combiné de la guerre et de la révolution russe, jumelé à la multiplication des conflits de travail dans divers secteurs industriels « sensibles », servent d’électrochoc dans d’autres régions du Canada308. Des vents contraires freinent toutefois sa progression. La surveillance et la répression des milieux révolutionnaires s’amplifient, mobilisant toute une panoplie d’acteurs gouvernementaux309. Au sein du mouvement syndical, le fossé se creuse entre les dirigeants ralliés à l’effort de guerre et une partie de la base militante qui refuse la conscription310. Au contact de ce mouvement social extraparlementaire, une nouvelle cohorte de militants se forme. Plusieurs auteurs ont souligné qu’au Canada, cette génération prend peu à peu la place de celle d’avant-guerre311. Toutefois, ce constat doit être nuancé en regard du parcours des socialistes de langue française après 1918.

1.7 Portrait des militants de langue française pendant la guerre,