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humaine, op.cit., p.104).

C HAPITRE III P OUR UNE MODELISATION DYNAMIQUE DE LA RELATION OU LE LIEN SOCIAL A L ’ ADOLESCENCE : RESTES D ’ UN CHEMINEMENT

1.1. La morale en tant que premier vecteur.

1.1.1. De sa tradition philosophique…

Du latin moralis, la morale est relative aux mœurs, à savoir ces lois non écrites qui viennent bali- ser l’usage social de certaines activités ou pratiques relativement aux coutumes ou aux tradi- tions, au « genre de vie » pourrions-nous ajouter, qui vont déterminer par leur histoire « le bien » et « le mal » de ces conduites. En cela, telle que définie par E. Littré, la morale relève d’un « ensemble de règles qui doivent diriger l’activité libre de l’homme » tant dans les devoirs et les obligations qui lui incombent, que dans la démonstration qu’il en fait.C’est ainsi que nous pour- rions introduire ce qui marque sa différence de l’éthique, alors même qu’elle s’y confondait de- puis plusieurs siècles : la première, assignant une valeur qui fonctionne comme norme dans une société donnée, la seconde, renvoyant davantage à ce qui fonctionne comme axiomatique dans la conduite de l’homme lui-même, en soi et pour soi. Nous y reviendrons.

La morale donc. Y ferait davantage écho la raison que le désir, celle qui, selon son orientation, encouragera au respect certaines valeurs, dans un objectif : une vie heureuse − heureuse puis- que bonne selon la tradition philosophique. L’inscription dans l’ordre social se pose de fait comme condition, en ce qu’il édicte les règles collectives qui lui seront utiles. A priori, nous sommes bien dans ce registre lorsque nous entendons le discours du riverain confronté aux émeutes ou plus généralement, à la délinquance dont il peut s’estimer la victime. Est-ce à dire que la morale serait garante d’un bien pour tous, au principe d’une « sauvegarde de la société » ? Rien ne nous semble moins sûr, mais ce serait là à notre tour d’apporter un jugement de valeur. Quoiqu’il en soit, la morale reste imposée du dehors, à charge pour chacun d’y adhérer et de se

l’approprier, sous peine d’un contrôle social.

Depuis l’antiquité, la morale alimente la doctrine. A la question donc de cette direction de l’activité, c’est la définition a priori, de ce qui est bien, de ce qui est bon, qui va être posée. Pour les uns, tenants d’Epicure, est bonne la volonté qui vise plaisir et bonheur. Pour les autres, te- nants d’Epictète, celle qui vise la vertu.Kant est l’un des premiers à engager une rupture, propo- sant une morale qui ne reposerait sur aucune définition préalable et dont la finalité ne considè- rerait pas la « vie heureuse » puisque relative et intéressée, mais le devoir. La raison pure de- vient alors pratique, constitutive d’une métaphysique des moeurs antérieure à toute anthropo- logie pratique telle qu’il la situe, à savoir dans l’empirie.

Son évidence de départ :

« L’idée même que tout le monde se fait du devoir et de la loi morale. Tout le monde est contraint d’avouer qu’une loi, pour avoir une valeur morale et fonder une obligation, doit avoir le caractère d’une absolue nécessité »1.

C’est donc le principe « suprême »2 de la moralité que l’auteur cherche à dégager ici. Le devoir

serait à lui seul signe d’une morale, contre l’intérêt qui animait la philosophie jusque là, contre l’attente de certains effets.Sa garantie : la conformité à une loi universelle, exigence de rationali- té et fondement sûr d’une volonté qui ne serait pas secrètement motivée par le « cher Moi »3 ou

l’expérience personnelle.

C’est là toute l’importance pour l’auteur de privilégier l’univers intelligible de la raison au détri- ment de l’univers sensible. Reste alors pour Kant le primat d’une obéissance en quelque sorte inconditionnelle à l’ordre, objectif et contraignant. N’est plus « bon » le beau ou l’agréable, mais cette obéissance au commandement d’un impératif catégorique,causalité transcendante, préci- sant qu’il est le seul en mesure de « nous représent(er) une action comme objectivement néces- saire en elle-même, indépendamment de toute autre fin »4. Mais comment persister à penser

qu’il n’y a là aucun intérêt sous-jacent ? De l’intérêt individuel, l’on glisse vers l’intérêt social. Le devoir ne serait plus le garde-fou d’un désintéressement. L’auteur lui-même évoque par ce de- voir le principe d’une législation – universelle – la seconde paraissant être l’idéal du premier, fondement d’une certaine politique au-delà d’une considération qui serait celle du pouvoir.

1Kant, E., (1785), Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Librairie Hachette, 1904, p.4. 2 Ibid, p.9.

3 Ibid., p.33. 4 Ibid., p.43.

Le devoir reste la limite imposée à une nature, à l’homme d’instincts qui intéresse la philosophie, devenu l’homme d’une société, d’un ordre régit par des lois. C’est là la « tartufferie » que Nietz- sche reproche à Kant. S’opposant à ceux qu’il qualifie de « vieux moralistes » 1, théoriciens du

désintéressement, Nietzsche pose l’homme vertueux comme victime de sa propre vertu,instru- ment de société nuisible à celui qui la porte – quoiqu’il faille s’interroger sur l’intérêt de celui qui la porte au fait même de la porter – mais d’utilité publique.Et d’ajouter que

« Cet éloge ne provient pas en tout cas de l’esprit de désintéressement ! Le « prochain » fait l’éloge du désintéressement parce qu’il en tire profit ! Si le prochain pensait lui-même de manière « désintéressée », il rejetterait cette destruction de force, ce dommage subi à son profit à lui, il travaillerait à empêcher l’émergence de telles inclinations et surtout il témoignerait de son propre désintéressement en ne les qualifiant pas de bonnes ! »2.

Une contradiction au cœur même de la morale, entre sa motivation et son principe, qu’il dé- nonce ; un argument qui finalement contient en lui sa propre réfutation.

Pour engager sa thèse, Nietzsche évoque l’histoire de ce qu’avait pu être la valeur morale3. Il

était initialement posé que les conséquences faisaient de l’action une caution bonne ou mauvaise impliquant une lecture en quelque sorte rétroactive de ce qui amenait la réussite ou l’échec ; la période pré-morale.Puis s’est observé un glissement vers la considération d’une provenance de l’action, grand évènement ou non, mesurant la valeur de celle-ci, produit d’une intention, de fait plus ou moins vertueuse ; la période morale. Mais c’est un second mouvement qui interroge l’auteur et va l’amener à se positionner par-delà bien et mal. Pour cette époque qu’il qualifie d’extra-morale, l’immoraliste comme il se plait à le rappeler, vient accorder son importance au non-intentionel qui déterminerait la valeur d’une action, l’intention n’en étant que le symptôme.

Il s’agit là d’une résistance certaine qu’il met en œuvre contre les valeurs habituelles constituti- ves de paires d’opposés établies au regard d’une appréciation – philosophie contemporaine de son époque. Marquant alors à son tour une nouvelle rupture, et à la différence de Kant qui s’interrogeait sur ce qu’était la morale sans pour autant se dégager d’un certain formalisme, Nietzsche va non plus poser la question du quoi, mais du qui, du comment et du pourquoi, en retraçant ainsi sa généalogie. Ses interrogations initiales : « Dans quelle condition l’homme s’est inventé ces jugements de valeur de bien et de mal ? Et quelle valeur ces jugements ont-ils eux- mêmes ? »4.La morale se présente ainsi comme une construction d’idéal, le résultat d’une fabri-

1 F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, op.cit., p.51.

2Nietzsche, F., (1892), Le gai savoir, Paris, Flammarion, p.81. 3 F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, op.cit., p.83.

cation en vue de quelque chose. L’on comprend dès lors ce qui lui permet d’avancer qu’ « il n’y a pas de phénomènes moraux du tout, seulement une interprétation morale de phénomènes »1. La

morale n’existerait pas en soi, et ne serait qu’une donnée, aux deux sens du terme, irrationnelle, profitable au « troupeau »et à sa conservation, et intériorisée par celui qui en est l’une des bêtes. En cela, elle trouve son adresse, son destinataire, et son origine –communautaire2.

1.1.2. …à ses perspectives anthropologiques.

Elle n’existe que par rapport à la communauté, et donc, relativement à celle considérée ; seule- ment relativement, pourrions-nous l’ajouter, à l’autres d’un contrat qui apprivoise.C’est effecti- vement en ce lieu de la relation contractuelle que Nietzsche va situer son origine, reprenant la figure du couple créancier-débiteur, et l’image de la dette à cet autres, inductrice de « faute »3.

Pour l’auteur, l’échange repose sur le rapport créancier-débiteur que sous-tendent obligation de remboursement et mise en gage, autorisant en cas de non-remboursement de la dette, la com- pensation par le plaisir de faire mal4. L’équivalence dommage-souffrance émerge, animée par un

gain d’autorité à un moment donné, contre toute position sociale supérieure et préalable du créancier.

La responsabilité, par l’obligation envers l’autre qu’elle engage, devient le terrain de la morale, mettant face à face deux individus dans la reconnaissance.C’est à nouveau la trace de l’échange que nous évoquions préalablement, oscillant entre pacte et contrat, qui vient faire « se mesurer » les individus entre eux, leur adjoindre une valeur, laquelle fondera la morale d’une communauté, et au-delà, d’une société qui se veut protectrice et garante d’une mutualité.

Nous sommes alors forcés de considérer les implications politiques que cela peut avoir. L’Etat, comme le souligne Nietzsche, pourrait être pensé comme ayant à son origine le contrat, au même titre que la communauté de frères décrite par Freud.Or, qu’en était-il de la horde qui la précédait, si ce n’est le règne d’une certaine violence ? La confrontation à l’autre n’a pas été à son origine médiatisée par cette forme d’écrit. Se pose en amont l’assujettissement et la domination. L’histoire des castes en est illustrative, entre celles qui commandent, dirigent, et celles qui obéis-

1F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, op.cit., p.125. 2F. Nietzsche, Le gai savoir, op.cit., p.170.

3Comme le précise P. Choulet en note de fin de document de l’ouvrage, c’est là tout le jeu de la langue sur lequel

s’appuie Nietzsche, usant du terme allemand Schuld signifiant à la fois la « dette » et la « faute » comme celui du Schul- dig, « fautif » et « redevable » (Généalogie de la morale, op.cit. pp.220-221).

sent, se soumettent. Pour l’auteur, la morale est avant tout à comprendre comme une « doctrine des rapports de domination dont découle le phénomène « vie » »1 ; et l’idée de hiérarchie, d’en

devenir un élément majeur, qu’elle soit pulsionnelle ou sociale.

Le paragraphe 116 que Nietzsche fait figurer dans Le gai savoir2 introduit cette dimension que

l’on retrouvera dans ses écrits ultérieurs. Comme nous venons de le présenter, la question qui est ici posée est bien celle de l’origine de la morale et du caractère pluriel de celle-ci. La morale en tant qu’elle permet d’estimer les conduites humaines puis de les hiérarchiser pour répondre aux besoins de conservation et de permanence de la communauté. L’éloge faite alors par les phi- losophes du désintéressement procèderait d’une morale de l’utilité. Et l’on comprend qu’il n’y aurait de morale seulement collective, par rapport à laquelle l’individu pourrait estimer son comportement et celui de l’autre ; mais qui au-delà, veillerait à la pérennité d’un tous, eu égard à ses conditions singulières de reproduction. La lecture de ce paragraphe nous laisse envisager la morale comme l’histoire d’un territoire dont l’analyse apporterait des éléments de compréhen- sion sur la communauté qui l’habite, et la dynamique qu’elle met à l’œuvre. Le retour au principe du symptôme, comme une autre vérité que celle qui était assimilée – à tort? – à la morale, cette fois-ci anthropologique voire, subjective.

La hiérarchie des valeurs selon leur utilité, certes, mais quelle autre encore dans ces perspecti- ves anthropologiques ? Celle qu’inaugurait le créancier sur le débiteur par l’autorité que lui prescrivait la faute de l’endettement insolvable ; et au-delà, la hiérarchie par l’échange engagé au niveau des castes sociales. Comme le remarque Nietzsche, la valeur du « bon » est placée plus haut que celle du « méchant », « plus haut au sens de promotion, d’utilité, de croissance pour l’homme en général »3, ce qui n’est pas sans rappeler le contraste qu’il établissait quelques an-

nées plus tôt entre le noble et le populaire, et qu’il étaye ici par recours à l’étymologie :

« J’ai alors trouvé qu’elles remontent toutes à la même transformation de notion : que par- tout « distingué », « noble » au sens social, est la notion fondamentale à partir de laquelle se développe, nécessairement, « bon » au sens de « distingué quant à l’âme », « noble » au sens de « doué d’une âme supérieure », « privilégié quant à l’âme » : développement pa- rallèle à cet autre qui fait que finalement, « vulgaire », « populacier », « vil » donnent la notion de « mauvais » »4.

Une avancée que ne saurait contrarier le latin nobilis ou nobilitas signifiant respectivement, bien

1 F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, op.cit., p.67. 2 F. Nietzsche, Le gai savoir, op.cit., p.170.

3 F. Nietzsche, Généalogie de la morale, op.cit., p.31. 4 Ibid., p.39.

qu’à des degrés variables, « de bonne race » ou « mérite, excellence ».

En cela, pour Nietzsche, ce sont les positions sociales qui viennent introduire le « pathos de la distance »1, distinguer l’individu du haut de l’échelle de celui du bas – si tant est que nous puis-

sions le reprendre ainsi – et finalement, la valeur que l’on peut attribuer à leurs âmes respecti- ves.Nous retrouvons là l’idée selon laquelle, avant d’être appliquée aux actions, la morale l’était aux individus qui représentaient ou non un danger pour l’autre, jusqu’à être intériorisée comme telle et être impliquée dans le renforcement de cette distance interindividuelle, sociale : l’homme prévisible que l’on va dresser et maintenir en l’état au moyen de la morale, carcan social ; et l’homme souverain, autonome, que son statut dégage de la sphère des mœurs puisque lui per- mettant d’être à lui-même son point de référence, et de ne mesurer l’autre que par rapport à ce point… le jeune délinquant, le riverain.

Maintenue, cette organisation hiérarchique va se voir relayée par la loi qui à la fois la sous-tend et en découle : elle va sanctionner la différence, l’écart fait à la moralité, aux mœurs, et donc fa- voriser cet ordonnancement des valeurs de chacun, assigner aux uns et aux autres leur caractère moral ou immoral, signifier le juste et l’injuste – étant « juste », du latin justus, ce qui est bon. Loi et morale ne sont pas sans lien, la littérature quelle qu’elle soit regorge de « lois morales ». Kant nous y conduisait en lui confondant une nécessaire universalité, et au-delà, en affirmant « la mo- rale consiste donc dans le rapport de tous nos actes à la législation »2, législation que l’on se

donnevia une morale que « l’aristocratie » a su prescrire par sa position – C’est le socius qui dis- tribue les agents de productions après s’être attribué les forces productives, écrivaient G. De- leuze et F. Guattari3.

Et Nietzsche, de confirmer malgré lui que

« c’est dans cette sphère, celle du droit d’obligation, que le monde des notions morales comme « faute », « conscience », « devoir », « sainteté du devoir » trouve son foyer de naissance »4.

Qui est le criminel si ce n’est celui qui enfreint le contrat qu’engage la morale, et par là même, la loi ? Si ce n’est celui qui ne s’inscrit pas dans la communauté et qui s’en trouve de fait exclu ? L’institution de la loi ne vient qu’asseoir le primat d’une moralité préexistante, lui conférant une autorité sociale, face à ce qui se pose en réaction. Elle vient dire plus formellement le juste et

1F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, op.cit., p.245.

2 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, op.cit., p.74. 3 G. Deleuze, F. Guattari, l’Anti-Œdipe, op.cit., p.169.

l’injuste qui reflètent le bon et le mauvais d’autrefois ; et accorde aujourd’hui à la peine – afflic- tive et infamante1 – le rôle de sanctionner la faute – la dette.

Pourtant, un point nous interpelle. Pour Nietzsche, la morale serait une contrainte qui vient bar- rer le naturel, un garde-fou contre le danger de l’écart qui ne tient son existence que du risque de ce dernier – l’amenant à penser alors que « lorsque tous sont égaux, nul n’a plus besoin de « droits » »2. Lamorale aurait son pendant dialectique, celui-là même auquel elle vient faire obs-

tacle ; celui qui ne s’assimile plus au social mais au désir et qui, donc, menace la communauté – l’altérité.

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