• Aucun résultat trouvé

Ce que cache la grande querelle des prix de l'acier : des intérêts contradictoi res entre capital sidérurgique et capital des industries de transformation, et l'inca-

Dans le document La sidérurgie française, 1945-1979. (Page 45-47)

Sidérurgie Industries de transformation 1954

2.11. Ce que cache la grande querelle des prix de l'acier : des intérêts contradictoi res entre capital sidérurgique et capital des industries de transformation, et l'inca-

pacité de l'État à résoudre la contradiction

Officiellement, les prix sont libres depuis le 1er mai 1953, en vertu des règles de la CECA. Dans les faits, les gouvernements successifs, dans leur course incessante pour limiter l'inflation, surveillent attentivement le prix de l'acier, et, à défaut de pouvoir im- poser des prix, font de pressantes recommandations. De plus, de nombreux prix de pro- duits industriels sont réglementés. Les prix de certains aciers doivent suivre indirectement ces derniers. Le patronat de la sidérurgie ne fait que parler depuis vingt cinq ans du « manque à gagner », qui en est résulté par rapport à ses concurrents belges et allemands et des conséquences sur sa capacité d'investissements. D'ailleurs, au fur et à mesure que l'on s'éloigne de cette période, le manque à gagner prend des proportions qui n'apparaissaient pas telles aux intéressés eux-mêmes à l'époque. Au fil des ans et des difficultés économiques et sociales successives des sociétés sidérurgiques, la limitation de la croissance des prix de l'acier de 1954 à 1960 est devenue l'explication de la faillite de la sidérurgie. Qu'en est-il vraiment ?

On constate en effet, à partir du quatrième trimestre de 1954 jusqu'en 1960, des écarts de prix entre l'acier français, belge et allemand, lorsqu'on les exprime en dollars à la tonne, ou en une des trois monnaies européennes. Ces écarts ne concernent que les aciers Thomas (les aciers Martin sont plus chers en France) et ils ont varié durant la pé- riode considérée. Les maxima ont été en 1956 de -12% par rapport à l'acier belge, et de - 5% par rapport à l'acier allemand, et en 1959 respectivement de -24% et de -17%. Par contre les prix français sont supérieurs aux prix italiens et hollandais. On peut donc no- ter qu’il est abusif de calculer un manque à gagner sur tous les aciers. Les sidérurgies italiennes et hollandaises n’ont pas été dans « l'antichambre de la mort » après 1960, malgré des prix plus bas. Au contraire, elles continueront à avoir des taux d'expansion les plus élevés d'Europe.

Il faut également savoir que les prix français sont supérieurs aux prix allemands de 1949 à 1952. L'ouverture des frontières et la liberté des prix auraient provoqué une baisse ! Mais c'est surtout la comparaison des prix intérieurs qui pose problème. Que peut bien signifier une telle comparaison pour une période donnée, quant durant cette période la parité des monnaies est complètement bouleversée ? Le franc est dévalué de 20% le 1er août 1957, et de 17,5% le 29 décembre 1958, et le mark est réévalué une fois. En 1954, le franc (nouveau franc) vaut 1,20 DM et 14,29 francs belges. En 1960, il ne vaut plus que 0,85 DM et 10,13 francs belges. La comparaison des prix intérieurs ne veut pas dire que les prix français augmentent moins que les prix allemands ou belges, mais que les rapports économiques entre ces pays divergent. Exprimés en monnaie de chaque pays, ce sont, bien au contraire, les prix français qui augmentent le plus. Si l'on prend le cas des prix des laminés marchands, à la date d'entrée en vigueur du marché commun, en 1953, et qu'on les compare aux prix en 1961, on constate 40% d'augmenta- tion des prix français, +15% pour les prix belges, et +13% pour les prix allemands. Mieux encore, les prix de l'acier augmentent plus que la moyenne des prix industriels en France : 49,4% contre 28,1%. Que se passe-t-il ? La modification des parités entre monnaies fait qu'il est très avantageux pour les sociétés sidérurgiques françaises d'ex- porter (les exportations s'accroissent fortement à partir de 1954 vers la Belgique et l'Al- lemagne, alors qu'elles restent stationnaires vers l'Italie et les Pays-Bas).

Par contre, il est très coûteux pour les industries de transformation françaises d'im- porter de l'acier. On assiste donc à une grande bataille Sidérurgie-Transformation : deux secteurs du capital qui ont alors des intérêts totalement divergents. C’est au moment où les industries de transformation crient famine d'acier, que la sidérurgie a le plus intérêt à exporter. C’est tellement vrai que les sidérurgistes allemands ont besoin de se défendre de la pression française, et ils obtiennent du gouvernement fédéral l’introduction de taxes compensatoires. En France, le patronat de la sidérurgie est accusé de compromet- tre le développement de l’industrie française en exportant, d’accroître le prix de revient des produits manufacturés en obligeant les industriels à importer, de ne pas répercuter ses gains de productivité sur ses prix de vente, et de ne pas améliorer, en fait, la balance commerciale. Il se défend en essayant de démontrer que son comportement va dans le sens de l'intérêt national : « En s'efforçant de tenir un juste équilibre entre les besoins

de sa clientèle intérieure et la nécessité de conserver ses positions sur les marchés exté- rieurs, la sidérurgie française a conscience d'avoir répondu au double impératif qui doit la guider dans le sens de l'intérêt national. Car si elle doit être le moteur de l’expansion économique de la Nation en fournissant à des prix compétitifs des tonnages suffisants pour permettre l'accroissement de l'activité de l’Industrie française de trans- formation, elle doit aussi maintenir ses exportations à un niveau relativement élevé et apporter ainsi, en plus des ressources en devises nécessaires à ses achats de matières premières à l'étranger, une contribution massive à l'équilibre de la balance des comptes de notre pays ».

L'argumentation est laborieuse. L'intérêt du « capital France » est bien sûr d'exporter des produits manufacturés et non de l'acier, et ainsi rétablir durablement la balance commerciale, de réduire une cause d'inflation et de retrouver une meilleure parité avec les autres monnaies. Mais le « capital France » est loin de faire un tout. Il est décomposé en capitaux autonomes qui, recherchant conjoncturellement les moyens de tirer les pro- fits maximum, ont des politiques divergentes, réduisant à moyen terme les profits qu'ils pourraient tirer de leur collaboration. Un des facteurs de puissance de l'Industrie japo- naise est que cette association Sidérurgie-Transformation a été systématiquement orga- nisée, alors que l'intérêt à court terme de la sidérurgie japonaise eut été d'exporter beaucoup plus tôt et en beaucoup plus grande quantité de l'acier. L'Italie a adopté la même politique.

En France, il n'y a pas de « grand dessein » de ce type. Non pas par « mal- thusianisme » ou incompétence des « maîtres de forges », mais par impossibilité structurelle et politique. En effet, il n'y a aucune société sidérurgique assez puissante pour absorber ou prendre le contrôle d'un vaste secteur des industries de transformation comme Krupp en Allemagne. Inversement, il n'y a pas de grande société de mécanique, de construction automobile, etc. pour se doter d'un secteur sidérurgique important, comme Fiat en Italie, par exemple. Enfin, il n'y a pas de gouvernement suffisamment solide et volontaire pour prendre le parti de l'un ou de l'autre des deux groupes antago- nistes du grand capital, ou pour imposer une association, ou pour nationaliser les socié- tés sidérurgiques. Une légère réduction des exportations d'acier sera obtenue en 1957, mais elles reprendront dès l'année suivante.

Compte tenu de cette situation bloquée, le patronat de la sidérurgie préconise de cou- per la poire en deux : relever les prix français de telle sorte que l’attrait des exportations se réduise, sans aller cependant jusqu’à un alignement sur les prix étrangers. On com- prend que des gouvernements préoccupés par l’inflation, le déficit extérieur et l’affai- blissement de la monnaie, résistent aux demandes de relever, plus encore qu'ils ne le

le font, les prix de certains produits manufacturés, pour que les sociétés sidérurgiques puissent augmenter les leurs. Rappelons que les prix des aciers laminés augmentent de 49%. Et cela est nécessaire dans une certaine mesure, puisque, en raison de l'affaiblis- sement du franc, le coke allemand devient plus cher. Mais inversement le minerai de fer français exporté rapporte plus de devises. De plus, en contre partie de la limitation des hausses des prix de vente, les sociétés sidérurgiques obtiennent de l'État des mesures tendant à limiter l'augmentation des prix de revient et à faciliter les investissements : contrats à long terme d'approvisionnement en coke avec évolution des prix déterminés à l'avance, priorité du bassin sidérurgique lorrain sur la région parisienne pour l'approvi- sionnement en gaz de Lacq, régularisation des tarifs du fuel et de l'électricité, allége- ments fiscaux, engagement des pouvoirs publics à permettre que le niveau d'emprunt envisagé soit atteint, abaissement du taux d'intérêt de ces emprunts nouveaux par le jeu des bonifications à 4,5%, engagement d'un programme important pour le transport par eau directement utile à la sidérurgie (canalisation de la Moselle, mise au gabarit de 1. 350 t des canaux Dunkerque-Valenciennes et de Caen à la mer) etc. Il faut rappeler en- fin que la sidérurgie française bénéficie à ce moment-là et jusqu'en 1960 d'un atout considérable : le minerai de fer, facilement exploitable, quasiment à la porte de nom- breuses usines, alors que les autres sidérurgies paient des coûts de transports importants, notamment le fret maritime qui est alors élevé.

La solution réelle à toutes ces contradictions, du point de vue de l'intérêt du capital en général, et non de l'intérêt immédiat des capitaux particuliers, se trouve dans un plan industriel à moyen terme, global et cohérent, établi sous l'autorité de l'État, auquel les différentes parties accepteraient de se soumettre. C'est ce que tentera d'être « l'ardente obligation » gaulliste. C'est ce que font patronat et État japonais.

Lorsque la tendance du marché de l'acier changera en 1961 et qu'il s'agira de baisser les prix plutôt que de les augmenter, le patronat de la sidérurgie estimera avoir été floué. Roger Martin, PDG de Sidélor, déclarera en 1963 lors d'une remise de médailles du tra- vail : « La situation qui nous a été faite pendant plusieurs années consécutives nous a

conduits, â notre corps défendant, à subventionner les industries de transformation françaises, mais aussi, en vertu des règles de la CECA, à subventionner nos clients al- lemands, belges ou autres, peut être à alimenter le trésor allemand par le jeu des taxes compensatoires instituées par la République fédérale…Si j'insiste tellement sur ces pro- blèmes de prix, c'est pour bien montrer que lorsque aujourd'hui nous nous tournons vers la puissance publique, ce n'est pas comme une industrie fondamentalement incapa- ble de vivre dans une compétition économique normale, mais c'est pour demander que nous soit rendu l'argent que nous aurions pu et dû légitimement retirer de notre activité en étant simplement traités comme tous nos confrères de la CECA, comme le plus hum- ble des industriels ou des commerçants français, comme l'épicier qui, chaque matin, a le droit de vendre ses bananes au prix du cours mondial de la banane ».

2.12. Les choix stratégiques capitalistes à faire au milieu des années 1950 : les usi-

Dans le document La sidérurgie française, 1945-1979. (Page 45-47)

Outline

Documents relatifs