• Aucun résultat trouvé

Relations logiques entre les causes

Il nous faut maintenant préciser les éventuelles relations logiques des différentes causes entre elles : toutes seront-elles a priori de force explicative équivalente ? Peut-on a priori en privilégier quelques-unes ? Selon quel critère ? À nouveau, une posture instrumentaliste ne permet pas de poser par principe une priorité voire une exclusivité des causes temporellement plus proches ou de niveau plus micro. En effet, une telle hiérarchisation a priori ne peut reposer que sur des critères ontologiques ou logiques. Or il apparaît que ni les uns ni les autres ne peuvent être retenus.

J. Elster72 et l’immense majorité des partisans de l’individualisme méthodologique défendent une hiérarchisation a priori des causes expliquant les phénomènes sociaux : elles ne peuvent exister qu’au niveau individuel. Ce principe est ouvertement posé sur la base de considérations d’ordre ontologique73. Comme nous allons le voir ensuite, les critiques proposées par F. Jackson et P. Pettit74 permettent de rejeter cette position.

J. Elster et M. Taylor justifient la primauté accordée à l’individu dans l’explication en sciences sociales à travers une théorie qui pose que les explications les plus pertinentes se font « à grain aussi fin que possible »75. L’expression signifie deux choses : l’explication se doit

72

Voir entre autres Elster J., Explaining Technical Change, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Making Sense of Marx, Cambridge, Cambridge University Press, 1985 ; Nuts and Bolts for Social Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.

73

La dimension méthodologique de l’individualisme ne va pas à l’encontre de ce fondement, elle précise simplement qu’en cas d’échec des explications au niveau individuel, on peut faire appel à des niveaux plus macro. Ces derniers n’ont cependant d’existence que métaphorique car ils sont, conformément au fondement ontologique, des agrégats d’individus.

74

Jackson F., Pettit Ph., « Pour l’oecuménisme explicatif », in Quéré L. (dir.), La théorie de l’action. Le sujet pratique en débat, Paris, CNRS Editions, 1993, p.23.

75

Taylor M., « Rationality and Collective Action », in Taylor M. (ed.), Rationality and Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p.96, cité par Jackson F., Pettit Ph., art. cit., p.23.

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

d’être du grain le plus proche possible et le plus petit possible. La « préférence pour le grain fin »76 se fonde sur une conception localiste de la structure causale et s’appuie sur l’idée d’une échelle de précision des détails de la structure causale (niveaux macro et micro). Si une structure causale est toujours locale, autrement dit si l’on s’accorde sur le fait qu’une cause agit sur ce qui lui est spatialement et temporellement contigu, alors la préférence pour le grain fin se comprend comme « une préférence pour le grain proche »77 ; cette proximité renvoie par définition à la localité inhérente à l’idée de causalité. Parallèlement, la préférence pour le grain fin se décline en préférence pour le petit grain, c’est-à-dire en préférence pour les analyses des micro-fondements (ou, si l’on veut, des micro-variables) sur lesquels les macro-relations sont construites. L’enjeu, pour Jackson et Pettit, est de faire tomber ces deux fondements de l’explication causale pour priver l’individualisme explicatif de toute justification a priori. Y parvenant, ils nous donnent un argument de poids pour appuyer notre thèse de l’absence de hiérarchisation logique entre causes multiples.

La préférence pour le petit grain n’est pas fondée. Certes, une « façon d’obtenir davantage de finesse de grain dans l’analyse est de s’orienter vers un plus petit grain, d’identifier les causes de l’effet en question à des niveaux de plus en plus bas »78. Cette thèse, à laquelle les auteurs se rangent, prend pour nom le « fondamentalisme causal : selon cette doctrine, les propriétés, surtout les propriétés de relations causales, à des niveaux plus élevées sont survenantes par rapport à des propriétés de niveaux plus bas, de telle façon que ce qui se passe aux micro-niveaux détermine ce qui se passe au macro ».79 Cette position est une position ontologique. C’est ainsi que les choses se passent réellement selon les auteurs. Mais cela ne permet pas d’en tirer des conclusions dans le domaine épistémologique et donc pour notre recherche. Ce glissement non justifié produit une position intenable : le « fondamentalisme explicatif »80, qui exige que l’explication tienne compte de l’ontologie,

76

Jackson F., Pettit P., art. cit., p.24.

77 Idem, p.38. 78 Idem p.48. 79 Idem, p.48. 80 Idem, p.32.

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

c’est-à-dire qu’elle cherche le plus petit grain possible. Tel est le principe logique découlant du couplage de la conception localiste de la causalité et de la préférence pour le petit grain.

Or, deux arguments de poids vont à l’encontre d’une telle option. Tout d’abord, la préférence pour le petit grain ne conduit pas en toute logique à un individualisme explicatif, mais en deçà de l’individu, aux explications biologiques et physiques. Elster, qui ne théorise pas le fondamentalisme explicatif et se contente de tirer des conclusions de la conception localiste de la causalité et de la préférence pour le petit grain, entend ainsi justifier l’individualisme. Or rien ne permet logiquement de s’en tenir au niveau individuel. La préférence pour le petit grain devrait plutôt conduire systématiquement au réductionnisme. C’est là une conclusion que refuse Elster, en raison du privilège qu’il entend accorder au niveau individuel. Est-on nécessairement condamné, sitôt qu’on accepte le fondamentalisme causal, à céder au réductionnisme ? Du point de vie ontologique, oui. Mais l’épistémologie, elle, doit être découplée des considérations sur l’être, pour la raison qui suit : il arrive que les réductions, qui donnent effectivement plus de détails sur l’histoire causale, perdent de l’information pertinente (c’est-à-dire non accessoire du point de vue de la structure causale) disponible uniquement au niveau macro. Jackson et Pettit prennent l’exemple suivant : si j’essaie d’expliquer pourquoi la cheville carrée que j’ai dans la main n’entre pas dans le trou rond (de diamètre équivalent à la diagonale du carré), intuitivement je penserai que c’est parce qu’elle est carrée. Le fondamentalisme explicatif, lui, exigerait au moins que l’explication se joue au niveau individuel, c’est-à-dire ici au niveau de l’angle de la cheville qui empêche la cheville d’entrer.

Une telle réduction permet une explication à grain plus petit, plus richement détaillée sur l’histoire causale, mais elle perd une information causalement pertinente contenue dans l’explication macro « parce que la cheville est carrée », qui dit que la cheville n’entrera pas quel que soit le coin qu’on présente. En effet, si du point de vue du phénomène à expliquer, les éléments micro sont parfaitement substituables les uns aux autres (ce qui ne signifie pas qu’ils le soient à tout point de vue), alors l’explication de niveau macro s’avère riche d’une information non disponible au niveau micro. Dès lors, les deux explications sont pertinentes et utiles : voilà qui justifie « l’œcuménisme explicatif ».

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

Les auteurs n’insistent pas sur la question de la substituabilité, qui, il est vrai, limite la portée de leur argument. Mais nos recherches portant sur l’action collective, il est fort probable qu’elle se révèle utile : il n’est pas certain qu’un phénomène (par exemple un rassemblement de militants) dû à la prise de parole publique d’un dirigeant d’un mouvement nécessite d’être expliquée à un niveau micro (individuel) par le fait que ce dirigeant précisément a proclamé le discours. Il est possible que le phénomène s’explique aussi (voire surtout) par le fait que c’est un dirigeant de ce mouvement, quel que soit ce dirigeant, qui a pris la parole. Dans ce cas, une explication macro du type « le rassemblement de militants est dû à une prise de position publique du mouvement » est riche d’une information pertinente. La substituabilité des dirigeants est évidemment à interroger, mais dès lors qu’elle semble raisonnable81, il est indispensable, en toute logique, de conserver aussi l’explication mentionnant le mouvement. En cas de non substituabilité, seule l’explication au niveau micro est pertinente.

On pourrait rétorquer aux deux philosophes que fournir une explication causale, c’est « donner un compte rendu de pourquoi c’est arrivé comme c’est arrivé. Le fait que cela aurait pu se produire d’une autre façon et se serait produit d’une autre façon si cela ne s’était pas produit ainsi n’entre pas en ligne de compte. »82 Dans une conception très stricte de l’histoire causale d’un phénomène, cet argument fait mouche. Mais on peut se demander dans quelle mesure une telle conception est opératoire. Jackson et Pettit répondent que dans un monde possible83 où le facteur causal pertinent, d’après le fondamentalisme explicatif, serait absent, la probabilité que le phénomène à expliquer se produise est tellement importante que

81

On ne peut parler que de substituabilité « raisonnable » : il n’est en effet pas possible de justifier absolument cette substituabilité du fait qu’une telle justification prendrait nécessairement la forme d’un conditionnel contrefactuel : si on substituait à cet individu un autre individu, le même phénomène se produirait. Les sciences sociales ne disposent pas de lois permettant d’assurer la véracité d’une telle proposition. Mais on peut intuitivement en évaluer le degré de probabilité et ainsi estimer la substituabilité raisonnable.

82

Eslter J., Nuts and Bolts for Social Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p.6, cité dans Jackson F., Pettit P., art. cit., p.40.

83

Le concept de monde possible est dû à Leibniz, mais nous renvoyons ici à l’utilisation de la logique des mondes possibles propre à la philosophie analytique, telle qu’elle a été théorisée par S. Kripke ou D. Lewis.

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

l’histoire causale ne peut ignorer les autres facteurs potentiels qui se seraient substitués parfaitement au facteur causal du monde réel. Elle ne peut donc ignorer l’explication macro. Le fait que le niveau macro fasse ainsi partie intégrante du processus causal amène Jackson et Pettit à proposer une distinction entre deux types d’information inhérents à toute analyse causale : l’information comparative, qui saisit les similarités entre le monde actuel et les mondes possibles - elle précise que dans deux mondes différents le phénomène se serait également produit (c’est l’information disponible uniquement au niveau macro) ; l’information contrastive, qui pointe les différences entre le monde actuel et les mondes possibles en détaillant toujours plus l’histoire causale du monde réel. Expliquer à un niveau toujours plus micro augmente alors l’information contrastive, mais cela ne signifie pas que l’information en devient meilleure. L’obtention d’une information de plus en plus contrastive implique la perte d’information comparative, elle aussi pertinente.

Concernant la préférence pour le grain proche, l’argument prend la même forme : si la cause distale (lointaine) est à l’origine de chaînes causales menant toutes nécessairement au phénomène à expliquer, alors l’explication par la seule cause proximale (proche) manque l’information comparative qui pointe le fait que le phénomène, avec ou sans cette cause, se serait produit.

On retrouve dans les deux cas de réfutation du petit grain et du grain proche le même schéma logique : un facteur de niveau supérieur prédispose les choses de façon à ce que, quoiqu’il y ait au niveau inférieur, cela suffise à entraîner l’effet à expliquer ; un facteur de rang antécédent prédétermine l’histoire causale de telle sorte que, quoiqu’il arrive au rang suivant immédiatement le phénomène à expliquer, celui-ci se produira.

La leçon que nous devons tirer de cette argumentation est la suivante : il n’y a pas de raison a priori de privilégier certaines causes plutôt que d’autres du point de vue de leurs proximités spatiale (petit grain) et temporelle (grain proche) avec le phénomène à expliquer. Seule l’étude de l’histoire causale du phénomène permettrait peut-être de hiérarchiser les facteurs explicatifs. Nous verrons plus loin qu’une telle hiérarchisation a posteriori n’est peut-être pas davantage possible : on peut cependant avoir des intuitions (parfaitement

Rodolphe Gouin – La transformation des protopartis – Thèse IEP de Bordeaux – 2008

légitimes) sur l’importance relative de telle cause, mais elles doivent conserver ce statut logique.

N’est-il pas possible cependant de hiérarchiser a priori les causes sur la base d’un autre critère non plus ontologique mais logique ? L’objectif d’une telle entreprise serait à nouveau de privilégier tels types de causes plutôt que tels autres dans la constitution des hypothèses explicatives de la transformation d’un protoparti. Rappelons que les différences conceptuelles entre les causes et leur importance relative du point de vue logique ne sont pas ici remises en question. Ce que nous cherchons à définir, c’est la possibilité de s’appuyer sur de telles distinctions pour guider notre recherche en déterminant a priori des causes plus importantes que d’autres. Pour le dire autrement, nous cherchons à établir la possibilité d’opérationnaliser les distinctions logiques. Le critère de l’utilisation de ces distinctions sera la possibilité de les justifier scientifiquement. C’est en ceci que les niveaux logique (conceptuel) et a priori (principes guidant la recherche) sont ici à différencier. Nous devons donc interroger un certain nombre de distinctions qui pourraient s’avérer éclairantes. Le réseau conceptuel de la causalité aujourd’hui en usage, à travers les notions de condition et de circonstance, peut ouvrir quelques pistes.