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Ce que nous entendons par hiérarchisation des causes d’un phénomène, c’est leur classement selon leur degré d’importance dans la production de l’effet. La distinction ainsi opérée renvoie à celle, classique, des causes et des conditions, précisant qu’un phénomène est produit par une ou des causes, sous certaines conditions. Comme le précise J. Lachelier, « il semble que dans l’usage on appelle surtout conditions certaines circonstances très générales qui concourent plutôt passivement qu’activement à la production d’un phénomène, ou dont l’action, tout au moins, est considérée comme secondaire (comme tel temps, tel lieu, telle température, telle pression atmosphérique) »84. Notre question est : peut-on justifier cette distinction afin de l’opérationnaliser ? A. Lalande précise très justement que la différence

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Lalande A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris PUF, 2002, « Condition », p.167.

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entre la cause et la condition ne se joue pas au niveau explicatif, mais que c’est « un jugement appréciatif (concernant l’importance des choses ou la responsabilité des personnes) qui détermine l’emploi de l’un ou l’autre mot dans l’usage courant »85. Il nous incombe donc bien de justifier cette distinction, qui ne se trouve pas dans les choses elles-mêmes.

Pourrait-on alors, afin de classer a priori les causes en fonction de leur importance explicative, s’appuyer sur les catégories de conditions nécessaire et suffisante ? D’une part, les circonstances se révélant n’être ni des conditions nécessaires ni des conditions suffisantes pourraient être qualifiées de moins importantes, et d’autre part, toutes les conditions non suffisantes ou non nécessaires pourraient être qualifiées de moins importantes que la (ou les) condition(s) suffisante(s) ou nécessaire. Sur cette base, les conditions les plus importantes renverraient alors au concept de cause, les conditions de rang secondaire au concept de condition (rejoignant ainsi la distinction repérée par J. Lachelier), et les autres, non nécessaires et non suffisantes ne renverraient qu’au concept de circonstance ne rentrant pas en jeu dans la structure causale. Cette typologie, somme toute très classique, est séduisante. Elle permettrait de hiérarchiser de la manière suivante :

Sans importance Importance secondaire Première importance Importance maximale

Degrés logiques d’importance des facteurs Simple « circonstance »

sans rôle dans la structure causale

Conditions : secondaires non nécessaires et non suffisantes

Causes : conditions nécessaires ou suffisantes

Cause unique : condition nécessaire et suffisante unique

Figure 3 – Causes, conditions, circonstances

Malheureusement cette typologie repose sur un critère qui n’est pas suffisamment solide, loin s’en faut. Comment identifier le caractère nécessaire ou suffisant d’une cause ?86

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Lalande A., op. cit., p.167. (nous soulignons)

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Notons qu’il s’agit ici d’identifier ces caractères de manière a priori ; on ne peut donc se reposer sur la méthode des différences et des ressemblances établies par J.S. Mill que reprend et développe

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Deux solutions s’offrent à nous : soit on fait appel à des lois établissant que l’effet est toujours produit lorsque cette cause est présente (condition suffisante) ou qu’il nécessite la présence de telle cause pour être produit (condition nécessaire), soit on a recours à la logique des mondes possibles. Disposons-nous des lois nécessaires ? Nous devons ici quitter la stricte sphère logique pour trouver une réponse propre aux sciences sociales. Il nous apparaît alors que, quel que soit le concept de loi retenu, le caractère nomologique est incompatible avec la sociologie (pour ne prendre que cet exemple). Comme le montre de façon convaincante J.-C. Passeron87, « la comparaison historique, distincte de l’expérimentation en ce qu’elle doit composer en une chaîne argumentative des constats empiriques qui ne sont pas comparables sous tous les rapports, ne peut donner à ces conclusions que le statut logique de la présomption »88, en aucun cas celui de la loi. Nous ne pouvons donc nous appuyer sur des lois pour déterminer des causes suffisantes et ou nécessaires.

La deuxième solution consiste à faire appel à la logique des mondes possibles. Nous avons vu cependant qu’un tel recours ne pouvait rien justifier de manière absolue, qu’il ne permet dans le meilleur des cas que des justifications raisonnables. De plus, appliquée au type de monde réel et de mondes possibles que l’analyse sociologique aurait à construire, cette technique paraît infiniment risquée tant la complexité des paramètres inhérents à tout contexte

notamment par T. Skocpol (États et Révolutions sociales. La Révolution en France, en Russie et Chine, Paris, Fayard, 1985), et qui a eu en science politique un certain succès. Voir Seiler D.-L., La méthode comparative en science politique, Paris, Armand Colin, 2004.

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La figure presque tutélaire aujourd'hui de J.-C. Passeron au sein de l’épistémologie française des science sociales, et dont il faut reconnaître les immenses qualités quant à son travail de définition de l’espace assertorique des sciences sociales, de leur régime de scientificité et de véridicité, ne sera cependant pas suivie ici. Il serait long d’en expliquer les raisons. Disons rapidement que si nous partageons avec lui le rejet d’une application aux sciences historiques de l’épistémologie poppérienne, l’articulation wébérienne entre explication, compréhension et interprétation, et la rupture nette avec l’herméneutique de l’action, cependant, la conception réaliste qui sous-tend sa définition de la vérité, comme vérité-correspondance, est incompatible avec la théorie déflationniste de la vérité impliquée par notre posture instrumentaliste, et qui est au fondement de notre recherche. Nous pourrions user de l’argument d’autorité qui consisterait à rattacher notre posture épistémologique à la sienne tant les déductions d’ordre théorique et méthodologique que nous opérons dessinent un espace logique en apparence similaire au sien. Ce serait cependant abuser le lecteur non épistémologue en taisant cette distinction qui n’a rien d’anecdotique.

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Passeron J.-C., Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, p.369 (scolie de la proposition 2.2.3).

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historique tel que la sociologie doit les prendre en compte est importante. La disjonction des propositions constituant la clause ceteris paribus (telle cause pourra être dite suffisante si..., si..., si ..., si ... etc.) paraît, même dans les analyses sociologiques les plus précises qui circonscrivent avec une extrême minutie les circonstances de la causalité en question, d’une longueur propre à priver de telles analyses de toute faisabilité. L’opérationnalisation de ces distinctions n’est donc pas davantage possible par cette voie.

Nous pouvons alors conclure que la tentative de hiérarchisation a priori des causes d’un phénomène sur la base des catégories de causes nécessaires et ou suffisantes, est vouée, en ce qui concerne la sociologie, à l’échec. Ce constat est en partie impliqué par notre épistémologie instrumentaliste, car elle refuse les justifications assises sur des arguments ontologiques. D’autres principes épistémologiques généraux permettraient d’autres conclusions. Il apparaît en réalité que, dans une optique instrumentaliste, tous les types de distinctions de causes seront de la même manière non opérationnalisables en sciences sociales. Il en va ainsi de deux distinctions héritées des scolastiques : d’une part la causa principalis et la causa instrumentalis, qui distingue par exemple l’ouvrier de son outil, et d’autre part la cause directe et la cause indirecte, la première produisant l’effet et la seconde laissant l’effet se produire. Ces distinctions sont éclairantes et méritent d’être retenues pour l’étude. Mais la première ne permet pas de hiérarchiser a priori des causes car c’est l’étude du phénomène qui permet de dire dans quelle mesure l’outil est bien un instrument. Certaines analyses néo-institutionnalistes ont montré comment ce qui s’apparente à des outils (« les instruments d’action publique »89) devient en réalité tellement contraignant qu’il peut relever davantage de la causa principalis :

« Les instruments sont bien des institutions : ils déterminent en partie la manière dont ils vont se comporter ; ils créent des incertitudes sur les effets des rapports de force ; ils vont conduire à privilégier certains acteurs et intérêts et à en

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Lascoumes P., Le Galès P., « Instrument » in Boussaguet L., Jacquot S., Ravinet P. (dir.), Dictionnaire de politiques publiques, Paris, Presses de la FNSP, 2004, p.267-275.

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écarter d’autres ; ils contraignent les acteurs et leur offrent des possibilités ; ils véhiculent une certaine représentation des problèmes. »90

Les deux catégories comprenant l’une l’ouvrier et l’autre son outil ne sont donc pas fixes, et chaque étude doit déterminer si tel facteur appartient à l’une ou à l’autre. Cette distinction ne peut se faire au mieux que de manière a posteriori. Concernant la seconde distinction logique, celle-ci insiste sur un point que toute stratégie véritablement multicausale se doit d’intégrer : le rôle des facteurs ayant la possibilité d’empêcher ou de contraindre la production du phénomène mais ne le faisant pas. Le concept de cause indirecte nécessite de longs développements pour justifier qu’il ne s’agit pas simplement de circonstances sans importance dans la production de l’effet. Il nécessite d’abord de s’interroger sur le pouvoir réel qu’a ce facteur d’empêcher l’effet, puis sur le rapport de l’évènement à la normalité : l’advenue du phénomène ou son empêchement. Si l’advenue du phénomène est un évènement (en ce sens qu’il est a-normal), alors la cause indirecte est en quelque sorte plus importante que la cause directe qui, elle, travaille régulièrement à sa production mais sans succès. Bien que cette distinction soit très pertinente et fortement génératrice d’hypothèses, elle ne permet pas de hiérarchiser a priori les causes entre elles. C’est encore l’expérience qui tranchera, en démontrant ou non le caractère d’évènement du phénomène.

Quel vocabulaire devrons-nous alors adopter pour qualifier les différentes causes sans laisser penser qu’il renvoie à une hiérarchisation implicite ? Le concept (l’idée, non le terme) qui sera le seul auquel, avant étude, nous ferons référence, sera celui de facteur explicatif. Les termes employés seront indifféremment ceux de facteurs explicatifs et de causes. Nous désignerons par « circonstances » des données environnementales n’entrant pas dans la structure causale du phénomène, c’est-à-dire n’étant ni des facteurs directs de production du phénomène, ni des facteurs contraignant ou influençant le phénomène sitôt produit, ni des facteurs contraignant ou influençant le processus de production du phénomène.

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B - Modèle logique de la multicausalité

Des développements qui précèdent, on peut conclure qu’il n’y a pas de hiérarchisation a priori possible des causes qui satisfasse à nos critères épistémologiques. Plusieurs pistes ont cependant été lancées quant à des logiques causales différentes, comme celles impliquées par les concepts de causes directes et indirectes. Le développement de ces éléments nous amène à distinguer quatre fonctions causales différentes (production, autorisation, prédisposition et sélection) et trois types de multicausalité (fonctionnelle, intrafonctionnelle et verticale).