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La théorie des systèmes intentionnels

Le directeur du Center For Cognitive Studies pose la question suivante : comment se fait-il que, à l’instar des centres de gravité qui eux aussi sont des abstracta, les attributions d’états intentionnels (en termes sociologiques : les raisons supposées d’un acteur) fonctionnent avec tant de réussite dans nos interactions quotidiennes ? Toutes les prédictions que nous sommes amenés à formuler dans la vie courante reposent sur l’attribution d’états intentionnels, de raisons, et sont le plus souvent couronnées de succès. En effet, les interactions sociales courantes reposent sur des prédictions, en général inconscientes, du type : X paie dans un magasin ; n’ayant pas de monnaie, il tend un billet au vendeur, dont il prédit qu’il lui rendra ce qui est en trop ; sinon, il ne lui donnerait pas le billet. Chaque rendez-vous donné est une prédiction sur le comportement d’autrui ; chaque coup de téléphone passé est une prédiction du fait que si mon interlocuteur entend la sonnerie et qu’il est en état de répondre, il le fera, etc. La très grande majorité de ces prédictions est couronnée

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Nous devons en effet préciser que Dennett opte pour une conception matérialiste du monde. Cette position n’est pas triviale puisqu’on trouve de célèbres défenseurs du dualisme cartésien comme J. Searle, S. Kripke ou T. Nagel. Ce matérialisme le conduit à adopté une forme de réalisme pour les états cérébraux, non pour les états mentaux.

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

de succès, à tel point qu’elles ne sont plus pensées comme des prédictions que dans les cas, rares dans une journée, où l’on s’attend à ce qu’elles échouent122.

Si ces attributions fonctionnent le plus souvent, le sens commun ne nous livre aucune méthode rigoureuse pour assurer scientifiquement le recours à cette stratégie et donc aux abstracta. Dennett propose alors, sur la base de la psychologie populaire, une théorie psychologique susceptible de justifier la prédiction et l’explication par les raisons : la théorie des systèmes intentionnels (TSI). Un système intentionnel est un système dont on peut prédire de manière satisfaisante le comportement par l’attribution de croyances et de désirs, comme les humains ou de nombreux mammifères. La classe des systèmes intentionnels n’est donc pas fixe, et comprend tout ce pour quoi la TSI fonctionne, comme le thermostat, au sujet duquel nous pouvons prédire sans risque qu’au dessus d’une certaine température ambiante, il ne voudra pas se déclencher, ou que si nous le coupons complètement, il ne reconnaîtra plus les différences de température, ne saura pas qu’il doit se déclencher s’il fait froid. Ici l’attribution d’états intentionnels, bien qu’elle ne renvoie certainement pas à des représentations mentales telles que nous les connaissons pour les humains, permet de prédire parfaitement le comportement d’un thermostat.

« Le point important n’est pas que nous attribuons (ou devrions attribuer) des croyances et des désirs seulement à des choses dans lesquelles nous trouvons des représentations internes, mais plutôt que quand nous découvrons un objet pour lequel la stratégie intentionnelle marche, nous cherchons à interpréter certains de ses états comme des représentations. Ce qui fait d’un trait quelconque d’une chose une

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Dans Darwin est-il dangereux ? (Paris, Odile Jacob, 2000), Dennett se propose d’expliquer ce pouvoir prédictif de l’attribution d’états intentionnels par l’évolution biologique, qui a fait de nous des êtres non pas absolument rationnels, mais suffisamment rationnels pour que ces prédictions courantes réussissent. Dennett est donc instrumentaliste en matière de raisons, mais réaliste en matière de rationalité. À l’instar d’É. Pacherie, nous ne le suivons pas sur ce point et nous contentons de constater le formidable pouvoir prédictif des attributions d’états intentionnels. Voir Pacherie É., « Attitudes propositionnelles, intentionnalité et évolution », Revue de métaphysique et de morale, 100(3), 1995, p.339-371.

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représentation ne peut être que son rôle dans la régulation du comportement d’un système intentionnel. »123

La neutralité de la stratégie intentionnelle vis-à-vis des structures internes réelles permet donc d’attribuer les mêmes états intentionnels à différents systèmes pour prédire leur comportement, autrement dit de pouvoir considérer des systèmes très différents (humains, plantes, ordinateurs, thermostats, électrons, etc., selon Dennett, mais aussi, pour les sciences sociales : partis politiques, États, entreprises, classes sociales, etc.). Ce point est particulièrement important pour nous puisque il n’y a plus aucune raison de s’interdire d’attribuer à des collectifs sociaux, comme les protopartis, des états intentionnels. Un système doué de représentations n’est qu’un système intentionnel, c’est-à-dire un système pour lequel la posture intentionnelle fonctionne.

En quoi consiste alors concrètement l’attribution de croyances et de désirs, c’est-à-dire de raisons, selon cette posture ? Elle se doit de traiter l’objet comme un agent rationnel, lui attribuer des croyances selon sa place dans le monde, lui attribuer des désirs à partir des mêmes considérations et sur la base de ces croyances et désirs postulés, prédire le comportement rationnel. C’est ce que nous faisons continuellement, par exemple lorsque nous demandons notre chemin à quelqu’un : nous pouvons prédire que cette personne, si elle nous entend et comprend la question posée (attribution de croyances), si elle n’a pour nous ni peur ni mépris et a un minimum de politesse (attribution de désirs), nous répondra quelque chose - au moins qu’elle ne connaît pas la réponse. Ces prédictions sont le plus généralement couronnées de succès.

La théorie des systèmes intentionnels (TSI) est une version réfléchie et contrôlée de la stratégie intentionnelle de sens commun. Elle repose sur les trois principes suivants. Premièrement, les croyances que l’on attribue au système intentionnel sont celles qu’il devrait avoir « étant donné ses capacités perceptives, ses besoins épistémiques et sa biographie »124 ;

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Dennett D.C., La stratégie de l’interprète, op. cit., p.48.

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les croyances attribuées sont donc en général vraies et utiles à son existence. Deuxièmement, les désirs que l’on attribue sont ceux qu’il devrait avoir « étant donné ses besoins biologiques et les moyens les plus accessibles de les satisfaire. »125 Troisièmement, « le comportement d’un système consistera dans les actes qu’il serait rationnel d’accomplir pour un agent doté de ces désirs et croyances. »126 Dennett précise que « devrait avoir » signifie « aurait s’il était idéalement logé dans sa niche environnementale ». Ces principes donnent l’image d’un agent rationnel idéal, relativement à un ensemble de besoins et à son environnement. De toute évidence cependant, l’auteur précise que cette norme de rationalité doit être revue à la baisse en fonction des circonstances, et que dans bien des cas,

« attribuer des croyances paraît empreint de subjectivité, infecté de relativisme culturel, sujet à l’« indétermination de la traduction radicale » – il s’agit à l’évidence d’une entreprise qui requiert des talents spécifiques : l’art de l’analyse phénoménologique, de l’herméneutique, de l’empathie, du Verstehen, et ainsi de suite. »127

Les éléments que l’auteur nous donne à prendre en compte afin de réaliser de bonnes prédictions sont cependant présentés du point de vue le plus général de la TSI (donc non spécifique à l’explication du comportement social des humains qui nous intéresse dans notre recherche) et inspirés de l’évolutionnisme darwinien, dont il est aujourd’hui un des théoriciens les plus célèbres. On aura donc peu d’intérêt à les appliquer directement à notre étude. Cependant, la logique d’ensemble et la variété des éléments apportent quelques leçons. Les croyances que l’on peut rationnellement attribuer sont relatives aux « capacités perceptives » de l’acteur, à ses « besoins épistémiques » et à « sa biographie ». Les besoins épistémiques sont à comprendre comme les besoins de connaissance qu’a cet agent afin de survivre dans son environnement. Appliqués à l’explication d’un comportement social, ils

125 Idem. 126 Idem. 127 Ibid., p.25.

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sont de peu d’utilité. En revanche, insister sur les capacités perceptives est heuristique car elles peuvent être comprises ici, au-delà des simples capacités physiques, comme faisant référence à ce qu’on peut appeler des dispositions. Ces savoir-faire, ces habitudes, ces formes de pensée et de perception préétablies qui sont les fruits tant de la socialisation que de la position subjectivement perçue par l’agent dans son environnement, sont des éléments pertinents pour l’attribution de croyances et sont reconnus y compris par des partisans d’un « modèle rationnel général », qui se distingue en ceci de la théorie du choix rationnel. Par prudence cependant, et comme y invite Dennett, même dans une perspective darwinienne (traditionnellement phylogénétique) il est indispensable de s’appuyer aussi sur la biographie de l’agent (ontogenèse) car son histoire peut receler des éléments infirmant la pertinence de certaines thèses dispositionnelles qu’il serait pourtant rationnel de suivre sur la base des seules « capacités perceptives » de l’agent. Nous reviendrons sur la logique de l’explication dispositionnelle plus tard. Notons simplement que la TSI n’est en aucun cas un avatar de la théorie du choix rationnel, et qu’elle se situe, comme en témoignent bien d’autres textes de l’auteur, davantage du côté de l’herméneutique.

Quant à la méthodologie d’attribution des désirs, elle est, comme celle de l’attribution des capacités perceptives, très générale et présentée dans une perspective évolutionniste. Nous pouvons tout simplement suivre la même stratégie que pour les croyances.

L’explication causale d’un comportement peut suivre deux stratégies : l’une rationnelle, l’autre dispositionnelle. Comme nous l’avons vu, la TSI fonctionne sur l’attribution de croyances et de désirs et l’application d’une norme de rationalité. Mais elle appuie ses attributions sur certains éléments qu’on peut qualifier de dispositionnels. Il s’agit maintenant de préciser, pour une analyse des sciences sociales, la logique de chacune de ces stratégies.