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Qu’est-ce qu’une action ? Comment en rendre compte ? Comment l’expliquer ? Les vifs débats qui ont cours sur ces thèmes depuis plus d’un demi-siècle98 sont loin d’être clos. Aux oppositions classiques, la philosophie du langage d’un côté et de l’autre la philosophie de l’esprit (la branche de la philosophie qui accompagne les sciences cognitives) ont apporté de nouvelles interrogations et permis de nouvelles réponses. Les chercheurs en sciences sociales se sont largement inspirés de ces discussions99 pour modifier ou justifier leurs approches de l’action, et deux orientations majeures semblent aujourd’hui se dessiner : un premier courant

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Fine A., « The Natural Ontological Attitude », in Leplin J. (ed.), Scientific Realism, Berkeley, University of California Press, 1984, p.84.

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Dennett D.C., La stratégie de l’interprète. Le sens commun et l’univers quotidien, Paris, Gallimard, 1990.

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Voir Neuberg N. (dir.), Théorie de l’action : textes majeurs de la philosophie analytique de l’action, Liège, Mardaga, 1991, et Petit J.-L., L’action dans la philosophie analytique, Paris, PUF, 1991. Les philosophes analytiques ont opéré un changement majeur en sortant la philosophie de l’action du champ de la philosophie morale et de l’éthique dans lesquelles elle était enfermée depuis Aristote. « Les termes éthiques de la responsabilité, de la liberté, de l’action juste ou bonne ont alors cessé d’être la fin au service de laquelle était subordonnée la théorie de l’action » (Bilodeau R., « Philosophie de l’action », in Engel P. (dir.), Précis de philosophie analytique, Paris, PUF, 2000, p.189).

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Voir entre autres Pharo P., Quéré L. (dir.), Les formes de l’action. Sémantique et sociologie, Paris, Éditions de l’EHESS « Raisons pratiques », 1990 ; Ladrière P., Pharo P., Quéré L. (dir.), La théorie de l’action. Le sujet pratique en débat, Paris, CNRS, 1993 ; Ogien R., Les causes et les raisons. Philosophie analytique et sciences humaines, Nîmes, Chambon, 1995.

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

inspiré par la philosophie pragmatiste100 et ou Wittgenstein101, qui regroupe E. Goffman102 et tous ceux qui pratiquent l’analyse de cadres (Frame analysis)103, C.W. Mills104 et les partisans du traitement grammatical de l’action105, la sociologie pragmatiste106, et l’ethnométhodologie107 ; une deuxième tradition, plus classique, de l’explication causale de l’action. Il n’est pas question de dresser ici un état des lieux de la littérature sur la théorie de l’action, mais on ne peut nier les objections qui ont été formulées par le premier courant à l’encontre de notre orientation qui se situe dans la deuxième tradition ; il s’agit donc d’y répondre.

Malgré les très importantes restrictions que nous apporterons à ce terme, l’approche que nous défendons sera dite causaliste. Disons plus précisément qu’elle entend expliquer l’action et pas seulement en décrire le processus ou la rationalisation à la manière de l’ethnométhodologie. Le modèle causaliste classique est celui proposé par C. Hempel108 dans la lignée de Hume, qui repose sur la conception déductive-nomologique de toute explication

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Cette tradition s’origine dans les œuvres de C.S. Peirce, W. James, J. Dewey ou G.H. Mead. R. Rorty est aujourd’hui le plus célèbre défenseur de ce courant. Pour saisir les liens que la sociologie a tissés avec cette philosophie, voir Karsenti B., Quéré L. (dir.), La croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005 ; Nachi M., Introduction à la sociologie pragmatique. Vers un nouveau style sociologique ?, Paris, Armand Colin, 2006.

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Wittgenstein L., Philosophical Papers, Oxford, Blackwell, 1958.

102

Goffman E., Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991.

103

Cefaï D., Trom D. (dir.), Les formes l’action collective. Mobilisations dans les arènes collectives, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001.

104

Mills C.W., « Situated Action and Vocabularies of Motive », American Sociological Review, 5(6), p.904-913.

105

Quéré L., « Langage de l’action et questionnement sociologique », in Ladrière P., Pharo P., Quéré L. (dir.), op. cit., p.53-83 ; Trom D., « Grammaire de la mobilisation et vocabulaire de motifs », in Cefaï D., Trom D. (dir.), op. cit., p.99-134.

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Boltanski L., Thévenot L., De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991 ; pour une approche en termes de pragmatique sociologique, voir Dodier N., « Les appuis conventionnels de l’action. Éléments de pragmatique sociologique », Réseaux, 62, 1993, p.63-85.

107

Garfinkel H., Studies in Ethnomethodology, Prentice Hall, Inc., 1967; Sacks H., « Notes on Methdology », in Atkinson J., Heritage J. (eds.), Structures of Social Action: Studies in Conversation Analysis, Cambridge, Cambridge University Press, 1977, p. 21-27.

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scientifique. Expliquer consiste alors à déduire à partir de l’explanans (deux prémisses : l’une énonçant une loi universelle, l’autre les conditions particulières) l’explanandum (le phénomène à expliquer). D’après Hempel et les positivistes logiques109, il en va de même pour l’explication de l’action, à ceci près que les lois empiriques des sciences humaines sont considérées comme non strictes : elles ne valent que relativement à des conditions particulières (comprenant des clauses ceteris paribus) qu’il est cependant possible, en principe, de préciser intégralement. L’action peut donc être expliquée par des raisons la précédant110.

Cette conception causaliste a subi les attaques du courant wittgensteinien dès les années 1930 (les thèses des Cahier bleu et Cahier brun circulent déjà dans les couloirs de Cambridge vingt ans avant leur publication), mais avec plus de virulence et de succès après la Deuxième Guerre mondiale. Les deux objections principales sont les suivantes : premièrement, en admettant que toute explication repose sur l’énoncé d’une loi empirique, on peut alors objecter qu’il soit possible de former de telles lois du comportement ; deuxièmement, pour qu’une explication soit une explication causale, il faut que les descriptions de l’explanans et de l’explanandum soient logiquement (ou conceptuellement) indépendantes, ce qui n’est pas le cas, selon Wittgenstein, dans les explications des actions humaines. Précisons ce second point, développé par Melden sous le nom de l’argument de la connexion logique111 : on ne peut décrire la raison expliquant pourquoi j’ai levé mon bras sans inclure dans cette description le lever du bras. En effet, l’énoncé de la raison prend la forme suivante : je lève mon bras parce que j’ai l’intention de « lever mon bras ». C’est ce point qui permet d’ailleurs de distinguer une action d’un simple mouvement : la référence à une intention, ou une

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La version positiviste de la psychologie se nomme le béhaviorisme logique. C’est lui qui prend en charge la question générale de l’explication de l’action. Pour un exposé de ces thèses, voir Hempel C., « L’analyse logique de la psychologie », Revue de Synthèse, 10, 1935, repris dans Fisette D., Poirier P. (dir.), Philosophie de l’esprit. Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Paris, Vrin, 2002, p.197-215.

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Notons que le concept de raisons renvoie ici à des états intentionnels, compris de manière bien plus large que dans les théories dites rationalistes.

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attitude112. Que deviennent alors les raisons invoquées dans les explications causales ? Elles sont réduites à de simples rationalisations, de simples justifications données par les agents. Mentionner la raison de l’action, c’est simplement la décrire sous une autre forme, certainement pas en donner une explication.

Cette leçon a donné lieu à une nouvelle théorie de l’action, descriptive et non plus causaliste, appliquée pour la première fois en sociologie par P. Winch113. Elle a depuis connu un certain succès, que le courant wittgensteinien doit partager avec la phénoménologie et l’herméneutique gadamérienne qui furent les autres sources d’inspiration des théories anti-causalistes en sciences sociales. Soulignons que quelques-uns des concepts-clés de cette orientation non causaliste sont directement d’origine wittgensteinienne, au premier rang desquels ceux de grammaire et de règles.

Montrer en quoi les arguments du philosophe qui visent à anéantir la possibilité d’une explication causaliste peuvent être contrés ne revient aucunement à invalider ou à disqualifier les approches sociologiques qui reposent en partie sur ces intuitions et ces concepts. Elles reposent avant tout sur des ontologies et des exigences épistémologiques différentes du courant causaliste. C’est pourquoi nous devons préciser minutieusement le nôtre, et ce d’autant plus que les théories anti-causalistes sont aujourd’hui, comme on l’a vu, fort bien représentées. Le rappel des fondements épistémologiques et ontologiques de notre analyse devrait permettre de nous protéger contre leurs éventuelles attaques.