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Dilemme doctrinal et dilemme discursif

Afin d’expliquer en quoi les collectifs peuvent être les sièges d’explications causales, la posture instrumentaliste propose deux voies : soit on prouve que ces entités existent parce qu’elles sont observables, soit on en montre l’utilité pour la prédiction et l’explication. À l’évidence, seule la deuxième possibilité nous est offerte dans le cas des collectifs. Bien que n’étant pas instrumentaliste, Pettit souhaite opposer un argument non ontologique aux éliminativistes, et appuie celui-ci sur un dilemme mis en lumière par deux spécialistes du droit : le dilemme doctrinal244.

Le principe est le suivant : lorsque l’on souhaite que le collectif comprenant au moins trois personnes (A, B et C) prenne une décision, on regarde de quel côté penche la majorité de leurs avis, qu’ils donnent sous la forme d’une conclusion tirée de deux prémisses répondant chacune à une question. Deux logiques peuvent alors être suivies qui aboutissent, au niveau collectif, à deux décisions différentes. Face à ce dilemme, on choisit de privilégier une logique individuelle ou une logique collective. Prenons un exemple245 : trois juges (A, B et C) doivent se prononcer sur la question de savoir si le contrat signé entre deux personnes a été rompu. Afin de donner sa décision (la conclusion), chaque juge doit répondre à deux questions préalables (les prémisses) : (1) Y a-t-il eu contrat valide passé entre les personnes ? Le comportement observé conduit-il à la rupture du contrat ? (2) On peut présenter les résultats sous la forme suivante :

243

Pettit P., op. cit., chap. 5.

244

Voir Kornhauser L.A., Sager L.G., « Unpacking the Court », Yale Law Journal, 96(1), 1986, p.82-117.

245

Kornhauser L.A., Sager L.G., «The One and the Many: Adjucation in Collegial Courts », California Law Review, 81, 1993, p.1-59.

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008 Contrat valide ? (1) Comportement contraire ? (2) Rupture du contrat ? (conclusion) Décision du groupe

A

Non Oui Non

B

Oui Non Non

Logiques individuelles

C

Oui Oui Oui

Non

Logique collective Oui Oui Oui Oui

Tableau 1 – Le dilemme doctrinal

Si l’on suit la logique individuelle, on ne prend en compte que la conclusion de chaque juge, et le groupe étant un agrégat d’individus, la majorité l’emporte. Dans ce cas, deux juges sur trois concluant qu’il n’y a pas rupture du contrat, le groupe, c’est-à-dire ici le tribunal, conclut dans le même sens. En revanche, si l’on suit la logique collective qui consiste à collectiviser la réflexion à chaque étape du raisonnement, c’est-à-dire pour chaque prémisse, alors la majorité déclare que le contrat était valide (1), que le comportement observé était bien de nature à rompre ce contrat (2) et conclut donc à la rupture de celui-ci. Les deux logiques conduisent par conséquent à des conclusions opposées. Tel est le dilemme doctrinal, qui n’est qu’une possibilité parmi de nombreuses autres configurations de résultats possibles. Précisons que la nature conjonctive ou disjonctive des prémisses ne change en rien cette possibilité du dilemme, comme le montrent les autres exemples proposés par les auteurs246.

Sur la base de ce dilemme doctrinal, Pettit propose un argument en faveur de l’existence des groupes et de l’intérêt d’y faire référence dans l’explication de certains phénomènes sociaux. Son argumentation tient en plusieurs points. Le premier consiste à généraliser le dilemme doctrinal au niveau social, qu’il nomme alors « dilemme discursif », selon trois manières. La première est nommée généralisation sociale. À chaque fois qu’un groupe de personnes doit se prononcer collectivement sur un problème lié à une série de questions, le dilemme peut se poser. Pettit prend l’exemple suivant particulièrement éclairant :

246

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

imaginons qu’une entreprise réalise des bénéfices et que la décision de savoir comment ceux-ci vont être répartis soit soumise au vote de plusieurs personnes (A, B et C). La question suivante surgit : partage-t-on ces bénéfices sous la forme de hausse de salaires, ou investit-on dans des systèmes de sécurité pour les employés ? Chacun doit en réalité répondre à plusieurs questions préalables afin de tirer une conclusion : le danger est-il si important qu’il nécessite la mise en place de systèmes de sécurité (1) ? Celles-ci seront-elles efficaces face au danger (2) ? L’absence de hausse de salaire est-elle supportable pour chacun des salariés (3) ? et enfin, doit-on sacrifier cette hausse au profit d’un investissement sur la sécurité (conclusion) ? Les résultats pourraient apparaître comme suit :

Danger important ? (1) Mesure efficace ? (2) Absence supportable ? (3) Sacrifice du salaire ? (conclusion) Décision du groupe

A

Non Oui Oui Non

B

Oui Non Oui Non

Logiques individuelles

C

Oui Oui Non Non

Non

Logique collective Oui Oui Oui Oui Oui Tableau 2 – Le dilemme discursif (généralisation sociale)

On constate à nouveau que logique individuelle et logique collective s’opposent quant à la décision finale. Il se peut même que la logique collective aille à l’encontre de la totalité des décisions prises sur le mode individuel, comme dans le tableau ci-dessus. Il serait erroné de croire que le cas présenté ici est rare. On peut au contraire remarquer que les groupes qui dialoguent, débattent et délibèrent beaucoup sont souvent amenés à opter pour une logique collective privilégiant la décision sur chaque prémisse. C’est notamment le cas, comme le précise Pettit, des groupes qui sont chargés par une autorité de prendre telle ou telle décision, sur la base de considérations précisément stipulées comme une charte, un règlement, un contrat d’objectif, des programmes publics d’action. Ainsi les bureaux directeurs de partis ou d’association, les conseils d’administration d’entreprise, les comités de recrutement peuvent

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être amenés au moins à se poser la question du type de logique à suivre pour conclure à la décision finale.

La deuxième manière de généraliser le dilemme discursif est la généralisation diachronique. Contrairement aux juges, les groupes qui ont une décision à prendre n’ont pas toujours de base théorique complète, autrement dit, ils n’ont pas toujours les moyens de connaître l’ensemble des implications de leur choix. Or, cette ignorance a des effets importants sur les moyen et long termes, puisqu’il est possible que lors d’une prise de décision sur une autre question, certains choix se révèlent en contradiction avec les décisions prises sur de précédents problèmes. Deux possibilités s’offrent alors : adopter la logique individuelle et prendre le risque d’une contradiction avec les décisions précédentes, ou adopter une logique collective et déduire la décision sur le problème actuel des précédentes décisions, au risque d’aller à l’encontre de la majorité sur le problème actuel. Les tribunaux sont continuellement en proie à ce genre de dilemme, mais les hommes et les organisations s’exprimant publiquement ne le sont pas moins : afin d’assurer leur crédibilité ils se doivent de rester cohérents sur le long terme, et par conséquent d’obéir à une logique collective du point de vue diachronique.

La troisième généralisation est dite de forme modus tollens247. Cette dernière forme est une variante de la logique collective. Quand un groupe organise un vote et suit une logique individuelle qui entraîne une décision incompatible avec une position précédente, plusieurs possibilités s’offrent à lui : persister dans l’incohérence pour maintenir la primauté de la logique individuelle ; ignorer le résultat du vote et déduire des prémisses précédentes la décision à prendre (raisonnement de forme modus ponens) ; ou encore modifier la position qui avait été prise sur la prémisse incompatible avec les autres et avec le vote majoritaire. Ce raisonnement est de forme modus tollens car de la fausseté de la décision (son incompatibilité avec les prémisses) il infère la fausseté du principe, autrement dit le réfute, et incite à le

247

Rappelons que le modus tollens (le raisonnement lytique) s’oppose au modus ponens (raisonnement thétique). Ce dernier pose que la vérité du principe implique la vérité de la conséquence (x est en papier, donc x est combustible). Le modus tollens implique quant à lui la fausseté du principe à partir de la fausseté de la conséquence (x n’est pas combustible, donc x n’est pas du papier).

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

modifier. Ce raisonnement privilégie donc au final la cohérence, c’est-à-dire la logique collective.

La conclusion que l’on peut tirer de cette généralisation du dilemme doctrinal est qu’un groupe à objectif, quel qu’il soit, s’il adopte la logique collective (centrée sur les prémisses) quant à la décision qu’il doit prendre, ou si simplement il est susceptible d’opérer de la sorte, existe au-delà de la seule agrégation des individus qui le composent. Si l’on reprend l’exemple du tableau 2, qui est de ce point de vue le plus clair, on comprend que la décision peut s’imposer aux individus alors même que leurs calculs rationnels sur la question posée les menaient à la décision inverse. Pourtant, ils se plient à la logique collective. Pettit développe cette conclusion en proposant d’accorder aux groupes à objectif susceptibles de suivre une logique collective le statut de « sujets intentionnels »248. Autrement dit, dans les conditions précisées plus haut, ils sont doués d’intentions et de jugements.

Si l’on peut accorder à l’auteur que ces situations sont possibles, la posture instrumentaliste exige davantage : il faudrait que cette situation amenant un collectif à suivre la logique collective ait lieu dans un grand nombre de cas. L’argumentation suivante vise à le montrer. Tout groupe à objectif devra nécessairement émettre des jugements sur ses actions à venir. Or, à quelque niveau que ce soit (plus ou moins restreint à la sphère dirigeante), une délibération et une discussion devront avoir lieu, qui produiront peu à peu une histoire des jugements émis par le collectif. Nécessairement celui-ci sera confronté au dilemme discursif (dans sa version diachronique), qui le contraindra « à choisir entre la maximisation du reflet des positions individuelles et la garantie d’une rationalité collective. »249 Le point nodal de la démonstration de Pettit est le suivant :

« Le groupe ne sera pas un promoteur efficace ou crédible de son objectif présumé s’il tolère une incompatibilité ou une incohérence dans les jugements qu’il émet au cours du temps. […] Tout groupe à objectif est donc voué à tenter de

248

Pettit P., op. cit., p.149. Ceci n’est pas sans rappeler les « systèmes intentionnels » de Dennett.

249

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

collectiviser la raison, en produisant et en agissant selon les jugements collectifs […]. Le groupe ne pourra pas se présenter comme un promoteur efficace de son objectif s’il cherche régulièrement à établir la compatibilité et la cohérence des cas considérés en renonçant à l’un ou à l’autre de ses engagements passés : s’il ne permet jamais que son jugement présent soit déterminé par des jugements passés, il n’y aura aucune possibilité de prendre au sérieux une entité dont l’habitude est d’être si inconstante. »250

Ainsi, tout collectif est incité, voire contraint stratégiquement, à adopter une logique collective dans la production de ses jugements. Notons que le recours au modus tollens est alors remis en cause ; tout au moins sa portée est-elle à relativiser fortement. L’exemple que choisit Pettit pour illustrer ces contraintes pesant sur un groupe à objectif est celui d’un parti politique. Imaginons que ce dernier décide, à la suite d’un vote majoritaire (de trois militants : A, B et C), de ne pas augmenter les impôts en cas de succès aux prochaines élections (1). Trois mois plus tard, face, par exemple, à la situation internationale, il décide selon le même vote d’augmenter les dépenses militaires (2). Enfin trois mois plus tard, face à la question de savoir si d’autres dépenses peuvent être programmées (3), le problème se pose de savoir si cette décision doit être soumise au vote majoritaire ou non. En effet, il y a de bonnes chances pour que les militants souhaitent de nouvelles dépenses, mais ceci serait incompatible avec les positions adoptées précédemment. On peut condenser cet exemple sous la forme suivante :

250

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008 Augmentation des impôts ? (1) Augmentation des dépenses militaires ? (2) Autres dépenses ? (conclusion)

A

Non Oui Non

B

Non Non Oui

C

Oui Oui Oui

Tableau 3 – Dilemme discursif et exigence de cohérence

D’après Pettit, tout collectif se retrouvant dans cette situation ne peut, sous peine de se discréditer, opter pour la position exprimée par le vote majoritaire. Il doit donc faire prévaloir la logique collective et déduire sa décision quant à l’augmentation de nouvelles dépenses de ses jugements précédents, et par conséquent refuser cette augmentation.

Un dernier point reste à préciser. Comme le rappelle l’auteur, tous les groupes à objectif ne fonctionnent pas de manière si démocratique et ne procèdent pas à de tels votes majoritaires. Mais ceci ne change en rien la nécessité du recours au collectif comme acteur dans l’explication de l’action. Deux arguments étayent ce point : d’abord, il suffit que l’accord soit donné par les membres, sous quelque forme que ce soit, notamment, en cas d’absence de procédure de vote, par l’acceptation passive ; deuxièmement, l’idée de l’existence objective d’un collectif est renforcée en cas d’absence de procédure démocratique, voire dans le cadre d’une hyper-centralisation du pouvoir, car alors, pour chaque individu, la logique collective s’impose systématiquement face à ses jugements personnels.