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Plan de la thèse

Chapitre 3. Un mouvement à la croisée des chemins, 1924-

3.2 L’Association révolutionnaire Spartakus et l’Université ouvrière, 1924-

3.2.4 Les débuts de l’Université ouvrière, 1925-

Au cours de l’été 1925, les militants de l’ARS formalisent le fonctionnement de leurs réunions publiques hebdomadaires en mettant sur pied l’Université ouvrière (UO), un forum de débat reprenant sensiblement la même formule que les assemblées « publiques et contradictoires » organisées depuis près de vingt ans dans les milieux progressistes de Montréal. Son nom s’apparente à celui du Labor College. Si des similitudes existent entre ces deux initiatives, qui visent à émanciper la classe ouvrière par l’éducation, l’UO s’adresse d’abord et avant tout aux travailleurs francophones, qu’ils soient d’origine canadienne-française ou immigrante, alors que la programmation du Labor College se déroule presqu’exclusivement en anglais.

Les premières rencontres de l’UO se tiennent les dimanches en après-midi au 222, boulevard Saint-Laurent, non loin d’un marché public où les communistes vont haranguer la foule pour inviter les passants à assister à leurs conférences571. Située au deuxième étage du restaurant Capitol Lunch, la salle est utilisée depuis près de quinze ans comme lieu de rencontre par des militants socialistes572. D’après les recherches menées par l’historienne Andrée Lévesque, « The Université ouvrière got its charter under the Loi des bibliothèques et des instituts d’artisans, c.256, S.R.Q. 1925. The first administrators were Évariste Dubé, president, Télesphore Galarneau, treasurer, Conrad Dumas, secretary, Zotique Langlois, organizer, Louis Pelletier, Roméo Boisclair,

570 Manfredonia, Unité et diversité de l’anarchisme, p. 21.

571 À la suite des changements survenus dans la numérotation des immeubles à Montréal, le 222, boul. Saint-Laurent devient le 1108, boul. Saint-Laurent vers 1926.

572 La Progressive Library and Reading Room (1909) et le PSC (1910-) y ont notamment élu domicile avant la Première Guerre mondiale. Au sujet de la Progressive Library and Reading Room, animée par des militants du PSC, voir : IISH, Fonds Freedom Press, boite 456-465, Correspondance (1902-1919).

Émile Godin, Charles Godin, and Albert Saint-Martin »573. On peut se questionner sur les raisons qui poussent les militants de l’ARS à se placer sous la juridiction de cette loi provinciale adoptée en 1851 pour encadrer le fonctionnement des bibliothèques et des « mechanic’s institute »574. La création d’une corporation dûment enregistrée a sans doute facilité la location d’un local et l’acquisition de biens et meubles. Elle leur permet aussi d’imposer un droit d’entrée aux conférences et de pouvoir recouvrer devant les tribunaux des sommes qui pourraient leur être dues. Plus fondamentalement, l’incorporation assure aussi aux administrateurs de conserver le plein contrôle sur l’organisation ainsi formée et de se protéger contre les vicissitudes financières. Les déboires du Labor College ont peut-être incité Albert Saint-Martin et ses camarades à privilégier cette formule. Après avoir servi de lieu de formation pour les militants du PCC-WP, le Labor College subit les contrecoups de la lutte interne qui déchire la section québécoise du POC, menant au départ de ses membres fondateurs et la reprise en main du lieu par des militants socialistes au cours des années 1920.

La mise sur pied de l’UO ne semble inquiéter ni la police, ni les autorités. Près de deux ans s’écoulent avant que les assemblées de l’UO n’attirent l’attention de Paul Cazeau, un chroniqueur du journal catholique d’extrême droite La Croix. Dans le premier d’une longue série d’articles, celui-ci décrit en détail ce qu’il observe sur place :

Le dimanche, 7 août, malgré la chaleur humide qui écrasait Montréal, les communistes tinrent leur assemblée ordinaire. Un jeune échappé se rendit au marché Saint-Laurent pour racoler des gens. Les « camarades » Galarneau et Lacombe prirent la parole. Ces deux orateurs nous dirent qu’ils ne prêchaient pas moyennant finance. Ils le répétèrent tant et tellement que je finis par les soupçonner de mensonge, mais passons. Les auditeurs furent invités à descendre au numéro 1108 rue Saint-Laurent où une conférence suivie de questions et de réponses devait être prononcée. Je m’y rendis.

Après monté un sale escalier où deux annonces de Juifs s’étalaient sur les contremarches, je débouchai dans une salle pouvant contenir environ 300 personnes. Pour y pénétrer, les communistes, ces « stigmatisateurs » du capital, nous obligent à payer cinq sous. Histoire de payer les dépenses, à ce qu’ils disent. En face de la porte, appuyée au mur s’étale une guenille rouge portant cette inscription : « Poste communiste ; Local no. 1 ». Dans une espèce de trou, de biais avec la guenille, se cache la bibliothèque, car on a une bibliothèque, pas très considérable si l’on veut, 300 volumes environ ; mais ces 300 volumes, on les fait circuler ! De plus, le bibliothécaire, une petite femme qui fait des farces sur le dos de Sainte-Thérèse, vend des tracts

573 Andrée Lévesque, « Red Scares and Repression in Quebec, 1919-39 », Barry Wright, Eric Tucker et Susan Binnie, dir.,

Canadian State Trials Volume IV. Security, Dissent, and the Limits of Toleration in War and Peace, 1914-1939, Toronto,

University of Toronto Press, 2015, p. 316.

574 Au sujet du développement des bibliothèques et des « mechanic’s institute » au Canada, voir notamment : Yvan Lamonde, Peter F. McNally et Andrea Rotundo, « Les bibliothèques publiques et l’émergence d’une culture publique », Yvan Lamonde, Patricia Fleming et Fiona A. Black, dir. Histoire du livre et de l’imprimé au Canada, v. 2. De 1840 à 1918, Montréal, PUM, 2005, p. 262-285.

antireligieux et antisociaux (…) à 5 sous chacun, 6 pour 25 sous. Deux nudités et deux gravures (l’une portant une torche, l’autre un marteau passé dans une faucille), décorent les murs. Quelques tables, des chaises, des bancs, un piano complètent l’ameublement. Dans l’auditoire, une quarantaine de personnes aux yeux louches, on remarque 4 ou 5 femmes et quelques « habitants »575 émigrés en ville. (…)

Un autre jeune excité, à la cravate rouge, vint nous donner le programme. Après l’élection du président et le chant de « l’Internationale », il nous débita sa conférence sur les Soviets de Russie (on prononce soviette, en communisme). Il nous apprit dans un déluge de « comme on dit », « comme vous voyez », que les ouvriers russes sont les plus heureux de la terre, que les ouvriers canadiens pourront jouir du même bonheur sans verser trop de sang et qu’ils en jouiront, car les communistes sont à former une pléiade de jeunes orateurs pour faire une propagande des plus actives. (…)

Un jeune Italien prononça un discours en mauvais français. Si je compris bien, il est de descendance catholique ; mais plus intelligent que son père, il est communiste depuis qu’un livre révolutionnaire lui a « ouvert l’esprit » ! Il nous apprit encore que l’on devait tuer le capitaliste, car il n’a jamais rien produit, que le patriotisme était « une invention de curés et de capitalistes ». Il termina en demandant d’envoyer un télégramme pour protester contre l’exécution de Sacco et Vanzetti.

Suivirent les commentaires du « camarade » Galarneau. Cet homme est un vrai caméléon : il fut catholique, conservateur, libéral, nationaliste ; de ce temps-ci, il est communiste athée. Il propage ses théories dans le « faubourg de Québec » où « lève une généreuse moisson »576.

Malgré son ton résolument polémique et ses références antisémites, cet article met en relief plusieurs éléments centraux des pratiques développées par l’ARS. Située sur la principale artère commerciale de la métropole, l’UO remplit plusieurs rôles essentiels : espace dédié à l’éducation de la classe ouvrière, local permettant la diffusion de propagande, lieu de sociabilité politique. Le 1er mai, l’UO sert de point de rendez-vous aux militants de l’ARS qui convergent ensuite vers le lieu de la manifestation. La salle est également utilisée pour tenir des soirées culturelles577 où alternent les discours politiques, la musique et les chants révolutionnaires comme

l’Internationale, Spartacus ou l’Armée des travailleurs, une pièce composée par le pianiste montréalais Léo

Lamontagne578.

575 Le terme « habitant » désigne une personne demeurant à la campagne et cultivant la terre.

576 Paul Cazeau, « Deux assemblées communistes à Montréal », La Croix, 27 août 1927, p. 1.

577 D’après la GRC, « (…) St-Martin and his followers had a celebration of the 10th anniversary of the Russian Soviet Government on Nov. 6th [1927] at his Hall over the Capital [sic] Cafe on St. Lawrence Main near Dorchester St., about 150 people were present. Revolutionary songs were sung and there was other music, and speeches were made ». BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00352, RCMP, Communist Party of Canada – French Branch, Supp. 1, Vol. 7, 7 novembre 1927, p. 81.

578 L’armée des travailleurs est une « chanson d’actualité » dédiée à la révolution russe et à la lutte anti-impérialiste en Chine. Reprise dans les assemblées de l’Université ouvrière dès 1927, sa partition est conservée dans les dossiers de la GRC. BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00352, RCMP, Supp. 1, Vol. 8, p. 127-129. Un extrait de la partition se trouve dans l’annexe A de notre thèse.

L’Université ouvrière possède une bibliothèque accessible au public, ce qui indique que le groupe s’est structuré et se stabilise. Celle-ci est placée sous la responsabilité de Carmen Gonzales, une militante originaire des Antilles. Tout comme elle le faisait au sein de l’EPA, Gonzales s’occupe aussi de la vente de brochures anarchistes et anticléricales dont Cazeau fournit une liste exhaustive dans l’un de ses articles579. Importées de France par Paul Faure, la plupart d’entre elles sont éditées par le Groupe de propagande par la brochure, animé par des militants de l’Union anarchiste et de la Librairie sociale, ou encore par l’anarchiste-individualiste E. Armand avec lequel Faure entretient une correspondance jusqu’à son décès dans les années 1950580.

Cazeau rapporte également que des membres de l’UO distribuent au porte-à-porte le pamphlet Le Christ au

Vatican, un court texte satirique écrit par Victor Hugo en 1862 qui se conclut par les strophes suivantes :

Leur pouvoir qu’ils nomment temporel, J’en jure par mon sang, est loin d’être éternel ; Cette puissance tyrannique,

Et dont le ridicule égale l’odieux ; Cette exécrable Église catholique,

Je l’écraserai, moi, Jésus, du haut des cieux !581

En se penchant sur les thèmes de ces publications, nous constatons que l’anticléricalisme et l’athéisme surpassent très nettement tous les autres, marquant une évolution par rapport aux premières années d’après- guerre où prédominent les références à la révolution russe. Nous y voyons le signal, parmi d’autres, que les références culturelles du groupe sont en train de changer.

579 Paul Cazeau, « Leurs ordures littéraires », La Croix, 5 novembre 1927, p. 1.

580 Jésus-Christ n’a jamais existé (Bossi) ; Pourquoi je ne crois plus en Dieu (Émile Chapelier), L’amour, la femme et l’enfant (Raoul Odin), Les principes humanitaristes et l’Internationale des intellectuels (Eugen Relgis), Immoralité du mariage (René Chaughi), Dieu n’existe pas (Dikran Elmassian), Le grand fléau c’est le christianisme (A. Satterthwhaite), L’absurdité

« Dieu » (Bakounine), La prière de l’Athée (H. Spencer), L’Évangile de l’Heure (Paul Berthelot), L’action révolutionnaire dans la Révolution (Kropotkine), Évolution et Révolution (Élisée Reclus). Une liste complète des brochures anarchistes

diffusées à Montréal pendant l’entre-deux-guerres apparait en annexe D de notre thèse.

581 De nombreuses éditions de ce texte existent. Cette citation provient d’une version diffusée à Montréal avant la Première Guerre mondiale conservée à l’Institut international d’histoire sociale (IIHS) d’Amsterdam sous la référence F710 / 574 C.

Les articles publiés par Cazeau entre le mois d’août 1927 et le mois de juin 1928 n’ont qu’un seul but : démasquer l’UO pour obtenir sa fermeture. En ce sens, le journal La Croix emploie les mêmes procédés que ceux utilisés avec succès par les milieux catholiques « intransigeants » contre le cercle Alpha Omega avant la Première Guerre mondiale582. De nombreux parallèles existent d’ailleurs entre ces deux groupes. Tout comme le cercle Alpha Omega, l’Université ouvrière accorde une grande importance à la critique religieuse en ayant recours à une approche scientiste. Comme le souligne l’historienne Claire Auzias dans son étude sur le mouvement libertaire lyonnais pendant l’entre-deux-guerres, le scientisme « (…) représente l’espace fragile des quêtes intellectuelles »583 en prétendant résoudre les problèmes philosophiques par la science. Les thèmes des assemblées rapportées par Cazeau traduisent d’ailleurs cette orientation : plus de la moitié des conférences portent sur l’inexistence de Dieu, l’origine de l’univers et la théorie de l’évolution des espèces, combinant la pensée de Charles Darwin et d’Herbert Spencer à celle de Karl Marx ou de Sébastien Faure, un auteur anarchiste français dont les brochures connaissent un réel succès à Montréal. S’ils peuvent compter sur la présence occasionnelle d’intellectuels sympathiques à leurs idées584, les membres de l’Université ouvrière sont volontiers autodidactes. Foncièrement rationalistes, ils entendent montrer les incohérences du discours et des pratiques religieuses en faisant appel à l’autorité de la « science » ou du moins à leur compréhension de celle- ci.

Si la campagne du journal La Croix n’entraine aucune conséquence à court terme pour l’UO et ses militants585, leurs attaques répétées contre le clergé provoqueront une forte réaction de la part de l’Église catholique et de ses alliés politiques. Le nouveau local de l’UO situé sur la rue Craig est saccagé en octobre 1930 par des étudiants de l’Université de Montréal qui brûlent le mobilier et les livres de la bibliothèque586. Alors que la police

582 L’éditeur de La Croix, Joseph Bégin, est d’ailleurs le gendre de Jules-Paul Tardivel, propriétaire du journal La Vérité qui s’était attaqué aux militants socialistes, anarchistes et libres penseurs avant la Première Guerre mondiale.

583 Auzias, Mémoires libertaires, p. 261.

584 Nous pensons au Dr Jean Delâge, lequel prononce une conférence à l’Université ouvrière en 1927. Le Dr Delâge, qui rentre d’un séjour de trois ans à Paris, est professeur d’anatomie à la faculté de médecine de l’Université de Montréal. Il est le frère de Victor Delâge, l’un des avocats d’Albert Saint-Martin, et d’Achille Delâge, un avocat qui représente les membres de la One Big Union à Nominingue au début années 1920. Voir à son sujet : « Mort subite d’un célèbre anatomiste », La Presse, 7 avril 1953, p. 13.

585 Au mois de mai 1928, l’Université ouvrière change toutefois de local, passant du boulevard Saint-Laurent à la rue Craig.

La Croix attribue ce déménagement au succès de sa campagne, mais aucune autre source ne permet d’appuyer cette

affirmation.

586 « Les universitaires auraient endommagé un club communiste », La Patrie, 27 octobre 1930, p. 3. D’après un article publié dans le même journal en 1934, 3000 livres auraient été brûlés au Champ de Mars, un piano et un gramophone auraient été détruits, engendrant des pertes de 5600$ en dommages. Voir : « Écho d’une émeute en cour d’Appel », La

Patrie, 22 octobre 1934, p. 30. Albert Saint-Martin intente une poursuite au nom de l’UO contre le service de police de la

ville de Montréal, à qui il reproche de ne pas être intervenu. La demande est rejetée par le tribunal. Voir : « La ville de Montréal n’aura rien à payer à l’Université ouvrière pour ces dommages », La Patrie, 1er avril 1933, p. 15. La cause est

fédérale concentre toutes ses énergies à contrecarrer le PCC, les milieux catholiques vont se mobiliser et faire pression sur le gouvernement provincial afin qu’il intervienne pour fermer définitivement l’UO.