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La théorie dispositionnaliste causaliste

Nous reprenons à E. Bourdieu la description des différents éléments constitutifs de ce que sont les dispositions, qui « ont une valeur objective, c’est-à-dire correspondent sinon à des propriétés réelles, du moins à des propriétés qu’il est conceptuellement et scientifiquement utile, voire nécessaire, de reconnaître »150. Une disposition est une loi : l’analyse sémantique montre que les énoncés dispositionnels prennent la forme de lois qui, paradoxalement, ne portent que sur un individu. « Dans cette perspective, on concevra les comportements humains […] comme étant déterminés par ses dispositions, c’est-à-dire des lois normatives portées par des individus »151.

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Chauviré C., Ogien A., op. cit., p.10.

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Bourdieu E., op. cit., p.109. Se dessine ici très clairement l’opposition entre réalisme et instrumentalisme.

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Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

Une disposition est aussi une propension : « attribuer une disposition à un individu, c’est supposer une forte tension anticipatrice de celui-ci vers un comportement possible susceptible de valoir comme une actualisation de cette disposition »152 Ce caractère propensionnel s’explique par deux raisons : d’abord le fait qu’une disposition est le fruit d’un apprentissage et que les conditions structurelles qui ont produit celui-ci se maintiennent et se perpétuent, sollicitant ainsi continuellement l’actualisation de la disposition. Deuxièmement, les travaux de psychologues sociaux et cognitifs153 ont montré que tout apprentissage étant un investissement, un principe général de rentabilité pousse l’individu à actualiser les savoirs appris dans les situations adéquates. Notons aussi qu’une disposition aura davantage tendance à s’actualiser qu’elle l’aura souvent été auparavant. L’exercice de la disposition est en quelque sorte indispensable à son actualisation future154.

Une disposition est encore un « princip[e] intentionne[l] de détermination du comportement »155 : d’abord les dispositions discriminent les stimuli, c’est-à-dire les phénomènes qui les déclenchent, selon leurs propres normes, ensuite elles discriminent certaines fins sans que l’agent soit conscient de cette sélection, enfin elles discriminent les moyens à utiliser pour parvenir à cette fin (les solutions pratiques). Ainsi quand tel évènement a lieu, il peut être perçu comme un stimulus par telle disposition, qui a alors logiquement une infinité de possibilités finales et instrumentales devant elle mais privilégie une fin et quelques moyens. Toutes ces discriminations opérées par la disposition elle-même sont pour une part le produit de l’histoire de l’individu.

La quatrième caractéristique de la disposition est qu’elle est une cause finale et générale : une disposition n’agit pas comme une cause efficiente de type mécanique, ni comme l’application intentionnelle d’une règle ; elle est un principe général qui « ne détermine pas la

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Idem, p.113.

153

Aronson E., Mills T., « The Effects of Severity of Initiation on Linking for a Group », Journal of American Social Psychology, 1959, p.177-181.

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On distingue ici les dimensions de la pratique et de la logique, puisque dans cette dernière une disposition n’est absolument pas liée à ses actualisations. Ce point est abordé dans la section suivante.

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Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

nature particulière du résultat de son action »156. Elle permet de comprendre comment « des conduites peuvent être orientées par rapport à des fins sans être consciemment dirigées vers ces fins, dirigées par ces fins »157. Ainsi elle E. Bourdieu reprend à Peirce l’exemple suivant :

« une femme qui sait faire des tartes aux pommes actualise cette disposition non pas en obéissant à chaque instant à des déterminations mécaniques, mais en résolvant successivement une série de problèmes pratiques, définis par une série de fins et de buts partiels. Ce faisant, elle soumet son comportement à des principes généraux. Elle commence, par exemple, par se procurer non pas telles ou telles pommes particulières, ni même, nécessairement, tel ou tel type de pommes, mais simplement des pommes quelconques, seule l’appartenance générique ayant de l’importance. Bref, la causalité finale, parce qu’elle ne prend en compte que la nature générale des évènements qu’elle relie, est propre à représenter l’action d’une loi, en général, et d’une disposition en particulier ».158

Mais une loi générale ne peut être agissante comme le sont les dispositions. Il faut donc, dans un deuxième temps, qu’un principe mécanique soit subordonné à une fin, précise l’auteur. Notons cependant que c’est là une nécessité théorique propre à une posture réaliste. Il nous suffit, ici, que ces lois aient une valeur explicative. Notons aussi que le caractère général des dispositions, inhérent à leur nature de loi, tient encore à quatre points supplémentaires qui sont l’indétermination des circonstances dans lesquelles la stimulation de la disposition peut avoir lieu, l’indétermination des comportements actualisant la disposition, l’indétermination du lien entre stimulation et actualisation (on peut en effet constater statistiquement que même dans les conditions idéales, l’actualisation n’a pas toujours lieu), et l’indétermination due au degré d’entretien de la disposition (qui nécessite un certain exercice). La deuxième indétermination est fondamentale en sciences sociales car elle constitue l’un des points les

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Idem, p. 124.

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Bourdieu P., Choses dites, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p.20.

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moins pris en compte par les opposants aux théories dispositionnalistes. L’indétermination des comportements tient notamment au fait que les dispositions ne sont pas, d’après la métaphore proposée par Wittgenstein, comme des rails qui mèneraient l’individu à adopter nécessairement tel comportement. Elles ne sont pas des processus mécaniques. P. Bourdieu insiste continuellement sur ce point en réintroduisant la notion de stratégie, de sens pratique, ou de sens du jeu : « “ce sens du jeu” […] est ce qui nous permet d’engendrer une infinité de “coups” adaptés à l’infinité des situations possibles qu’aucune règle, si complexe soit-elle ne saurait prévoir. »159 Toute application d’une règle générale nécessite en effet une part d’innovation, de créativité, d’improvisation, d’interprétation pour l’appliquer à un cas particulier. Comme le rappelle J. Bouveresse, « le sens du jeu est ce qui vient s’ajouter à la connaissance « théorique » des règles, s’il y en a, et qui ne s’acquiert que par la pratique du jeu »160.

Une disposition est encore une propriété autorégulatrice et adaptatrice : comme le précise E. Bourdieu, « toute disposition est donc le produit d’une série indéfinie d’ajustements contextuels […] rendus possible par le contrôle auquel la disposition se soumet elle-même. »161

Enfin, une disposition est une propriété relativement autonome par rapport à son contexte, parce que d’un côté elle ne varie pas nécessairement avec ses conditions de production (les dispositions acquises tendent généralement à résister à la disparition des circonstances auxquelles elles étaient adaptées »162), et de l’autre, elle peut se modifier indépendamment de ces conditions, « en étant toujours susceptibl[e] de reconditionnalisations concurrentes »163.

Nous laissons de côté pour le moment la question très délicate du lien étroit entre dispositions et règles ou normes collectives, dont E. Bourdieu en fait une des caractéristiques.

159

Bourdieu P., op. cit.., p.19.

160

Bouveresse J., « Règles, dispositions et habitus », Critique, 579-580, 1995, p.583.

161

Bourdieu E., op. cit., p.137.

162

Ibid., p.143.

163

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Elle sera abordée plus loin. Les théories dispositionnalistes, telles que celle qui vient d’être présentée, ont été attaquées sur plusieurs points, notamment sur le fait qu’elles ne permettraient aucune explication valable de l’action.. Il est donc indispensable que nous prenions position dans ce débat. Il ne s’agit pas, encore une fois, de dresser un état des lieux de la littérature sur ce thème164, mais les opposants au pouvoir causal des dispositions étant toujours très nombreux en philosophie comme en sciences sociales, il nous faut au moins préciser pour quelles raisons nous partageons l’idée que les analyses dispositionnelles sont de véritables explications.