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De la prédiction à l’explication

L’instrumentalisme est une position épistémologique sur le statut des entités théoriques qui appuie ses arguments, quant au recours à ces instruments, sur le fait que les prédictions qu’ils permettent réussissent. L’instrumentalisme que nous défendons à la suite de Quine ou Dennett et que nous avons exposé plus haut dit bien davantage, mais il s’accorde avec l’instrumentalisme tel qu’il a été étudié par Popper134 sur ce point : les instruments, les abstracta, n’ont pas de pouvoir causal (puisqu’ils n’appartiennent pas à « l’ameublement du monde », comme dit Russell) ; ils ont simplement un pouvoir prédictif. Il nous faut alors faire la même distinction quant à l’explication : les abstracta qui nous intéressent, les états intentionnels – c’est-à-dire les raisons – ne peuvent avoir de pouvoir causal, mais un pouvoir explicatif. Autrement dit, le seul pouvoir causal qu’ils ont se situe au niveau du modèle, non de l’acteur. Ce point est au fondement de notre recours aux raisons dans l’explication des

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Voir Abelson R.P., Aronson E., McGuire W.J., Newcomb T.M., Rosenberg M.J., Tannenbaum P.H. (dir.), Theories of cognitive consistency : a sourcebook, Stokie IL., Rand Mc Nally, 1968.

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La plus célèbre d’entre elles est sans aucun doute la théorie de la dissonance cognitive. Voir Festinger L., Theory of Cognitive Dissonance, Stanford, Stanford University Press, 1962, ainsi que Aronson E., « The return of the repressed : dissonance theory makes a comeback », Pychological Inquiry, 3(4), 1992, p. 303-311.

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Ici le statut logique de la consistance est très exactement celui des abstracta : celui d’un excellent outil prédictif et explicatif, dont pourtant nous n’aurons jamais la preuve de l’existence. Son objectivité (et non sa réalité) lui est donnée par ses succès.

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Voir Goethals G.R., « Dissonance and Self-Justification », Psychological Inquiry, 3(4), 1992.

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actions. Ce n’est pas la prédiction qui fonde l’explication, mais le pouvoir prédictif qui fonde le pouvoir explicatif. En effet, c’est parce que l’attribution de croyances et de désirs permet de prédire avec beaucoup de réussite les actions, que nous faisons l’hypothèse que cette stratégie intentionnelle peut offrir de bonnes explications des actions passées. Comprenons bien que l’explication est ici prise dans un sens faible par rapport à l’explication causale sur laquelle Jackson et Pettit, par exemple, ont travaillé. L’explication se fait ici sans aucun recours aux mécanismes causaux réels qui constituent la structure causale. Il ne s’agit que de donner une hypothèse possible sur l’histoire causale qui a eu lieu, histoire reconstruite sur la base d’inductions issues des prédictions réussies.

La méthodologie qui guide la prédiction ou l’explication repose doublement sur la norme de rationalité. Premièrement, l’observateur pose dans son raisonnement prédictif ou explicatif une prémisse portant sur le comportement qu’il serait rationnel d’avoir, mais avant même cette étape, il attribue des croyances et des désirs conformément à la norme de rationalité135.

La rationalité constitue d’abord une des prémisses servant à déduire la prédiction ou l’explication. Cette déduction ne se fait pas à la manière des réalistes comme dans l’exemple suivant (A) :

1) l’homme étant rationnel,

2) ses croyances et désirs étant C et D (étant donné la situation S), 3) il aura le comportement A.

L’instrumentalisme appelle une tout autre forme de raisonnement (B):

1) étant donné la situation S dans laquelle se trouve l’agent, il devrait avoir idéalement tels désirs D et telles croyances C;

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Nous avons donc affaire ici au principe de rationalité tel qu’il a été défendu par Davidson, davantage que par Dennett. Le premier estime en effet que la norme de rationalité gouverne l’ensemble des domaines touchant à l’action : perception, cognition et action. Dennett, lui, s’en tient à la cognition, c’est-à-dire à la rationalité gouvernant les croyances et les désirs. Cette différence n’est pas due simplement au fait que Davidson propose une théorie de l’action. Nous ne pouvons cependant entrer plus loin dans cette discussion qui n’a pas ici de conséquence particulière.

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008 2) il serait alors rationnel qu’il eût le comportement A.

Il ne s’agit pas simplement de passer d’un discours affirmatif à un discours conjectural. La rationalité n’est pas une rationalité supposée de l’agent, mais une rationalité que l’observateur applique à son modèle. La prémisse 1) de l’inférence réaliste (A) ne peut être conservée dans l’inférence instrumentaliste (B) et modifiée par un simple conditionnel du type « si l’agent était rationnel ». La prescription de rationalité s’intègre à chaque étape. Dans sa version prédictive, cette inférence ne conclut donc à aucune affirmation ou conjecture sur la réalité, mais uniquement sur le modèle. Dans sa version explicative, l’inférence conclut à une explication possible mais valable pour le modèle proposé, autrement dit une explication plausible du modèle lui-même. La norme de rationalité prend bien ici une forme prescriptive : il serait rationnel que l’agent agisse ainsi (prédiction), ou bien il eût été rationnel que l’agent agît ainsi (explication).

La norme de rationalité n’intervient pas qu’à ce stade : elle s’immisce aussi dans l’attribution même des croyances et des désirs. L’inférence explicative prend donc la forme suivante : étant donné le contexte et la biographie de l’agent, il eût été rationnel qu’il eût telles croyances et tels désirs. L’observateur suit donc, consciemment ou non, une règle pour attribuer les désirs et les croyances ; cette règle est le principe de rationalité. Le respect de la norme de rationalité implique par exemple la non contradiction entre deux croyances contenues dans l’inférence. On ne peut attribuer à l’agent à la fois la croyance qu’il va pleuvoir et la croyance qu’il ne va pas pleuvoir dans l’inférence visant à prédire ou expliquer le fait qu’il prend son parapluie en sortant de la maison136.

La manière dont joue la norme de rationalité dans la prédiction et l’explication de l’action ne renvoie pas à la rationalité du contenu des croyances et désirs ou à une forme particulière de rationalité concernant l’action produite. La rationalité telle qu’elle est pensée

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Notons bien que la non contradiction concerne les croyances ou les désirs eux-mêmes et non les conséquences de ces croyances et de ces désirs pour le comportement. Il n’est pas irrationnel d’attribuer à un agent à la fois le désir de maigrir et celui de céder à la tentation d’un deuxième dessert. En revanche, on ne peut attribuer à la fois le désir de maigrir et celui de ne pas maigrir. Soulignons enfin que le doute d’un individu quant à son désir ne revient absolument à attribuer à l’agent les deux désirs contradictoires en même temps. Sur ces différents points, voir Davidson D., Paradoxes de l’irrationalité, Combas, L’Éclat, 1991.

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dans le principe de rationalité n’a rien de commun avec la rationalité de l’acteur telle que les théories du choix rationnel, par exemple, l’ont utilisée. Nous rejoignons sur ce point R. Boudon lorsqu’il déclare :

« En fin de compte, la reconstruction des motivations et des raisons de l’acteur obéit grossièrement aux mêmes principes en sociologie compréhensive et dans l’enquête de police ou de justice. Elle n’a rien d’arbitraire ni de mystérieux. Elle suit au contraire des règles codifiées et reconnues. Le fait que les raisons des acteurs soient inobservables n’entraîne pas qu’on ne puisse les reconstruire, ni que cette reconstruction ne puisse être soumise à une critique méthodique, et, dans bien des cas, apparaître comme débouchant sur des certitudes.

Les tenants de la TCR [théorie du choix rationnel] ont une conception toute différente de la reconstruction des motivations des acteurs. Ils suivent ici C. Menger (1871; 1883)137 et von Mieses (1985)138, qui, loin de les considérer comme relevant d’une reconstruction testable par confrontation avec l’observation, gratifient l’homo œconomicus d’une psychologie aprioriste (...) qu’ils interprètent de manière réaliste : comme décrivant l’homme tel qu’il est. »139

Il s’agit donc bien d’opérer une reconstruction, et la rationalité n’est pas celle des acteurs mais celle du modèle, dont on suppose, après vérification et confrontation avec les indices, qu’elle renvoie correctement à celle des acteurs. L’orientation instrumentaliste sur la question de la réalité des croyances et de la rationalité est ici très claire et correspond parfaitement à notre posture épistémologique. La différence indépassable cependant entre cette conception de l’individualisme méthodologique et les principes qui gouvernent notre

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Menger C., Untersuchungen über die Methoden der Sozialwissenschaften und der politischen Oekonomie insbesondere, Leipzig, Duncker & Humblot, 1883 ; Menger C., Principles of economics, Glencoe, The Free Press, 1950.

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Von Mieses L., L’action humaine, Paris, PUF, 1985.

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Boudon R., « Théorie du choix rationnel ou individualisme méthodologique ? », Sociologie et sociétés, 34(1), 2004, p.9-34.

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recherche tient, comme on l’a vu à travers l’argumentation de Jackson et Pettit, sur le fondement, la justification de la primauté accordée à l’individu. On constate cependant que du strict point de vue de la recherche des raisons de l’acteur, nous rejoignons parfaitement l’individualisme méthodologique boudonien. Une seconde divergence apparaîtra avec la question des dispositions.