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Organisation et système d’action concret

La polysémie du terme organisation nous contraint d’abord à spécifier notre vocabulaire. Tout d’abord, le mot désignera le plus souvent dans cette recherche un type particulier d’entité collective : un groupe à intérêt dont les rapports de pouvoir internes et les tâches sont structurées de manière plus ou moins formelle. Les partis, les entreprises dans le domaine économique, les associations en sont des exemples. Pour le dire à la manière de M. Weber, il s’agit de groupements d’entreprise, c’est-à-dire de sociétés comportant un organe spécialisé d’administration et qui se caractérisent par l’action continue des membres en vue d’une fin254. Deuxièmement, l’« organisation » comme action d’organiser, sera qualifiée de structuration organisationnelle. Enfin le résultat de cette action, autrement dit l’agencement des éléments constituants le système organisé, sera nommé structure organisationnelle. Ainsi une organisation peut avoir une structure organisationnelle (de type oligarchique, démocratique, monarchique), et cette forme être l’effet d’une structuration (obéissant à des considérations d’ordre idéologique, stratégique, pratique).

Précisons que la distinction entre organisation et structure organisationnelle ne recoupe pas ici la dichotomie entre structures formelle et informelle. Cette conception très contestable a été forgée par « le mouvement des relations humaines » qui opposait d’un côté le facteur humain, autrement dit la logique des sentiments, des émotions et des préférences personnelles des employés, à la logique de contrôle et de régulation de la structure formelle imposée par la direction à travers les règles, les procédures et la répartition des tâches. Jusqu’à la fin des années 50, l’analyse des organisations a reproduit cette distinction entre la partie officielle et codifiée de la structure et ce qui se joue dans les interactions entre les acteurs et qui n’est pas formellement prévu. Depuis l’ouvrage séminal de J. March et H. Simon255, les sociologues ont cependant dépassé cette dichotomie « trop simpliste et finalement intenable […], qui traite de manière indépendante ce qui est en réalité inséparable et inextricable. »256 Ce que nous

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Weber M., Économie et société, Paris, Plon, 1971.

255

March J., Simon H., Organizations, New York, Wiley, 1958.

256

Friedberg E., « Les quatre dimensions de l’action organisée », Revue française de sociologie, 33, 1992, p.533.

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qualifions dans notre travail de structure organisationnelle renvoie donc à ce que M. Crozier et E. Friedberg nomment un « système d’action concret »257, et non uniquement à la structure formelle. En effet, cette dernière

« n’est pas indépendante du champ de forces quelle construit, elle ne dispose d’aucune rationalité supérieure aux conduites et pratiques qu’elle cherche à canaliser et à réguler. Elle en est au contraire partie prenante intégrale, et elle ne trouve force et prégnance que parce que, et dans la mesure où, elle est reprise et intégrée dans ces conduites et pratiques qui l’utilisent autant comme protection que comme ressource dans les transactions et négociations qui les lient. […] elle est l’expression cristallisée et codifiée d’un rapport de force et d’un compromis entre les participants, qu’elle a en même temps pour fonction de figer. »258

Ainsi, l’analyse de l’organisation ne peut continuer de séparer ce qui ressort des interactions codifiées et ce qui y échappe. Il faut par conséquent tout autant se méfier d’une étude purement formelle que d’une conception de l’organisation qui exclurait totalement cette dimension, la considérant comme un simple vernis, superficiel voire trompeur, coupé de la réalité des rapports de forces expliquant le processus décisionnel259. Friedberg rappelle que les éléments formalisés permettent d’« instituer une légitimité, de figer des hiérarchies, des ordres de préséance, d’allouer des droits d’accès et d’attribution et de structurer un rapport de force, bref de protéger les acteurs d’un champ en le « verrouillant » contre des remises en ordre trop brutales. »260 Ils ne peuvent donc être tenus pour négligeables, loin s’en faut.

257

Crozier M., Friedberg E., L’Acteur et le système, Paris, Seuil, 1977. Voir également Friedberg E., Le pouvoir et la règle : dynamiques de l’action organisée, Paris, Seuil, 1993.

258

Friedberg E., art. cit., p.533.

259

Au sein de la sociologie des partis politiques, A. Panebianco insiste sur le lien nécessaire entre dimensions formelles et informelles, notamment dans une optique comparative. Voir Panebianco A., Political Parties : Organisation and Power, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.

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Le concept de système d’action concret, s’il permet de dépasser la dichotomie formel/informel, nous apporte aussi une réponse quant à l’intégration des logiques individuelle et collective à travers son approche dynamique et constructiviste de l’organisation :

« L’acteur n’existe pas en dehors du système qui définit la liberté qui est la sienne et la rationalité qu’il peut utiliser dans son action. Mais le système n’existe que par l’acteur qui peut le porter et lui donner vie, et qui seul peut le changer. C’est de la juxtaposition de ces deux logiques que naissent ces contraintes de l’action organisée que notre raisonnement met en évidence. »261

Cette approche est dynamique et constructiviste dans la mesure où l’organisation n’est pas un donné s’imposant de l’extérieur aux individus, tout comme les individus ne sont pas des électrons totalement libres, hors de toute contrainte quant à l’accomplissement d’un objectif commun. Les deux s’influencent mutuellement et du même coup se construisent mutuellement. Action collective et organisation sont donc les « deux faces indissociables d’un même problème : celui de la structuration des champs à l’intérieur desquels l’action, toute action, se développe »262.

Une telle conception de l’organisation repose sur les postulats suivants : l’organisation est perçue comme action collective, les acteurs possèdent de relatives marges de manœuvre, le système d’action étant relativement indéterminé, il crée des incertitudes, l’acteur est un homo sociologicus cognitif, autrement dit il analyse son environnement, sa situation, et agit selon le principe d’une rationalité limitée (à la manière de H. Simon) sensible aux effets de position et de disposition théorisés par R. Boudon. Ces postulats sont compatibles avec les logiques explicatives que nous avons présentées jusqu’à présent et peuvent ainsi sans grande difficulté être assumés dans ce travail. Précisons simplement que notre conception de l’intégration des

261

Crozier M., Friedberg E, op. cit., p.11.

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logiques individuelle et collective intégrera en plus des éléments dispositionnels si ceux-ci apparaissent pertinents dans l’explication. Ils peuvent notamment permettre de compléter voire de nuancer une approche très rationaliste, comme l’est à sa manière la théorie de la mobilisation des ressources dans son explication de l’engagement des individus dans une action collective. Nous reviendrons sur ces différents points dans le chapitre suivant consacré aux hypothèses explicatives, mais signalons ici l’intérêt de relativiser l’apport de l’approche rationaliste, en raison de l’importance non négligeable des phénomènes culturels et identitaires de nature dispositionnelle mis en avant notamment par la théorie des nouveaux mouvements sociaux263. Il paraît en effet raisonnable de s’intéresser à ces questions difficilement interrogeables par une approche en termes de rationalité, même limitée, car la transformation d’une organisation en parti politique, avec toute la valeur symbolique que peut revêtir un tel changement, touche probablement directement à de tels phénomènes.

L’analyse stratégique nous procure donc une théorie de l’intégration des logiques individuelle et collective. L’organisation, par le biais de sa direction, adopte des objectifs, des manières de faire et des représentations collectives, que les acteurs individuels sont en partie contraints d’endosser. Ces derniers peuvent cependant essayer de combiner avec succès intérêts personnels et engagement au sein de l’organisation. Ils peuvent essayer de troquer leur silence, leur loyauté, comme dirait A. Hirschmann264, ou plus simplement leur contribution au collectif, contre des avantages répondant à une rationalité individuelle. Ils peuvent aussi, pensons-nous, obéir à une logique plus dispositionnelle. À ce stade, nous n’avons pas besoin de plus que de ce schéma combinant les deux pôles de causalité qui restaient à saisir dans leur interaction. On comprend, à travers l’analyse stratégique de ce que nous avons nommé la structure organisationnelle du protoparti, qu’ils sont, du point de vue de

263

Sur ce point, voir entre autres Touraine A., « Découvrir les nouveaux mouvements sociaux », in Chazel F. (dir.), Action collective et mouvements sociaux, Paris, PUF, 1993, p.17-36, et Kriesi H., Koopmans R., Duyvendack J.-W., Giugni M., New Social Movements in Western Europe : a Comparative Analysis, Londres, UCL Press, 1995.

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l’action, parfaitement dépendants l’un de l’autre. Le schéma des pôles de causalité doit donc prendre la forme suivante265 :

Figure 15 – Les trois pôles de causalité (2)

Cette conception de l’organisation a des conséquences de première importance pour la production de l’explication, puisque les hypothèses explicatives de l’action nécessitent par définition l’existence d’un acteur. Or dans le cadre d’une analyse dynamique d’abord, mais surtout dans le cadre d’une conception de l’organisation telle que celle développée ici, il est impératif, une fois les étapes distinguées, d’isoler quels acteurs remplissent quels rôles dans la production du phénomène. Ainsi l’approche dynamique découpera la transformation en plusieurs étapes. Sur cette base grossière, on ne peut encore appliquer les hypothèses explicatives puisque tout dépend de qui produit l’idée, qui la porte et la défend, puis qui l’impose ou la propose au vote, qui l’accepte, qui la met en place concrètement, etc. Il s’agit à

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Légende du schéma : les flèches en gras signifient « cause » entre les pôles de causalité ; les flèches fines signifient « cause ».

Individu

Organisation Contexte

Transformation en parti politique

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chaque fois, sur chaque acteur (individuel ou collectif – un clan, un groupe), d’appliquer le modèle explicatif. Au-delà de l’idée que ni l’organisation seule, ni l’individu seul, ni le contexte seul ne peuvent expliquer la production du phénomène, la multicausalité polaire revêt cette deuxième signification : il existe au sein du mouvement des rapports de pouvoir, des intérêts et des dispositions qui jouent des rôles causaux probablement différents à chaque étape de la transformation en parti politique.

La difficulté tient dans le fait que la pertinence des différentes étapes que l’analyse dynamique identifie est en partie fonction des rapports de forces existants : si l’organisation ne procède jamais à une consultation de ses militants et si par conséquent la stratégie de transformation en parti n’est ni discutée ni votée par les militants, une telle étape n’existera pas dans le résultat de la déconstruction du continu propre à l’analyse dynamique. Ainsi ce sont bien les deux approches qui doivent être menées conjointement, opérant des retours critiques de l’une à l’autre : déconstruction en états synchroniques, sur la base des rapports de forces internes, afin d’établir rigoureusement l’existence de ces mêmes rapports de force. Une fois ce travail effectué, le modèle explicatif peut être testé sur les acteurs en jeu.

Bilan intermédiaire

Nous arrivons au terme de ce premier chapitre consacré aux logiques explicatives de la transformation d’un protoparti. Les éléments établis constituent en quelque sorte l’espace logique de cette explication. Les hypothèses qui guideront notre recherche devront nécessairement prendre place dans cette structure méta-théorique. L’espace logique de notre analyse repose d’abord sur deux postulats épistémologiques : le causalisme et l’instrumentalisme, qui cadrent à la fois l’objet (une explication causale) et les conditions de possibilité de l’analyse (les critères des choix théoriques et méthodologiques). Il propose ensuite une délimitation des hypothèses à cinq dimensions : la multicausalité fonctionnelle (production, autorisation, prédisposition, sélection), la multicausalité intrafonctionnelle (plusieurs causes remplissent la même fonction), la multicausalité polaire (les trois pôles de causalité), la multicausalité des registres explicatifs (par les raisons, les dispositions et le contexte), et la multicausalité verticale (l’explication par des causes de différents niveaux). Enfin, il impose une approche dynamique de l’explication de la transformation comprise

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comme ayant une durée, et opère alors un double mouvement de déconstruction et de reconstruction (d’analyse et de synthèse) du continu.

Pour terminer, on peut résumer l’ensemble de ces propositions dans le schéma suivant266 :

Figure 16 – L’espace logique de l’explication de la transformation des protopartis

266

Légende du schéma : les flèches signifient « cause » ; « Cp » signifie cause produisant, « Ca » cause autorisant, « Cs » cause sélectionnant, et « Cd » cause prédisposant ; « Cp1 » signifie première cause produisant, « Cp2 », deuxième cause produisant, etc. ; « dispo » signifie dispositions et « contxt » contexte. Orientation multicausale Multicausalité intrafonctionnelle (Cp1 + Cp2+Cp3) Multicausalité fonctionnelle (Cp/Ca/Cd/Cs) Multicausalité polaire (individu/organisation/ contexte) Multicausalité des registres explicatifs (raisons/dispo./contxt) Multicausalité verticale (niveau 1, niveau 2) Postulat n°1 : Le causalisme Postulat n°2 : L’instrumentalisme Approche dynamique

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