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La question du choix entre monocausalité et multicausalité en sociologie est une question fortement débattue depuis l’origine de la discipline63, mais elle prend rarement la forme d’une interrogation sur le type logique de causalité à mettre en œuvre dans les différents travaux et théories. On reproche parfois à telle ou telle recherche de proposer une explication monocausale, ne privilégiant, sans que cela soit justifié, qu’un seul facteur explicatif. C’est l’une des principales critiques faites aux premières analyses marxistes, pour lesquelles l’infrastructure économique (les rapports de production) expliquait l’ensemble des phénomènes de la superstructure (les phénomènes sociaux, politiques et religieux). Il faut souligner qu’à l’intérieur de la galaxie marxiste un certain nombre d’aménagements ont été apportés, et il semblerait aujourd’hui que l’étiquette marxiste (ou néo-marxiste) ne soit attribuée à un auteur, ou assumée par celui-ci, que proportionnellement au degré de monocausalité présente dans sa recherche64. Notons qu’il en va de même de certaines explications culturalistes, qui furent parfois strictement monocausales, ou de l’explication par la poursuite du seul intérêt économique ou de la maximisation des profits, proposée par les tenants de la théorie du choix rationnel65.

Nous optons ici pour une perspective multicausale. Celle-ci consiste à rechercher dans l’histoire de la production d’un effet une multiplicité de facteurs concourant de manière non réductible des uns aux autres à cette production. Autrement dit, il ne s’agit pas de penser a

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Les critiques que Weber adresse au matérialisme de Marx prennent la forme avant tout d’une critique de la monocausalité. Voir « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales», in Weber M., Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1992, p.117-201.

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Les réticences de T. Skocpol à accepter l’étiquette marxiste nous paraissent de ce point de vue justifiées. Bien qu’ancienne élève de B. Moore, dont les explications historiques mettent en priorité l’accent sur les conséquences des luttes de classes, elle a introduit dans ses analyses un deuxième facteur explicatif fort : l’État. Il en va de même de la position d’I. Wallerstein en théorie des relations internationales.

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Un exemple édifiant est fourni par Tullock G., Le marché politique. Analyse économique des processus politiques, Paris, Economica 1978.

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priori qu’une seule et unique cause ne peut suffire à expliquer un phénomène, mais d’ouvrir à la possibilité de conclure, après étude, à cette multiplicité. Cela implique donc de rechercher des liens de causalité entre une multiplicité de facteurs supposés et l’effet produit, qui seront autant d’hypothèses à tester.

Qu’est-ce qui justifie cette perspective multicausale ? La première raison pourrait être d’ordre ontologique : les phénomènes humains étant par essence complexes, aucune cause ne peut être prétendue suffisante pour les expliquer. C’est typiquement la multicausalité à l’œuvre chez Weber. Une pluralité de raisons, de motifs, indépendants les uns des autres, se conjuguent pour expliquer un comportement : la référence à des traditions, des valeurs et des intérêts contextuels bien compris. S. Kalberg, qui a étudié dans le détail la dimension multicausale de la sociologie wébérienne, parle à ce propos d’ « un engagement de principe en faveur de la multicausalité »66. Ce n’est cependant pas la justification que nous retenons, parce qu’elle s’appuie sur une assertion ontologique positive : la réalité est complexe, les causes sont nécessairement multiples. Nous nous gardons de ce genre d’affirmation scientifiquement non valable. Les scientifiques n’ont pas à se préoccuper d’abord de questions ontologiques pour fonder leurs recherches. Qu’ils ne l’aient d’ailleurs jamais vraiment fait, c’est un point d’histoire qui, en sciences dures, est indiscutable67, et qui pour les sciences sociales ne l’est pas moins. Si ces dernières avaient dû attendre de clarifier leur

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Kalberg S., La sociologie historique comparative de Max Weber, Paris, Découverte/MAUSS, 2002 [1994], p.89. Nous soulignons.

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Qu’on se souvienne des discussions de la fin du XIXe siècle sur l’existence de l’éther, objet physique postulé car indispensable à la mise en cohérence des théories de la lumière et de la physique classique, mais dont personne n’a jamais pu prouver l’existence. Les questions ontologiques n’ont pas constitué ici le fondement de la réflexion. Sinon l’éther n’aurait évidemment pas été accepté. Il ne s’agit pas de dire qu’on peut créer ex-nihilo n’importe quel objet, arbitrairement. Il s’agit plutôt de ne pas empêcher une théorie d’avoir recours à un objet dont l’existence n’est pas avérée sous prétexte que cet objet n’existe pas, et qu’il faut au préalable prouver son existence. Le seul critère scientifique est celui de la pertinence de l’explication ou de la réussite de la prédiction opérée par la théorie. La physique quantique, la chimie, la génétique, entre autres, fonctionnent ainsi. Personne n’a jamais vu ni centre de gravité, ni positron, ni boson de Higgs, ni quark, ni particule d’anti-matière, ni gène, etc. Tous ces objets sont postulés parce que des phénomènes ne peuvent être expliqués que comme effets de telles entités. Ils permettent de bonnes explications, cohérentes avec les théories en cours, et de bonnes prédictions. Cela suffit à leur conférer une existence objective (et non réelle). Telle est la thèse fondamentale de l’instrumentalisme que nous défendons.

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ontologie avant de commencer leur œuvre, elles n’auraient à ce jour encore rien produit. On ne peut en effet trancher avec certitude la question de savoir si les dispositions et les compétences existent, si les catégories existent, si les raisons existent, si les institutions existent, si les collectifs existent vraiment. Tout dépend bien entendu de ce qu’exister signifie. Mais alors, entre les défenseurs d’une ontologie strictement et rigoureusement matérialiste68, ceux qui revendiquent le droit à des ontologies multiples et la grande majorité qui ne se pose aucune question de ce genre se contentant d’une ontologie de sens commun69 (fondés sur la physique et la psychologie populaires), les débats ne seront jamais clos. Fort heureusement, les concepts des sciences sociales ne sont que des instruments au service de théories fonctionnant plus ou moins bien. Les institutions existeront, en quelque sorte, pour ceux que les théories faisant appel aux institutions convainquent ; de même les raisons seront davantage que des rationalisations a posteriori pour ceux qui adhèreront aux explications fournies par les théories rationalistes et intentionnalistes. Comme nous l’avons dit plus haut, il n’appartient pas aux chercheurs des sciences sociales de fonder ontologiquement l’existence de ses instruments ou des phénomènes qu’il étudie. C’est pourquoi, dans les compétences qui sont les siennes, le sociologue doit se tenir hors de tout fondationnalisme ontologique et s’en tenir à une position instrumentaliste. C’est cette position que, dans la lignée de philosophes tels que D.C. Dennett70, nous adoptons.

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À la suite de D. Sperber, nous pouvons distinguer trois catégories de matérialisme : l’un fondé et cohérent, du type de celui qu’il défend, un autre vide (non justifié et non suivi d’effet dans la théorisation), et un troisième contradictoire (caractéristique du marxisme vulgaire, qui postule à la fois que tout est matériel et que la part matérielle de la réalité – l’économique – détermine la part immatérielle – le politique, le religieux – dont on ne sait pas d’où elle peut venir ; si elle n’existe pas, on retrouve alors le matérialisme vide). Voir entre autres Sperber D., «Les sciences cognitives, les sciences sociales et le matérialisme », Le Débat, 47, 1987, p.105-115, ainsi que La Contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996. Pour une critique de cette vision, voir Scubla L., « Sciences cognitives, matérialisme et anthropologie », in Andler D. (dir.), Introduction aux sciences cognitives, Paris, Folio, 1992, p.421-446.

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Sperber qualifie cette position de pluralisme ontologique, qui défend l’autonomie des phénomènes sociaux et culturels. Il ne s’agit que d’un postulat. C’est selon l’auteur la position largement majoritaire en sciences sociales aujourd’hui.

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Pour une présentation de la posture instrumentaliste contemporaine (et non de l’instrumentalisme comme branche du pragmatisme, tel que défendu par J. Dewey, pour lequel la théorie est un instrument pour et en vue de l’action) et des questionnements qui la traversent, nous renvoyons entre

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La justification de notre orientation multicausale est donc uniquement et radicalement d’ordre méthodologique71 : uniquement, dans le sens où c’est la seule justification que nous donnerons ; radicalement, en ce sens que c’est, comme nous l’avons dit, la seule justification qui vaille. N’accordant pas de privilège ontologique à l’un ou l’autre des phénomènes conceptualisés par les théories des sciences sociales (raisons, dispositions, idéologies, contexte, etc.), nous ne pouvons avec ce critère accorder de priorité à l’étude d’aucun pour expliquer la transformation des protopartis. Par choix méthodologique, nous pourrions cependant nous intéresser à un seul facteur possible expliquant notre objet. Ce choix, bien que correctement justifié, serait cependant stratégiquement peu raisonnable tant les hypothèses explicatives paraissent nombreuses : le risque de choisir une hypothèse qui se révèlerait non pertinente pour l’explication est trop grand. Pour cette raison, nous optons donc pour une

autres à Fine A., « Unnatural Attitudes : Realism and Instrumentalism Attachments to Science », Mind, 96, 1986, p.149-179 ; Van Fraassen B., The Scientific Image, Oxford, Clarendon Press, 1980 ; Horwich P., « On the Nature of Norms of Theoretical Commitment », Philosophy of Science, 58, 1991, p.1-14 ; Kukla A., « Scientific Realism, Scientific Practices and the Natural Ontological Attitude », The British Journal for the Philosophy of Science, 5 (4), 1994, p.955-975 ; Papineau D., « The Paradox of Instrumentalism », Proceedings of the Biennal Meeting of the Philosophy of Science Association, 1, 1986, p.269-276 ; sur l’instrumentalisme spécifique à D. C. Dennett, voir entre autres « Real patterns », Journal of Philosophy, 87, 1991, ainsi que La stratégie de l’interprète. Le sens commun et l’univers quotidien, Paris, Gallimard, 1990. Nous nous permettons de renvoyer aussi à Gouin R., Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’esprit sans jamais rien poser a priori. Dennett et le fonctionnalisme, Mémoire de maîtrise, Philosophie, Université Montaigne Bordeaux III, 2003. Les éléments fondamentaux de la querelle entre instrumentalisme et réalisme se trouvent entre autres dans Laugier S., Wagner P. (dir.), Philosophie des sciences. Naturalismes et réalismes, Paris, Vrin, 2004 ; Hendry R.F., « Are Realism and Instrumentalim Methodologically Indifferent ? », Philosophy of Science, 68(3), 2001, p.25-37 ; Overton W.F., « Interpretationism, Pragmatism, Realism, and Other Ideologies », Psychological Inquiry, 5(3), 1994, p.260-271 ; Putnam H., Le réalisme à visage humain, Paris, Seuil, 1994. L’instrumentalisme, dans son débat avec le réalisme (ou fondationnalisme), ne doit pas être confondu avec le constructivisme tel que les philosophes des sciences sociales l’ont abordé (voir Hacking I., Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte, 2001 ; Kukla A., Social Constructivism and the Philosophy of Science, Londres, Routledge, 2000 ; Keucheyan R., Le constructivisme. Des origines à nos jours, Paris, Hermann, 2007). L’instrumentalisme est une philosophie déterminant les critères logiques et psychologiques (épistémologie naturalisée) du savoir scientifique hors de toute considération extra-scientifique (surtout ontologique). Le constructivisme est une théorie des modes d’existence des objets scientifiques ramenant ces modes aux conditions sociales de leur production.

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L’idée est que c’est le choix stratégique d’une méthode plutôt que d’une autre qui nous conduit à la perspective multicausale, et non un a priori ontologique. C’est bien parce que le débat ne peut se placer selon nous qu’au niveau du choix (de la stratégie) méthodologique que notre justification est dite d’ordre méthodologique.

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perspective multicausale. L’instrumentalisme, par son refus de déduire des hypothèses à partir de considérations ontologiques, nous conduit donc à justifier notre perspective multicausale par la seule raison qu’il accepte : une raison méthodologique.