• Aucun résultat trouvé

Le sens commun va sans conteste à l’encontre de la conception anti-causaliste, et appuie ses explications classiques de l’action sur la double idée que les agents agissent pour de multiples raisons et que, l’une d’entre elles étant la plus forte, elle doit être considérée comme la cause du comportement en question. Comment cependant résister aux objections

112

À la différence d’une attitude cognitive dont la forme la plus répandue est la croyance, la pro-attitude est une pro-attitude conative, qui est considérée comme le véritable moteur de l’action. L’exemple classique est le désir. On peut ajouter l’envie, la peur, la répulsion, etc.

113

Winch P., The Idea of the Social Science and its Relation to Philosophy, Londres, Routledge et Kegan Paul, 1958.

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

des wittgensteiniens ? Deux théories nous semblent particulièrement utiles pour sauver le pouvoir explicatif des raisons : la théorie de l’action de Davidson114 et la philosophie de l’esprit de Dennett. Bien qu’elles partagent de nombreux points communs, elles ne proposent cependant pas la même solution.

L’audience de la thèse de Davidson a été beaucoup plus importante dans les sciences sociales115, pour la raison simple qu’il s’agit précisément d’une théorie de l’action. La philosophie de Dennett, en revanche, est avant tout une philosophie de l’esprit et une épistémologie des sciences cognitives116. Elle est de ce fait moins directement exploitable et d’un abord plus difficile117, mais étant aussi plus fermement instrumentaliste (elle se fonde davantage sur des questions de méthode et de stratégie que sur des conceptions théoriques positives), elle a notre préférence.

Comment alors peut-on sauver l’explication causale de l’action en sciences sociales grâce à Dennett ? Il existe deux stratégies pour expliquer l’action : en imputer la production à des raisons ou à des dispositions. Afin de simplifier l’exposé de notre argumentation, nous nous contenterons pour le moment d’attribuer le pouvoir causal aux raisons. Pour que celles-ci expliquent l’action, il faut d’abord qu’elles existent, réellement. C’est la position la plus classique et la plus immédiate : les états intentionnels118 existent dans la tête des individus,

114

Davidson D., op. cit.

115

Il est une référence classique des rationalistes français tels R. Boudon, A. Bouvier ou P. Demeulenaere. Plusieurs articles présents dans Ladrière P., Pharo P., Quéré L. (dir.), La théorie de l’action. Le sujet pratique en débat et dans Pharo P., Quéré L. (dir.), Les formes de l’action se proposent de commenter ses thèses, s’appuient sur elles ou entrent en débat avec elles. C’est aussi dans une discussion serrée des arguments de Davidson que la théorie de l’action de P. Ricoeur se présente. Voir Ricoeur P., La sémantique de l’action, Paris, CNRS, 1977.

116

Pour une présentation générale de l’œuvre de Dennett, nous nous permettons de renvoyer à Gouin R., op. cit.

117

Nous ne connaissons guère qu’un article de B. Conein intitulé « Peut-on observer l’interprétation ? Daniel Dennett et l’éthologie cognitive » (in Pharo P., Quéré L., op. cit., p.311-334), qui tente de cerner l’apport possible de sa philosophie à l’épistémologie des sciences sociales, dans une confrontation avec l’approche naturaliste prisée par l’interactionnisme de Goffman ou Sacks.

118

Précisons que Dennett a une conception beaucoup plus large de l’intentionnalité qui inclut l’ensemble des états dirigés vers le monde, comme la peur, la haine, etc. Nous limiterons cependant la liste des états intentionnels aux croyances et aux désirs, qui sont le contenu des raisons attribuées.

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

sous une forme ou sous une autre. Ils ont donc un pouvoir causal. C’est sur ce point que la critique wittgensteinienne frappe fort : expliquer causalement une action en mentionnant des raisons (des états intentionnels) est une erreur de catégorie. Dennett annule cette objection non pas en s’opposant à l’erreur de catégorie (qu’il admet), mais parce qu’il considère qu’attribuer des raisons ce n’est pas faire référence à quelque chose qui serait dans la tête de l’acteur, mais c’est, pour un observateur, adopter une stratégie prédictive et explicative efficace. Ainsi, si le lien conceptuel (la connexion logique de Melden) existe toujours entre la cause et l’effet, cela n’a plus aucune importance car ce n’est pas en temps que causes réelles que les raisons ont un pouvoir explicatif, mais en temps qu’éléments d’une stratégie qui fonctionne la plupart du temps.

Deux points sont à éclaircir, qui constituent deux des fondements de tout notre modèle explicatif de la transformation des protopartis : l’instrumentalisme et la posture intentionnelle. Commençons par le premier. Il faut opérer une distinction entre deux types d’approches : celles qui considèrent que les états intentionnels des individus existent bel et bien et que nous y avons accès (c’est là un postulat fondamental pour la sociologie compréhensive), et celles qui estiment que ces états sont attribués par un observateur, et qu’à ce titre elles ne lui sont pas accessibles directement (voire pas du tout). Wittgenstein, Davidson et Dennett se situent sans conteste dans le second camp. Pour notre auteur, les états intentionnels, c’est-à-dire les raisons, sont des abstracta. Cette notion est reprise au philosophe et mathématicien allemand H. Reichenbach119 : la distinction entre illata et abstracta120 permet d’identifier différents statuts logiques des entités théoriques inobservables. L’existence des illata est rendue probable par les résultats de nos observations de choses concrètes. Ce sont des entités théoriques dont la certitude de l’existence ne dépend que de nos capacités à mieux les observer (ce fut le cas pendant longtemps des microbes, des molécules, des atomes); les abstracta, elles, sont des constructions logiques, créées par l’observateur pour représenter les structures réelles ; leur statut dépend d’une convention, et s’origine dans le souci pratique de

119

Reichenbach H., Experience and Prediction, Chicago, Chicago University Press, 1938.

120

Dennett D., « Real patterns », Journal of Philosophy, 87, 1991, ainsi que La stratégie de l’interprète. Le sens commun et l’univers quotidien, op.cit..

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

construire de bons instruments. L’analogie favorite de Dennett pour expliquer en quoi consiste le fait que les croyances, désirs et autres raisons expliquant l’action sont des abstracta est celle du centre de gravité. Un centre de gravité est une construction théorique qui n’a aucune existence physique et qui cependant peut se voir reconnaître une existence objective. C’est un bon concept, très efficace pour prédire avec succès de nombreux phénomènes relatifs à la gravitation. Quels que soient les progrès que réaliseront les technologies d’observation, un centre de gravité ne pourra jamais être perçu, à la différence des illata. Il en va de même pour les états intentionnels. Or comment, dans un monde matérialiste121, les états intentionnels pourraient-ils avoir un quelconque pourvoir causal s’ils n’existent pas ?