• Aucun résultat trouvé

Les travailleurs, la CECA, et la concurrence capitaliste fondée sur l'inégale exploitation des travailleurs selon les pays

Dans le document La sidérurgie française, 1945-1979. (Page 57-60)

Sidérurgie Industries de transformation 1954

2.17. Les travailleurs, la CECA, et la concurrence capitaliste fondée sur l'inégale exploitation des travailleurs selon les pays

La CGT, on l'a vu, dénonce la CECA pour des raisons de politique internationale, d'équilibre Est-Ouest, de défense de l'indépendance nationale, et pour les risques qu'elle fait courir effectivement aux travailleurs. Deux risques : d'une part une concurrence ac- crue sur le marché du travail en raison de la libre circulation de la main-d'oeuvre que permet le Traité entre les pays signataires ; d'autre part le risque de voir les sociétés françaises se restructurer, fermer des usines, rationaliser, et même être concurrencées par les sociétés étrangères et péricliter.

Lorsque se crée un marché plus large par réduction ou disparition des barrières doua- nières, il se pose en effet aux travailleurs le problème de leur inégal degré d'exploitation selon les pays. Si le patronat d'un pays est parvenu à imposer une durée du travail plus longue, des salaires et des charges plus bas, des garanties d'emploi plus faibles, il est clair que ce patronat, toutes choses égales par ailleurs, notamment le niveau de « mo- dernisation » des usines, va dégager des bénéfices supérieurs, et investir plus vite, en « modernisant » plus encore. Il provoquera ainsi le « déclassement technique » des socié- tés sidérurgiques qui n'ont pu suivre, la diminution de leur part du marché, la réduction de leur bénéfice et de leur capacité d'investissement, donc leur possibilité de rattraper le retard pris dans « la division du travail » de leurs salariés, et à terme la faillite.

Les auteurs du traité de la CECA ont d'ailleurs prévu qu'en cas de salaires « anorma- lement bas » dans une entreprise ou un pays, ou en cas de charges sociales ou de condi- tions de travail très différentes de celles des autres entreprises, la Haute Autorité est habilitée à adresser des « recommandations » aux États concernés, et avec l'accord des États, à infliger le cas échéant « des amendes et des astreintes à concurrence du double des économies de frais de main-d'oeuvre indûment réalisées » (article 68). Mais l'on peut imaginer toutes les difficultés qu'il y a à appliquer un tel article : quand est-ce qu'un salaire devient anormalement bas aux yeux des entreprises ? Comment obtenir l'accord de l'État concerné ?

Les travailleurs des sociétés qui sont concurrencées ne subissent pas une division du travail accrue (qui déqualifie le travail du plus grand nombre et qui réduit le nombre de salariés par rapport au volume croissant de la production), mais ils se retrouvent à terme au chômage par faillite ou par réorganisation-rationalisation, impliquant selon l'expres- sion patronale un « dégraissage » de l'effectif, pour sauver ce qui peut être sauvé de l'en- treprise.

Ces travailleurs sont pris dans un processus qui leur échappe d'autant plus qu'ils n'ont pas ou peu de moyens d'action face à des patrons « faillis ». Ils n'ont pas non plus de moyens pour agir sur les sociétés qui ont efficacement concurrencé celles qui les em- ployaient. Dès lors, ils n'ont plus à ce stade que deux solutions : soit se retourner vers l'État pour qu'il remette sur pied leur entreprise par des subventions ou des prêts, ou pour qu'il la nationalise, ou pour qu'il amène des emplois nouveaux dans leurs régions ; soit engager une bataille politique pour un changement de système économique.

Dans la première solution, ils retrouveront peut-être un emploi, mais ils devront ac- cepter la « modernisation » pour que l'entreprise renflouée soit compétitive. La deuxième solution suppose qu'un grand nombre de conditions soient remplies ! Pour ne pas s'engager dans ces impasses, il faut affronter, avant, deux problèmes que le mouve- ment ouvrier a toujours eu du mal à aborder : la lutte contre la modernisation de type capitaliste, l'organisation d'action internationale.

Or, en France, ces deux problèmes pourront être esquivés durant la période 1954-1960. En effet, les sociétés sidérurgiques françaises, pour les raisons que nous avons vues, ne franchissent pas, pour l'ensemble des usines, l'étape de la mécanisation généralisée. Le processus concurrentiel, à l'échelle du marché de la CECA, décrit précé- demment, ne s'enclenche pas, malgré les différences importantes de prix de la main-d'oeuvre. En tenant compte des taux de change, la charge salariale totale est supé- rieure de 40% au Luxembourg et de 22% en France, par rapport à l'Italie. Par contre, elle est très voisine entre la RFA, la Belgique et la France, les trois pays qui font en 1957 81% de la production d'acier de la CECA. La sidérurgie italienne qui pourrait dans ces conditions mettre en difficulté les autres sidérurgies, d'autant plus qu'elle se dote d'usines littorales entièrement mécanisées, est en train de naître. Le marché intérieur est bien supérieur à sa production. L'Italie, malgré une progression très rapide, doit impor- ter de l'acier. Le moindre coût de l'acier italien va se retrouver, avec d’autres moindres coûts de production, dans les objets manufacturés de grande consommation made in Ita-

ly qui se feront connaître dans toute l'Europe dans les années 1960. Aussi, mis à part les Bresciani dans les années récentes, la sidérurgie italienne ne sera jamais, malgré ses «

performances », un danger réel pour les sociétés sidérurgiques françaises. Par contre, l'industrie italienne obligera l'industrie française à « réagir » dans de nombreux secteurs. La société nationale Finsider a parfaitement joué son rôle industrialisant pour le pays, au lieu de rechercher, comme l'ont fait les sociétés françaises, à exporter et à tirer des pro- fits qui auraient été d'autant plus considérables dans le cas de l'Italie que la moindre co- tation de la lire lui aurait donné une puissance concurrentielle dévastatrice. C'est la raison pour laquelle le patronat de la sidérurgie française s'est toujours préoccupé de comparer ses dépenses salariales à celles de la RFA ou du Benelux, et non pas à celles de l'Italie. Ce n'est pas de l'intérieur de la CECA que viendra l'acier qui ébranlera la si- dérurgie française après 1960. II viendra des pays tiers, notamment du Japon, sur les marchés extérieurs des producteurs de la CECA. Par contrecoup, il provoquera une mini-guerre économique au sein du marché commun.

Pour l'instant, les prévisions de la CGT se révèlent donc fausses. Ni chômage, ni fail- lite, ni régression du pouvoir d'achat. Au contraire. La CGT invoque bien la disparition de quelques petites aciéries du Centre-Midi. Mais ce n'est pas vu comme une preuve. Des usines sont fermées aussi dans d'autres branches, et le marché commun ne peut en- core en être la cause. La propagande de la CGT tombe à plat, et il n'en reste, aux yeux de beaucoup, qu'un parti-pris anti-européen et particulièrement anti-allemand.

Elle ne pratique pas alors le « réalisme politique », comme le fera bientôt son homo- logue italien, la CGIL. N'acceptant pas le fait accompli qui impose d'engager des actions à un niveau européen, ou au moins des relations avec les syndicats des autres pays pour faire face concrètement aux politiques nouvelles des entreprises, elle continue à dénon- cer politiquement la CECA qui serait un moyen pour remilitariser l'Allemagne, une me- nace pour la Paix internationale et un obstacle à la démocratie.

Elle s'en prend aux décisions de la Haute Autorité qui, selon elle, sont systématique- ment favorables à la sidérurgie allemande, rejoignant en cela les reproches faits par une partie du patronat français. Enfin, elle condamne les autres organisations syndicales qui, par leur attitude face à la CECA, « trahissent objectivement les travailleurs ». Il faut dire aussi qu'elle est coincée sur le plan international : elle est le seul syndicat de la CECA, avec la CGIL italienne, à faire partie de la Fédération Syndicale Mondiale qui regroupe les syndicats des pays communistes et de certains pays du Tiers-Monde. Il faudrait qu'elle prenne des initiatives unitaires pour sortir de cet isolement. Mais de part et d'au-

tre, il n'en est pas question. La Fédération Générale de la Métallurgie CFTC est sou- cieuse, par contre, de rencontrer tous les syndicats européens. Elle décide en 1956 de poser la question de son adhésion à la FIOM (Fédération Internationale des Ouvriers de la Métallurgie) qui rassemble le plus grand nombre de syndiqués en Europe. La FIOM est rattachée à la CISL, mais on peut y adhérer sans être membre de la CISL. C'est l'op- position absolue de la direction confédérale de la CFTC d'alors, menaçant la FGM d'ex- clusion, qui fait mettre de côté cette question.

CHAPITRE III

L’affrontement avec la classe ouvrière

Dans le document La sidérurgie française, 1945-1979. (Page 57-60)

Outline

Documents relatifs