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Rationalité de l’acteur, rationalité du modèle

Il nous faut à présent répondre à une objection qui ne manque pas de défenseurs : dans quelle mesure la reconstruction des raisons, opérée sur la base de l’attribution de croyances et de désirs qu’il serait rationnel d’avoir dans cette situation, et du principe de rationalité permettant de proposer le comportement qu’il serait rationnel d’avoir étant donné ces croyances et ces désirs, ne constitue-t-elle pas une simple rationalisation, comme l’a si bien vu Wittgenstein ? Nous touchons ici, en réalité, à une question de méthode, de traitement des données disponibles. Il s’agit bien en effet d’une rationalisation dans le sens où l’on essaie de trouver les raisons qu’il serait rationnel d’avoir, pour cet individu, dans sa situation. On cherche à mettre en cohérence, à créer un tableau rationnel de la perception de la situation par l’individu, de ses croyances et désirs relativement à cette situation et à sa biographie et du comportement140 qui a été observé. L’explication consiste donc à proposer un modèle unique de cette action (perception, cognition, action). Il ne s’agit pas d’une rationalisation dans le sens de la justification donnée après coup par les acteurs, quand ils reconstruisent eux-mêmes l’ensemble du processus qui a selon eux causé leur comportement.

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Nous précisons bien « comportement » et non action, car la caractérisation de l’action (le terme qui servira à la nommer), inclura déjà conceptuellement un certain nombre de raisons logiquement attribuées à cette action. Dire, par exemple, que le comportement à expliquer (c’est-à-dire celui dont il s’agit de reconstruire les raisons) est un meurtre ou un assassinat implique logiquement qu’il y a eu intention, voire préméditation et contraint donc la reconstruction des raisons. Si en revanche on s’en tient à un terme informatif, dans un esprit davantage béhavioriste, on se contentera de dire que X a tiré avec son fusil sur Y, entraînant ainsi la mort de Y. Caractériser ainsi le comportement, c’est émettre beaucoup moins de contraintes sur la recherche des raisons. Qualifier le comportement de meurtre ne peut être qu’une hypothèse ou une conclusion, en aucun cas un postulat. Des hypothèses analytiques sont présentes, nécessairement (le béhaviorisme logique est un échec), mais elles ne renvoient à rien de contraignant pour l’enquête.

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

En quoi s’agit-il d’une question de méthode ? En ceci que la reconstruction des raisons ne se borne pas, loin s’en faut, à prendre pour argent comptant ce que les individus peuvent ou veulent bien livrer. Les raisons formulées par les acteurs après coup, c’est-à-dire après que l’action a eu lieu, ne peuvent constituer au mieux que des pistes appelant un travail de vérification sur les pratiques pouvant coïncider avec ces raisons. Du strict point de vue méthodologique, elles ne doivent constituer que des pistes, des hypothèses, et ne doivent être traitées qu’à la manière des justifications a posteriori dont on chercherait à tester la validité en s’interrogeant sur l’ensemble des croyances de l’acteur devant répondre au principe de rationalité. La reconstruction opérée par le chercheur doit donc tenir compte de celle proposée par l’acteur, mais en aucun cas s’y conformer sans vérification, dans un premier temps, puis sans confrontation avec d’autres hypothèses concurrentes. Ceci n’est pas une remarque triviale, puisque c’est très exactement la critique adressée au plus en vogue des courants de l’analyse des politiques publiques français : l’approche cognitiviste141.

En quoi s’agit-il bien d’une explication ? On comprend que désormais parler de cause devra être compris dans un sens beaucoup plus faible que le sens classique. La cause n’est telle que dans le modèle. Elle serait une cause au sens classique du terme si elle renvoyait à la structure causale réelle, mais celle-ci non seulement est inaccessible parce que passée, évanouie et en partie inconsciente, mais de plus inaccessible parce que, en cas de reconstructions incompatibles bien qu’également plausibles et pertinentes, il n’existe aucune matière sur laquelle s’appuyer pour trancher. C’est la difficulté relevée par Quine142, qui tient à l’intensionalité de l’intentionnalité, victime comme tout énoncé du langage naturel de l’inscrutabilité de la référence. Concernant ce qu’il nomme « l’idiome intentionnel », autrement dit les énoncés que nous formulons sur le comportement d’autrui et qui contiennent des termes relatifs aux états intentionnels, cette indétermination devient indétermination de

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Voir entre autres Padioleau J.-G., « Praxis d’une science sociale de l’action publique », in Baechler J., Chazel F., Kamrane R., L’acteur et ses raisons. Mélanges en l’honneur de R. Boudon, Paris, PUF, p.340-350 ; Laborier P., « Historicité et sociologie de l’action publique », in Laborier P., Trom D. (dir.), Historicités de l’action publique, Paris PUF, 2003, p.419-462 ; Gouin R., Harguindéguy J.-B., « De l’usage des sciences cognitives dans l’analyse des politiques publiques », Swiss Review of Political Science, 13(3), 2007, p.369-393.

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l’interprétation143 : toute explication n’est plus qu’une interprétation possible parmi d’autres. Nous reviendrons plus tard sur cette question difficile directement liée à l’évaluation des conclusions empiriques que nous pourrons tirer de notre recherche (on touche ici à l’une des sources de la posture instrumentaliste).

Le pouvoir explicatif de toute rationalisation repose donc sur la plausibilité du schéma causal proposé (sur les indices ou les preuves appuyant l’attribution de telles raisons) et sur la pertinence du principe de rationalité révélée dans sa formidable utilité prédictive concernant les actions des systèmes intentionnels. La différence entre l’explication et la prédiction du comportement tient ici dans le fait qu’il n’y a pas pour l’explication de vérification possible. Il n’y a pas de confrontation avec l’expérience qui pourrait invalider l’explication. Dans le cas de la prédiction, en revanche, si celle-ci échoue, elle sera invalidée. On ne pourra cependant en tirer quelque conclusion que ce soit quant à l’erreur contenue dans le schéma causal, tant les hypothèses formulées sont nombreuses : rien ne prouve que ce soit la pertinence du principe de rationalité qu’il faille remettre en question, pas plus que cela n’incite à modifier les croyances attribuées plutôt que les désirs attribués ou la perception de la situation attribuée à l’acteur. Il n’y a aucun moyen de savoir si ces attributions sont erronées ou incomplètes. On ne peut que proposer un modèle prédictif concurrent et espérer qu’il fonctionne. L’échec de la prédiction prouve simplement que celle-ci était fausse, mais ne dit pas pourquoi elle était fausse.

Concernant l’explication, il n’existe aucune expérience critique de ce genre. On ne peut tout au plus que proposer de modifier le modèle à la suite de la découverte de nouvelles données qui, toujours relativement au principe de rationalité, soit joueraient rationnellement un rôle contradictoire avec une donnée précédente (auquel cas il faut choisir entre le pouvoir explicatif de l’une ou de l’autre, en optant pour celle qui apparaît comme la plus forte), soit

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Notons bien qu’il s’agit d’indétermination et non de sous-détermination : le point n’est pas de dire que les données de l’expérience ne suffisent pas à trancher entre deux interprétations, mais qu’il n’y a pas de données permettant de faire un choix définitif entre deux interprétations, tout comme, dans l’expérience de la traduction radicale (Quine, op. cit.), il n’y a pas de manuel de traduction parfait qu’il s’agirait de découvrir. Plusieurs manuels, tout aussi compatibles avec les données de l’expérience et pourtant incompatibles entre eux, sont possibles.

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conféreraient à une autre raison un rôle dont il semble rationnel de dire qu’il est plus fort dans la production du comportement. Imaginons qu’une organisation politique non partisane défile lors d’une manifestation alors que l’objet de cette manifestation n’est lié que très indirectement à ses revendications habituelles. L’explication de ce comportement est alors reconstruite à travers les déclarations officielles des dirigeants et les recommandations et informations données aux militants lors de l’annonce et de la préparation de l’action : celles-ci corroboreraient certaines intuitions sur le changement de stratégie de communication des dirigeants, sur le souhait de se donner une nouvelle visibilité notamment par la participation à des actions en lien même indirect avec le projet politique initial. Plus tard, une autre donnée apparaît, qui vient alors non pas en contradiction de la donnée précédente, mais qui incite à proposer un autre schéma explicatif : la découverte de l’existence d’un accord secret de soutien mutuel entre l’organisation en question et une autre, celle-là directement concernée par la manifestation. Deux schémas explicatifs entrent donc en concurrence. Faut-il, tout d’abord, en supprimer un ? À moins qu’ils ne soient contradictoires, notre orientation multicausale implique que les deux schémas doivent être maintenus. Faut-il en privilégier un ? Dans le cas où l’un des schémas rend le second complètement irrationnel, on peut en effet privilégier une explication plutôt que l’autre, mais ceci ne revient pas à éliminer la cause en apparence la plus faible, c’est-à-dire celle dont on pense qu’elle a eu le moins d’influence sur la production du comportement. Nous n’avons aucun moyen d’établir la part relative de chacune des raisons. Refusant toute primauté ontologique, nous n’avons aucun mode de justification disponible pour établir la supériorité explicative d’un schéma sur un autre. Ne reste que le bon sens, ou pour le dire autrement, le principe de rationalité : il peut apparaître plus rationnel, étant donné d’autres éléments, d’expliquer la participation à cette manifestation par l’accord passé entre les organisations plutôt que par un changement de stratégie de communication (ou l’inverse).

Il nous faut insister sur la distinction entre rationalité des raisons et rationalité des modèles. En effet, le modèle ne représente pas toute la réalité ; à la fois certaines données importantes peuvent manquer, et d’autres schémas explicatifs restent possibles. Si l’explication choisie ne met en cause que des raisons, alors la rationalité des raisons détermine en grande partie la rationalité du modèle. Mais dès lors qu’un modèle offre davantage de

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causes que les simples raisons, alors sa rationalité n’est pas déterminée par celle des raisons. Il pourrait en effet arriver que plusieurs schémas explicatifs d’une même action comportent plusieurs causes, dont certaines ne seraient pas des raisons, comme l’émotion ou l’habitude. Il pourrait apparaître justement, qu’étant donné la situation et la biographie de l’individu, il soit plus rationnel de privilégier le schéma expliquant l’action par l’émotion ou par une disposition que par une raison. Il est donc important de maintenir la différence entre rationalité des raisons et rationalité du modèle. Le fait qu’une cause soit une raison ne lui donne pas d’importance supérieure par rapport à une autre cause.

Un dernier point doit être signalé : au sein du modèle de la multicausalité fonctionnelle, les raisons remplissent une fonction de production. L’imbrication de désirs et de croyances crée un comportement, sur le mode de ce qu’Aristote nommait la cause finale. Si le sens de cette finalité est celui d’une projection vers le futur, autrement dit d’une téléologie qui rompt avec les explications mécanistes, il n’en reste pas moins que ce sont bien des choses actuellement dans la tête de l’acteur inhérent au modèle (et non de l’acteur réel) qui provoquent chez lui le comportement à venir. Mais les raisons peuvent aussi remplir la fonction d’autorisation : imaginons une situation où tel comportement est pour l’individu normalement interdit, ou pour le dire autrement impossible, irréalisable, voire impensable étant donné ses croyances et ses valeurs (on peut prendre l’exemple de l’achat d’une arme à feu, qui serait proprement impossible à opérer malgré le souhait que l’acteur aurait de se prémunir contre des risques d’insécurité). Autrement dit, un blocage de type rationnel (en valeur, par exemple) persisterait face à un ensemble de croyances et de désirs (en finalité). Une raison nouvelle, comme la perception d’un danger à ce jour inédit ou la compréhension d’un nouvel argument favorable à l’achat d’arme, autorise soudainement le comportement précédemment impossible. La perception de ce danger ou la prise en compte de ce nouvel argument agissent bien plus comme des causes autorisant un comportement auparavant potentiel mais interdit plutôt que comme des causes produisant ce comportement. L’explication par les raisons propose donc le modèle causal suivant :

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008 Figure 9 – Raisons et fonctions causales

On constate que ce modèle n’est pas monofonctionnel : l’explication par les raisons n’implique pas qu’un processus de production. Cette fonction étant la plus directement en lien avec l’effet et la seule qui soit indispensable à l’advenue d’un phénomène, les partisans de la théorie du choix rationnel ou plus largement de l’individualisme méthodologique (Elster ou Boudon entre autres) en ont conclu qu’elle était la meilleure explication et la seule qui vaille. Selon nous, une telle stratégie d’analyse est appauvrissante et court évidemment le risque d’une explication incomplète.