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Hypothèse épistémologique, thèse sociologique

Telle que nous venons de la présenter, cette recherche apparaît comme un travail de sociologie politique, guidé par les exigences d’un tempérament de méthodologue. Cependant, afin que la logique interne de notre travail apparaisse entièrement, il faut préciser que deux lectures différentes peuvent en être faites, selon qu’on adopte un regard épistémologique (donc philosophique) ou sociologique. Dans le premier cas, la structure argumentative générale est de nature hypothético-déductive, dans le second cas elle est de nature méthodologico-inductive15.

Contrairement à la lecture sociologique décrite ci-dessus et qui est adoptée pour la présentation de notre travail, une lecture épistémologique dévoile en réalité une structure hypothético-déductive. L’hypothèse épistémologique proposée est qu’une position rigoureusement instrumentaliste et causaliste peut être tenue en sciences sociales, et qu’elle peut permettre une explication causale de phénomènes processuels. Nous déduisons de ces hypothèses un modèle logique de l’explication causale qui est nécessairement multicausal du

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Cette dénomination peu élégante est cependant conforme aux développements relatifs au tempérament de méthodologue.

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

point de vue des pôles de l’explication, des registres explicatifs, des fonctions causales, de l’intrafonctionnalité et des niveaux d’explication16. Pour le dire autrement, le problème de nature épistémologique qu’il s’agit de résoudre est le suivant : les exigences d’un tempérament de méthodologue, au sens défini dans la figure n°1, sont-elles traduisibles dans un programme de recherche réalisable ? Deux tests complémentaires doivent alors être effectués, le premier consistant en une traduction de ces exigences en termes d’hypothèses explicatives cohérentes, le second à travers la réalisation d’une étude de cas menée sur la base du modèle proposé.

Du point de vue de la philosophie des sciences, l’un des enjeux de la réussite de notre entreprise est alors l’élimination des arguments ontologiques dans les choix paradigmatiques, théoriques ou méthodologiques. Deux conclusions pourraient en effet en être tirées : premièrement, la nécessité de recourir à des considérations sur ce qui constitue la réalité pour justifier d’un choix en amont ou au cours de la recherche disparaîtrait ; deuxièmement, les rejets et exclusions d’explications concurrentes sur la base de leurs fondements ontologiques prétendument erronés, qui se justifient par la nécessité de se référer, même implicitement, à une ontologie du monde social et psychologique, seraient privés de leur fondement. Enfin, par voie de conséquence, si les postulats relatifs à l’existence des êtres et des processus sociaux et mentaux constituent logiquement, lorsqu’ils diffèrent d’une théorie à l’autre, des éléments d’incommensurabilité, et donc d’exclusion, alors la réalisation d’une recherche de sciences sociales fondée sur une épistémologie instrumentaliste refusant tout présupposé ontologique permet de conclure que l’incommensurabilité, appuyée sur l’argument d’ontologies incompatibles, n’est pas une fatalité pour les sciences sociales.

Ainsi, que l’individualisme méthodologique se berce d’illusions quant à l’existence de soi-disant raisons, qu’il se méprenne en réduisant toute réalité collective à un agrégat d’individus qui seraient seuls réels, que les dispositions des sociologues de la socialisation ne soient que des chimères, que les cognitivistes prennent les représentations pour des réalités, il s’agit de montrer que ce ne sont plus nécessairement des problèmes ou des questions pour les

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chercheurs en sciences sociales. Nous reviendrons, au terme de cette recherche, sur les conclusions qu’il faut en tirer.

La deuxième lecture qui peut être faite de la structure argumentative de notre travail, et qui constitue le mode de présentation du texte, est une lecture en termes de sociologie politique. Précisons que celle-ci gagne en clarté si elle s’appuie sur une compréhension préalable de l’objectif épistémologique. En effet, le tempérament de méthodologue et la posture de recherche qui lui correspond se justifient par une épistémologie instrumentaliste et causaliste. Ces éléments sont largement développés dans le corps du texte. Ce sur quoi il convient ici d’insister dans cette lecture, c’est l’absence de démarche hypothético-déductive générale. Si notre objectif, du point de vue de la sociologie politique, est la mise en évidence des configurations de causes qui expliquent la transformation d’un protoparti, celui-ci ne sera pas réalisé à travers ce qu’on nomme habituellement le test d’hypothèses sur des études de cas. Notre modèle explicatif de la transformation des protopartis, qui tend à un maximum de pluralisme (multicausalité) parce qu’il ne peut s’appuyer sur des considérations théoriques qui seraient elles-mêmes fondées sur des arguments ontologiques (épistémologie instrumentaliste), ne peut rencontrer d’infirmation, puisqu’en son principe il dit « le tout des singularités ramené au général par la logique »17. Proposant une batterie d’hypothèses mises en cohérence selon des principes logiques explicités et justifiés, quasiment toute configuration de causes historiques peut être appréhendée. Il ne s’agit donc en aucun cas du test d’hypothèses qui les confirmerait ou les infirmerait, mais seulement de l’application d’une grille de lecture au sein de laquelle les recherches empiriques nous conduiront à sélectionner les éléments explicatifs pertinents pour chaque cas. La constitution, d’un côté, d’une méthode de lecture des processus causaux (modèle explicatif), et de l’autre le repérage inductif des causes (application) justifie la dénomination méthodologico-inductive de notre démarche.

Afin de montrer clairement la structure argumentative de notre recherche, nous proposons le schéma suivant :

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Nous remercions C. Sorbets de nous avoir livré au cours d’un entretien personnel cette formule juste et concise.

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épistémo-logique

STRUCTURE ARGUMENTATIVE GENERALE Lecture sociologique

Postulat Nominalisme

(singularité  action-événement) Postulat

Hypothèses Déductions Fondements logiques et épistémo-logiques Modèle explicatif Test Application

Figure 2 – Double lecture, double logique CAUSALISME Multicausalité verticale INSTRUMENTALISME Multicausalité fonctionnelle Multicausalité desregistres Multicausalité polaire Multicausalité intrafonctionnelle DYNAMIQUE SIP/SPP Niveau représentationnel Stratégies Étude de cas

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Est-ce à dire qu’il y aurait, dans notre travail, une thèse d’épistémologie d’un côté et de l’autre une thèse de sociologie politique ? La première irait au-delà des discussions théoriques habituelles et mettrait en œuvre ses exigences à travers une recherche empirique. Elle vérifierait sa faisabilité et sa pertinence pour et dans une pratique, et non plus seulement d’un point de vue conceptuel. On peut noter que ce type de démarche est rare en philosophie des sciences18. La seconde aurait pour originalité non pas d’expliciter les choix opérés quant au modèle explicatif appliqué par la suite (cela heureusement est courant dans les travaux de sociologie politique), mais de les justifier d’un point de vue logique, d’en établir les conditions de possibilité, ce qui est peu fréquent. Deux thèses, donc, ou deux lectures d’un même travail ? Cette distinction n’est probablement que rhétorique. Elle attire cependant l’attention sur le fait qu’il y a bien deux unités argumentatives qui chacune prend en charge la totalité du texte et des arguments, et non pas la juxtaposition de deux travaux dont chacun ressortirait à une discipline particulière et ne se justifierait pas aux côtés de l’autre.

Ces précisions ne doivent cependant pas laisser croire à une double intention posée dès l’origine. La seule ambition qui anime cette recherche, du début à la fin, est celle de la fabrication d’un modèle d’analyse qui soit à la fois justifié d’un point de vue logique et épistémologique, et qui permette de mettre en lumière les configurations de causes historiques expliquant la transformation d’un protoparti à travers une recherche empirique. Si les deux objectifs (disons simplement théorique et empirique) sont clairement présents dès l’origine, la question de la dualité de la structure argumentative, faisant émerger la logique hypothético-déductive propre à la dimension épistémologique, n’apparaît que dans un second temps car l’accent est mis sur la lecture sociologique. Ceci explique en partie pourquoi le test de la thèse épistémologique n’est pas entièrement satisfaisant à notre goût. En effet, elle n’intègre pas dans le corps du texte de nombreux éléments, débats et discussions, qui la consolideraient davantage (dans une perspective purement épistémologique), mais que nous ne pouvons raisonnablement intégrer dans une thèse soutenue en science politique.

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C’est sur ce constat que se fonde la critique classique, redondante, des scientifiques à l’égard des épistémologues, qui selon les premiers fabriquent des systèmes conceptuels de justification ou de validation inapplicables dans la pratique normale de la recherche scientifique.

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Ainsi, il serait intéressant de faire apparaître les fondements et la portée de l’instrumentalisme que nous défendons, en le distinguant des multiples variantes qui en ont été données. Le phénoménisme d’un côté, qui fonde la position instrumentaliste en référence aux entités inobservables, et qu’on trouve chez Berkeley dans ses travaux sur la théorie newtonienne de la gravitation19, ou plus récemment chez Mach20, ou de l’autre côté l’analyse de la causalité proposée par Hume21, qui s’attaque au caractère nomologique des énoncés scientifiques, ne constituent pas les seules sources possibles. Pour les empiristes en général, l’adoption de thèses vérificationnistes ou intuitionnistes mène souvent à une position instrumentaliste (l’empirisme seul n’y conduit pas). Les développements récents sur la question du réalisme22 ont été l’œuvre principalement d’opposants à l’hégémonie réaliste des années 1970. Les thèses de Nancy Cartwright23, Ian Hacking24 ou B. Van Fraassen25 mériteraient un examen approfondi et une comparaison avec l’instrumentalisme de Dennett que nous adaptons ici. L’empirisme constructif de Van Fraassen, en particulier, appelle un tel travail, tant ses positions paraissent proches, comme l’indique l’extrait suivant :

« tout anti-réalisme est une position selon laquelle les buts de la science peuvent être très bien satisfaits sans que l’on ait à produire pareille description vraie au sens littéral, et selon laquelle l’acceptation d’une théorie peut tout à fait comprendre quelque chose de moins (ou d’autre) que la croyance qu’elle est vraie.

L’idée d’une description littéralement vraie recouvre deux aspects : le langage doit être interprété de manière littérale ; et, ainsi interprété, le compte-rendu est vrai.

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Berkeley G., De motu, in Berkeley G., Œuvres II, Paris, Presses Universitaires de France, 1987.

20

Mach E., La Mécanique, Paris, Hermann, 1904.

21

Hume D., Enquête sur l’entendement humain, Paris, Librairie Générale Française, 1999.

22

Voir Laugier S., Wagner P. (dir.), Philosophie des sciences. Naturalismes et réalismes, Paris, Vrin, 2004.

23

Cartwright N., « The Truth Doesn’t Explain Much », American Philosophical Quaterly, 17, 1980, p.159-163.

24

Hacking I., Concevoir et expérimenter, Paris, Ch. Bourgois, 1989.

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Cela divise les anti-réalistes en deux catégories. La première soutient que la science, convenablement (mais pas littéralement) interprétée, est vraie ou vise à être vraie. La seconde soutient que le langage de la science devrait être interprété de manière littérale, mais que ses théories n’ont pas à être vraies pour être bonnes. L’anti-réalisme que je défends appartient à la seconde catégorie. »26

L’instrumentalisme que nous défendons à la suite de Dennett appartient aussi à cette seconde catégorie. Ce sur quoi nous insistons dans notre recours à la position anti-réaliste, ce sont les conséquences d’une telle conception de la vérité des concepts et des théories : il ne s’agit pas d’adopter une position ontologique mais de refuser de fonder la recherche sur des conceptions ontologiques au sujet desquelles les scientifiques n’ont pas besoin d’avoir un avis pour fonder leur travail.

Par ailleurs, les oppositions avec les différents types de réalisme (réalismes d’entité théorique, axiologique, métaphysique, etc.27) ou avec la tradition pragmatiste permettraient une clarification de nombreux aspects passés ici sous silence. Le « réalisme interne » de Putnam, en particulier, nécessiterait quelques développements. Elles donneraient aussi l’occasion d’une explicitation du postulat nominaliste qui nous conduit à conceptualiser la transformation des protopartis comme action-événement. Pour toutes ces raisons, certaines positions épistémologiques adoptées ici restent provisoires ; d’autres, plus fermement ancrées et argumentées, demeurent hélas insuffisamment justifiées dans le cadre de ce travail. C’est aussi ce qui explique la logique hypothético-déductive de la thèse épistémologique : une position de départ y est proposée, risquée, mise en jeu.

26

Idem, p.148.

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