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Une disposition est, d’un point de vue logique, une propriété d’un objet dont l’identité dépend d’un conditionnel contre-factuel. Prenons l’exemple classique du verre fragile. La propriété dispositionnelle qu’est la fragilité du verre peut être décrite de la manière suivante : le verre est fragile dans la mesure où, dans des certaines conditions, s’il tombait de haut sur un sol dur, il se briserait. Il n’est pas nécessaire, du strict point de vue logique uniquement, que cette manifestation (le bris du verre) advienne pour que la disposition existe. Celle-ci existe quand bien même elle ne se manifesterait jamais. À l’opposé des propriétés dispositionnelles se trouvent les propriétés catégoriques, qui, elles, ne font intervenir que le monde réel : quand nous disons que le verre est bleu, nous ne faisons intervenir aucun fait qui ne soit observable ou accessible dans le monde tel qu’il est. La question à laquelle nous devons répondre est alors celle de savoir si la fragilité peut être considérée comme une cause de sa manifestation (le bris du verre). On comprend immédiatement les implications

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Pour un tel état des lieux de la littérature, outre les références déjà citées voir entre autres de Gnassounou B., Kistler M. (dir.), Les dispositions en philosophie et en sciences, Paris, CNRS, 2006 et Causes, pouvoirs, dispositions en philosophie. Le retour des vertus dormitives, Paris, PUF/ENS Ulm, 2005 ; Armstrong D., Martin C., Place U. (eds.) Dispositions : A Debate, T. Crane, Routledge, 1996 ; Prior E., Pargetter R., Jackson F., « Three Theses About Dispositions », American Philosophical Quaterly, 19, 1982, p.251-257 ; Mumford S., Dispositions, Oxford, Oxford University Press, 1998 ; Turner S., The Social Theory of Practices, Cambridge, Polity Press, 1994 ; Bourdieu E., Savoir faire. Contribution à une théorie dispositionnelle de l’action, Paris, Seuil, 1998 ; Merchiers J., « Enquête sur le concept de disposition en sociologie », in Livet P., Ogien R. (dir.), L’enquête ontologique. Du mode d’existence des objets sociaux, Paris, Éditions de l’EHESS, 2000.

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

fondamentales de la réponse pour les explications en sciences sociales qui reposent sur les termes dispositionnels comme les capacités, les habitudes, les savoir faire, et tout ce qui tient en général à des procédures d’apprentissage ou de socialisation.

Nous ne pouvons reprendre l’ensemble des objections qui ont été posées au cours des siècles, et plus particulièrement au XXe, au pouvoir causal des dispositions. Nous renvoyons à un excellent article de M. Kistler165 pour une présentation de ces différents argumentaires et surtout des réponses que l’on peut proposer afin de sauver l’explication par les dispositions. Ni leur non-observabilité, ni le fait qu’elles ne sont pas des occurrences, ou qu’elles ne sont pas des évènements ou qu’elles sont des propriétés stables, ne permettent de conclure à l’impossibilité de leur pouvoir causal. La seule discussion que nous souhaiterions développer est celle qui repose sur l’objection la plus célèbre et la plus souvent reprise : celle de la vertu dormitive de l’opium.

« Mihi a docto Doctore

Domandatur causam et rationem quare Opium facit dormire:

À quoi respondeo, Quia est in eo Virtus dormitiva, Cujus est natura Sensus assoupire. »

Ainsi Molière ridiculise-t-il les médecins dans le troisième intermède du Malade imaginaire, lorsqu’un « bachelier », aspirant à devenir médecin, répond à ses examinateurs que la raison pour laquelle l’opium fait dormir les gens est qu’il contient une « vertu dormitive ». Et les examinateurs de se réjouir d’une réponse si subtile. C’est l’un des arguments que R. Boudon oppose aux théories dispositionnalistes en sciences sociales166.

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Kistler M., « L’efficacité causale des propriétés dispositionnelles macroscopiques », in Gnassounou B., Kistler M., Causes, pouvoirs, dispositions en philosophie. Le retour des vertus dormitives, p.115-154.

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L’idée est la suivante : la disposition (comme la fragilité du verre) ne peut être la cause de la manifestation (le bris du verre) parce qu’elle est liée analytiquement à elle. La fragilité signifie précisément que le verre se casserait s’il tombait. Ainsi dire que le verre s’est brisé parce qu’il était fragile n’est pas une explication, mais « une relation d’implication analytique fondée sur la signification du mot « fragile » »167, comme expliquer qu’un homme est célibataire parce qu’il est non marié. Autrement dit, à la question « Pourquoi le verre s’est-il brisé ? », celui qui répond « Parce qu’il était fragile » se verra rétorquer « Oui, évidemment qu’il était fragile puisqu’il vient de se briser ». Métaphoriquement, on pourrait dire que le verre s’étant brisé, il était par définition fragile (le terme juste est analytiquement). Ainsi la fragilité n’explique rien, elle est une description de la manifestation.

Pour contrer ce dernier argument, il suffit de montrer que la relation entre le bris du verre et sa fragilité n’est pas une relation analytique. L’attribution d’une disposition comprend un élément de première importance : la référence aux conditions normales ou courantes. En effet, « le verre est fragile » signifie que dans certaines conditions (c’est-à-dire ici des conditions normales, habituelles), il se briserait s’il tombait. Voilà qui suffit à ruiner la suspicion d’analyticité, car il existe des conditions dans lesquelles la chute du verre n’entraîne pas qu’il se brise. Aussi fantaisistes ou réalistes que soient ces conditions (le fait que le sol dur soit monté sur ressort et amortisse la chute du verre, comme le propose Kistler), elles suffisent à faire de la relation entre la fragilité et sa manifestation une relation contingente et non analytique. Ainsi le verre fragile qui tombe sur le sol dur se brise si les conditions sont normales. Il est faux de dire qu’il se brise nécessairement. Transposé aux sciences sociales, cet argument pourrait correspondre au suivant : ce n’est pas parce qu’un individu a été élevé dans un milieu catholique pratiquant que nécessairement il ira à l’office tous les dimanches matins. La disposition n’est effectivement pas la seule propriété en jeu dans la situation de test. Ce point, qui annule le jugement d’analyticité, ne prive pas pour autant la propriété dispositionnelle de tout pouvoir causal pour la seule raison que celle-ci ne serait pas la seule propriété en jeu dans la situation. Comme le souligne Kistler :

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« L’incertitude quant à la manifestation qui s’exprime dans la clause ceteris paribus du conditionnel liant la situation de test à la manifestation a son origine dans l’ignorance partielle des circonstances qui est une condition nécessaire de l’attribution d’une disposition. Ni le fait qu’une propriété ne soit pas en elle-même suffisante pour produire un effet, ni le fait que nous ne sachions pas si cet effet se produit dans une situation que nous ignorons partiellement ne constitue une raison de contester qu’elle soit causalement efficace. »

Ainsi, les objections d’ordre logique au pouvoir causal des dispositions, et en particulier celle du soupçon d’analyticité, peuvent être écartées. Il s’agit maintenant de prendre en compte les objections de type épistémologique propres aux sciences sociales.