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Stratégies, tactiques, registres d’action

Cette typologie des six stratégies est objective, c’est-à-dire construite par nous-mêmes en référence à la littérature sur l’action collective et les groupes d’intérêts, dans un souci d’exhaustivité quant aux stratégies qu’un mouvement peut potentiellement suivre relativement à son objectif politique, et limité aux types d’organisations et de systèmes politiques modernes. Nous ne présupposons donc aucunement que les acteurs ont une vision identique et que, en quelque sorte, ils choisiraient leurs stratégies parmi celles pour lesquelles ils pensent avoir suffisamment de moyens et de chances de succès étant donné ce qu’ils perçoivent des contraintes imposées par le système politique. Ils nous appartient de montrer pour chaque cas de protoparti quelles sont les stratégies que les acteurs envisagent comme possibles dans l’absolu (on retrouve ici la question des répertoires d’action collective de

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Champagne P., « La manifestation », Actes de la recherche en sciences sociales, 52/53, 1984 ; du même auteur Faire l’opinion, Paris, Éditions de Minuit, 1990 ; Favre P., La manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 1990 ; Oberschall A., Social Movements : Ideologies, Interests, Identities, New Brunswick, Transaction Publishers, 1993 ; Fillieule O., Stratégies de la rue, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

Tilly), celles qu’ils estiment possibles pour eux dans leur situation, et enfin celles qu’ils jugent souhaitables ou pertinentes.

Précisons enfin que conformément à l’hypothèse de politisation des mouvements sociaux, cette typologie n’est justifiée que pour les États connaissant une situation de relative centralisation du pouvoir et des ressources ainsi qu’un système politique usant du suffrage universel pour l’attribution des postes de gouvernants à la tête de l’administration centralisée. Cela ne signifie pas du tout qu’elle n’est pas pertinente pour des mouvements évoluant dans d’autres types d’États, mais simplement que nous n’avons pas de justification à apporter dans ces cas-ci. Ceci signifie parallèlement qu’un changement d’échelle est possible et que notre typologie est aussi justifiée dans le cadre d’États fédérés ou de collectivités territoriales si ceux-ci connaissent un niveau d’autonomie suffisamment développé concernant la cause pour laquelle lutte le mouvement.

Si nous distinguons six stratégies, cela ne signifie pas qu’elles sont exclusives les unes des autres. Au contraire, chaque mouvement peut combiner certaines stratégies en même temps s’il le souhaite, si le système le lui permet et s’il croit que le système le lui permet. Il peut aussi changer de stratégie ou de combinaison, même si un tel changement peut entraîner des coûts pour l’organisation, en termes de ressources matérielles (investir dans une réorganisation, et un nouveau déploiement de moyens), voire en termes de lisibilité ou de soutien. C’est ici l’approche dynamique inhérente à notre modèle explicatif qui mettra en lumière cet élément.

Concernant les registres sur lesquels les mouvements jouent dans la mise en place de leur tactique, la présentation sous forme de tableau ne doit pas laisser croire qu’à chaque stratégie correspond un ou des registres propres. Certes les registres mentionnés sont les registres principaux sur lesquels les différentes stratégies jouent pour suivre leur tactique par rapport à l’arène décisionnelle (intérieur ou extérieur), mais chaque stratégie peut aussi amener à jouer sur plusieurs registres sa tactique, comme nous le verrons plus loin. Au sein du schéma, ces registres subissent une double contrainte : ils sont conditionnés à la fois par le choix de la stratégie et par celui de la tactique. Prenons le cas de la tactique d’accès à l’arène. La première contrainte est que les deux registres (la participation directe ou indirecte) n’ont

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

de sens que par rapport à cette tactique d’accès à l’arène ; la deuxième contrainte est que cette tactique n’est elle-même possible que dans le cadre de deux stratégies : la transformation en parti et la participation au néo-corporatisme. Une fois ces deux stratégies adoptées avec succès, l’accès à l’arène décisionnelle peut donc se faire sur deux registres : la participation directe (siéger dans l’arène) ou la participation indirecte (contraindre les règles de fonctionnement de l’arène manière à ce que les décisions prises aillent dans le sens voulu, ou contrôler les modalités d’entrée dans l’arène de manière à ne pas y faire pénétrer les éventuels opposants).

Concernant maintenant la deuxième tactique, qui consiste à faire pression de l’extérieur sur l’arène décisionnelle, elle est possible à partir de n’importe quelle stratégie. Les mouvements transformés en partis peuvent tenter, même dans le seul cadre de leur stratégie, de jouer sur le registre de l’épreuve de force, ou de la sensibilisation, ou de la persuasion des acteurs présents dans les arènes qu’ils ne contrôleraient pas, etc. Les partis qu’on dit « tribunitiens », par exemple, suivent davantage une tactique de pression sur l’extérieur de l’arène décisionnelle, qu’une tactique de participation à l’intérieur de l’arène. Les mouvements devenus groupes d’intérêts institutionnalisés (stratégie néo-corporatiste) peuvent aussi jouer sur différents registres pour faire pression sur les arènes auxquelles ils ne participeraient pas. Il en va de même pour les autres stratégies : un lobby peut faire pression sur les acteurs de l’arène en usant des registres de la persuasion (à travers des argumentaires pertinents, appuyés par des dossiers d’expertise, etc.), de la corruption, de la sensibilisation (toucher à une dimension affective). La mobilisation est une stratégie qui n’amène pas nécessairement à faire pression sur l’arène sur le registre de l’épreuve de force. Une pétition peut jouer davantage sur la sensibilisation ou sur l’argumentaire.

Le dernier point concerne le recours à deux armes possibles des mouvements sociaux : la médiatisation et l’expertise. Éléments aujourd’hui centraux dans l’arsenal des techniques de lutte des mouvements, ils ne constituent pas pour autant des stratégies en tant que telles. Il ne s’agit que de moyens, de techniques utilisables dans la poursuite de telle ou telle stratégie. En effet, l’expertise en soi ne constitue pas une stratégie de lutte mais vient à l’appui de l’action judiciaire (pour appuyer le dossier et convaincre le tribunal), de la scandalisation (pour convaincre l’opinion publique en jouant sur le ressort de la scientificité, de l’objectivité qui

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valide le scandale) ou du lobbying (l’argument d’autorité que constitue une caution scientifique, ou la mise en forme et l’établissement de données sur le modèle de la recherche scientifique accréditent la validité des propos du mouvement). Le recours à l’expertise vise à être plus convaincant, mais n’a pas d’effet en soi tant que le rapport n’est pas porté d’une manière ou d’une autre. En effet, il faut encore que cette tentative de persuasion s’appuie sur une action (action judiciaire, scandalisation, lobbying), un comportement, bref qu’elle soit défendue devant quelqu’un (le tribunal saisi, l’opinion publique, les décideurs). Le recours à l’expertise, sur lequel de nombreuses études ont été réalisées302, montrant à quel point cette technique de persuasion s’est banalisée, n’est donc dans notre schéma qu’une technique. De la même manière, la médiatisation, autrement dit la volonté de diffuser largement, à travers les médias (presse, radio, télévision et Internet, principalement) un message, vise en réalité à mobiliser l’opinion publique pour ou contre tel phénomène. La médiatisation n’est pas en soi une stratégie mais toute action peut être ou non médiatisée. Les mobilisations ont le plus souvent une double existence et un double objectif, comme l’a montré P. Champagne303 : à la fois être une action collective en soi, vécue comme telle par le groupe qui s’y reconnaît, et un évènement dans et pour les médias. On retrouve la typologie aujourd’hui classique entre « manifestation de rue » et « manifestation de papier », qui ne renvoie pas à deux mobilisations différentes mais à deux facettes de la même action. Toute lutte s’appuyant symboliquement sur un « cadre d’injustice » 304, la médiatisation du message (le plus souvent la dénonciation d’une situation) ne peut avoir de caractère neutre ou purement informatif. Il s’agit le plus souvent d’une stratégie de scandalisation. Si tel n’était pas le cas, elle ne serait d’ailleurs pas prise en compte par les médias, comme le montre clairement une sociologie du travail journalistique au quotidien305. La médiatisation est donc, en réalité, une technique de scandalisation à grande échelle, une technique d’amplification du message lorsqu’on cherche

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Par exemple Mathieu L., Comment lutter ? Sociologie et mouvements sociaux, Paris, Textuel, 2004, p. 133-152 ; Mouchard D., « Une ressource ambivalente : les usages du répertoire juridique par les mouvements de ’sans’ », Mouvements, 29, 2003, p. 55-60.

303

Champagne P., art. cit.

304

Gamson W., Talking politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.

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à s’adresser à l’opinion publique pour faire pression sur l’arène décisionnelle. Cette hypothèse est certes lourde de présupposés et nécessiterait un travail d’explicitation conséquent, mais elle permet de clarifier utilement et raisonnablement la liste des stratégies de lutte. Ce qu’il nous faut tirer comme enseignement de ces analyses pour notre recherche, c’est que les protopartis, en tant que mouvements sociaux, cherchent à imposer leur volonté politique, et qu’ils optent (même si ce choix n’est pas nécessairement ouvert, clair, délibéré) pour une stratégie parmi d’autres. Expliquer pourquoi le mouvement choisit cette voie en passe forcément par se demander pourquoi il n’en a pas choisi une autre. L’évaluation qu’il peut éventuellement faire de cette stratégie repose en partie sur l’évaluation qu’il fait des autres, du moins celles auxquelles il pense. On retrouve ici à la fois la notion de répertoire d’action306 et la nécessité de recourir aux effets de position et de disposition pour expliquer, à un niveau 2, ce qui amène le protoparti à endosser ces raisons. Ces points feront l’objet de développements ultérieurs. Pour résumer, la transformation en parti est donc une stratégie parmi d’autres pour accéder à l’arène décisionnelle, dans une logique de représentation ou de revendication. Mais limiter la liste des objectifs qu’un protoparti cherche à atteindre à la seule cause qu’il défend serait une erreur. La transformation, seul, en parti n’obéit peut-être pas qu’aux deux objectifs que sont la satisfaction d’une demande (logique de revendication) ou la défense continue des intérêts d’un groupe (logique de représentation). C’est ici la multicausalité polaire, et notamment le pôle de l’individu, qui nous incite à prendre en compte d’autres objectifs possibles.