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Les trois types de multicausalité

Il est important enfin de préciser que la multicausalité peut répondre à une autre logique que celle d’une multiplicité des fonctions (multicausalité fonctionnelle) : la multiplicité des causes remplissant une même fonction. C’est le sens le plus courant de la notion de

Cd

Cp

Cp

Cp

Cp

Ca

Cs

E1

E3

E4

E2

E

cause distale cause proximale

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

multicausalité, que l’on retrouve par exemple dans la sociologie compréhensive de M. Weber. La cause qui produit le comportement peut être multiple en ceci qu’elle imbriquerait à la fois un calcul rationnel sur les moyens adéquats (action rationnelle en finalité), le souhait de se conformer à une injonction morale (action rationnelle en valeur), un affect (action émotionnelle) et une simple habitude de comportement (action traditionnelle). On parlera alors de multicausalité intrafonctionnelle.

Nous avons pour le moment volontairement laissé de côté la question des causes agissant sur les causes directes du phénomène (Cp, Ca, Cd et Cs) et entrant alors d’une certaine manière dans l’explication de celui-ci. Ce que nous cherchons à établir, c’est la possibilité ou l’impossibilité de hiérarchiser les différents types de causes. Or, dès lors qu’une cause 2 agit sur la cause 1 qui produira le phénomène P à expliquer, la cause 2 (dite de deuxième niveau) n’est plus relative au phénomène P à expliquer mais à P’ qui est la cause 1 (dite de premier niveau). Précisons que la fonction de prédisposition, comme l’ont montré Jackson et Pettit, se distingue de cette cause de deuxième niveau en ce qu’elle est, non plus du point de vue causal mais du point de vue explicatif, de premier niveau. En effet, les types de causes distingués ci-dessus sont tous relatifs à un même phénomène à expliquer, elles sont donc toutes des causes de premier niveau. Les fonctions d’autorisation, de prédisposition ou de sélection, bien qu’ayant un rôle causal moins direct que la production n’impliquent pas d’en passer par un autre phénomène à expliquer, elles accompagnent, modulent, complètent le processus de production.

Il va sans dire que la recherche de causes de deuxième niveau peut s’avérer tout à fait pertinente dans l’explication d’un phénomène, notamment quand celles-ci jouent un rôle déterminant dans l’explication de la cause de premier niveau. En ce sens on peut parler d’un troisième type de multicausalité, qu’on nommera vertical, en référence à la multiplicité des niveaux de causes en jeu dans l’explication. L’intérêt de ce concept est d’insister sur les gains d’intelligibilité réalisés par une explication à plusieurs niveaux. Cette théorisation implique cependant qu’on détermine les critères précis quant au niveau auquel l’explication doit s’arrêter. Or cette tâche nous paraît particulièrement ardue et probablement beaucoup trop contingente pour avoir une réelle portée méthodologique.

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

Chapitre II – L’explication de l’action

Les concepts centraux de notre objectif épistémologique (produire une explication causale d’un phénomène) étant fixés, intéressons-nous à ce qu’il s’agit d’expliquer. De quel phénomène exactement s’agit-il ? Les concepts permettant de nommer un phénomène sont de deux types : soit ils sont purement descriptifs (jusqu’à ce qu’une théorie se les approprie), en ce sens ils ne renvoient à aucun schème particulier d’intelligibilité92 ni à aucun répertoire théorique (qui impliquent tous deux des schémas causaux inhérents aux propriétés du phénomène dénotées par le concept) ; soit ils saisissent le phénomène sous un angle qui implique déjà un type de causes possibles ou impossibles. Un concept purement descriptif serait par exemple celui de transformation du protoparti. En revanche, sitôt que l’on conceptualise ou énonce le même phénomène comme étant une institutionnalisation, l’actualisation d’une disposition, une action collective, une réorientation stratégique, un changement de projet ou de programme, une entreprise de recadrage, l’adoption d’une nouvelle fonction, etc., on détermine ou refuse des types de causes adéquats à ces descriptions. Il nous faut donc choisir d’abord soit le schème d’intelligibilité, soit, de manière encore plus restrictive, la théorie, qui nous guidera dans l’établissement de la liste des facteurs explicatifs à tester. Pour des raisons pratiques évidentes, nous ne pouvons étudier chaque transformation sous toutes ses descriptions possibles. Nous faisons le choix de concevoir la transformation d’un protoparti comme une action, comprise dans un sens large et sans référence à l’individualisme méthodologique, la sociologie actionniste ou les théories du choix rationnel. La qualification d’action ne vise qu’à attribuer à des acteurs (individuels ou collectifs) la production de ce phénomène, autrement dit à faire de ces acteurs le siège des causes proximales. Mais étant donné notre orientation multicausale et notre refus de poser le principe de la primauté de l’individu, nous conservons la possibilité de penser comme causes

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Nous empruntons à J.-M. Berthelot la notion de « schème d’intelligibilité » du social. Voir Berthelot J.-M., L’intelligence du social. Le pluralisme explicatif en sociologie, Paris, PUF, 1990.

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des facteurs qui, en quelque sorte, transiteraient par les acteurs pour participer à la production du phénomène. Ainsi, les structures sociales influant sur le comportement des acteurs individuels ou collectifs, à travers les mécanismes nommés capacités, dispositions, savoir-faire, etc., ne sont aucunement exclus de la liste des facteurs explicatifs possibles. Ils constituent même des candidats sérieux aux fonctions causales de prédisposition, d’autorisation et de sélection.

La transformation du protoparti est donc conçue comme un comportement, un acte, ou plutôt un enchaînement d’actes. Elle constitue aussi conceptuellement un évènement93. Il ne s’agit pas d’une occurrence particulière d’une pratique répétée. La transformation est conçue comme une action-évènement. Cette ontologie de l’évènement est posée a priori, nous en convenons, mais à nouveau, cela se justifie par un choix stratégique : il apparaît en effet indispensable, pour que les sciences sociales puissent traiter de causalité, que celle-ci soit comprise comme relation causale entre événements et non comme tombant sous le coup d’une loi empirique, comme dans le modèle déductif-nomologique du positivisme logique94. Précisons d’ores et déjà que les théories dispositionnalistes, bien que recherchant d’une certaine manière des lois de comportement, ne fonctionnent cependant pas sur le mode déductif-nomologique95.

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Nous précisons « conceptuellement » pour indiquer qu’il ne s’agit pas d’un instant chronologique, d’un phénomène caractérisé par sa brièveté, voire par une absolue unicité (comme un coup de feu, qui est un phénomène apparaissant à la conscience comme absolument unitaire). Il s’agit d’un phénomène A constitué d’autres phénomènes X, Y et Z, non simultanés, qui donnent à A son épaisseur temporelle, sa durée. Mais cette succession de phénomènes (X, Y, Z) le constituant peut être rassemblée en un seul concept de manière à ce qu’ils apparaissent comme relevant d’un phénomène unique (A). La naissance de la tragédie grecque ou la révolution industrielle, phénomènes longs et constitués de multiples autres, sont de tels évènements. Caractériser une succession de phénomènes, même très étalés dans le temps, a pour but d’insister sur le caractère homogène et unique de cette succession en occultant volontairement son rapport au temps. Il est ainsi contradictoire de parler de la genèse de l’État moderne comme d’un évènement, puisque le concept de genèse renvoie justement à son rapport au temps. La naissance de l’État moderne, en revanche, constitue bien un évènement.

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Nous reviendrons plus tard sur cette relation causale et l’ontologie de l’évènement théorisées par Davidson (Actions et évènements, Paris, PUF, 1983).

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Voir Bourdieu E., Savoir-faire. Contribution à une théorie dispositionnelle de l’action, Paris, Seuil, 1998, p.55-59. Nous revenons sur ce point dans ce chapitre .

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A - Action, instrumentalisme et posture intentionnelle

Les développements qui suivent visent à définir une dénomination et une logique explicative générale du comportement individuel, ou en d’autres termes une théorie de l’action. Ce travail suppose une posture de départ, un point de vue. Partageant avec A. Fine le constat que « le réalisme est bel et bien mort, et [que] nous avons du travail devant nous pour lui trouver un successeur approprié »96, nous suivons une épistémologie instrumentaliste qui conduit à la posture intentionnelle définie par Dennett97.