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1.2 à la (re)mise en jeu de codes.

2.3. De la vie affective comme organisatrice du lien dans la « meute ».

2.3.2. Déclin du père ou d’une époque ?

Nous en revenons à notre dernière interrogation : la « crise » adolescente ne soutiendrait-elle pas un changement de configuration affective et économique, plutôt que la perte, voire le déclin, d’un référentiel particulier ? Auquel cas, la transposition de la foule à la horde, du social à l’Œdipe, n’aurait plus lieu d’être en l’état. Il s’agit là d’une hypothèse qu’il nous faut mettre au travail en prenant soin de revenir, au préalable, sur la dynamique que nous donne à voir le groupe adolescent.

Au moment du pubertaire, l’investissement de l’autre, pair, est tel que l’on ne peut chercher à en ignorer les tenants et les aboutissants, notamment en terme de mises en perspectivecliniques, puisque non sans apports pour le sujet en crise. Pour H. Deutsch1 de nouveau, la formation du

groupe repose sur les besoins émotionnels des jeunes. Ne visant pour certains qu’au plaisir, comme évitement d’une solitude directement liée à la problématique qui anime ce passage, la sphère groupaleserait ce point d’assise nécessaire à la réalisation d’une certaine liberté faisant rupture avec le statut d’enfant. Et c’est ce point de rupture qui, quelques soient les motivations de ces formations, nous amène à penser que le « groupe »,peu à peu investi, permettrait au sujet adolescent d’être nouvellement présent au monde. Pourrions-nous le préciser, qui permettrait au sujet d’aménager un nouveau mode d’être-au-monde, selon une conflictualité décalée puisque observable sur un axe d’investissement qui fasse point d’extériorité par rapport au filiatif.

Comme l’évoque M. Pages dans son ouvrage, nombre de situations témoignent des phénomènes affectifs au sein du groupe, que ce soit les conflits, le culte, l’euphorie, la (pseudo) harmonie, le phénomène de bouc émissaire, ou encore, les écarts que l’on peut observer entre idéologie véhi- culée et mises en actes posées. L’hypothèse ainsi formulée est alors que « toujours et d’emblée, la relation humaine est affective »2. Et l’échange, à plusieurs reprises convoqué, de conduire à

une considération singulière de l’autre, qu’il soit celui de la réciprocité, à qui l’on donne et dont on reçoit en retour ; ou celui de la mutualité, pour qui l’on cède une partie de soi, à destination d’un pot commun. Selon l’auteur, « toutes les modalités des affects sont des modalités de la rela- tion »3 .

L’ « être-au-monde » serait par conséquent en lien avec l’ « être-avec ». Cette position se dégage de la thèse que présente l’auteur, selon laquelle l’expérience affective constitue le fondement du

1 H. Deutsch, Problèmes de l’adolescence, op.cit., pp.101-138.

2 Pages, M., (2002), La vie affective des groupes, esquisse d’une théorie de la relation humaine, Paris, Dunod, p.101. 3 Ibid., p.102.

lien groupal. Elle unit et gouverne la vie du groupe par la communauté d’expérience, par l’inconscient collectif présent, émergeant de la rencontre et s’alimentant de ce que les sujets peuvent y partager. Ainsi, ce qui importe ne relève pas tant de l’existence d’une affectivité au niveau groupal, a fortiori admise et reconnue, mais bien du lieu d’où elle surgit et de ce qu’il en advient.

Cette avancée continue d’alimenter les développements précédemment engagés, tout en présen- tant une entrée différente à la problématique du lien social : à l’histoire déchue qui s’imposait, vient se substituer une autre en cours d’élaboration et d’intériorisation, médiatrice de l’échange.

Reprenons plus avant ce que nous nous sommes contentés d’évoquer jusque là concernant la thèse d’un déclin de la référence paternelle, explicative a priori de la mise en acte infractionnelle à l’adolescence. Cette thèse prend assise manifeste et décisive dans les premiers écrits de J. La- can, constatant l’évolution du système patriarcal dans le champ du droit depuis la Révolution Française. Celui-ci n’aurait cessé de limiter celui-là pour finalement l’absorber, pourquoi pas, le résorber, dans le tout que constitue l’autorité parentale, d’une part, et dans l’élargissement pro- mulgué de la sphère familiale à ce qui ne serait plus uniquement une filiation biologique, d’autre part. Au-delà du sang donc, s’impose le symbolique, peu à peu invalidé par une loi relayée au niveau sociétal, non sans susciter quelques interrogations sur l’institutionnalisation de la filia- tion en question. Et au-delà de l’autorité, la responsabilité, « laissant ainsi entrevoir que désor- mais, les devoirs des parents l’emportent sur leurs pouvoirs »1. Le Père d’antan, étranger radical

selon l’auteur, se réduit progressivement au « papa », familier. C’est alors toute l’illusion du my- the totémique qui chute, celui qui était chargé d’inscrire dans le discours, une origine, une généa- logie.

Pour J.P. Lebrun, les dimensions législatives et sociétales aidant, la question se pose bien en terme de perte, perte d’un référentiel symbolique dans la confusion avec l’Autre maternel ; perte à l’origine d’un monde sans limites. Or, c’est à nouveau là la manifestation d’un paradigme qui nous amènerait une fois de plus à penser par la négative, via un « moins que » que nous regret- tions précédemment. Fatalement, nous sommes conduits à expliquer les dites dérives morbides par ces pertes que le sujet chercherait inlassablement à combler dans l’acte. Et la logique tauto- logique suivante, de prendre le dessus :perte de référence, monde sans limites, interpellation de celles-ci via l’acte, déclin des références, etc., etc. L’acte s’explique alors de cette absence, qui en retour, éclaire l’acte lui-même. C’est toute la création d’un objet ainsi réifié, pris dans une causa- lité que l’on ne pourrait qu’être tentés de déconstruire.

La thèse du déclin de la fonction paternelle expliquant les dites souffrances modernes des fils se discute. M. Zafiropoulos1 lui a consacré un ouvrage, reprenant avec le lecteur son histoire depuis

les élaborations lacaniennes engagées en 19382.La société serait en panne d’autorité, point. Voi-

là toute l’inaltérabilité d’une position qu’il dénonce et que J. Lacan lui-même, après l’avoir forma- lisée, mettrait aux bans quinze ans plus tard.Entre « nostalgie du père » et confortation interdis- ciplinaire, se donne à voir une thèse jusqu’alors « fétichisée », non sans influence sur le mode d’appréhension des règles sociales de Droit3. Le lien au père fait figure d’étalon pour expliquer

tout phénomène collectif, depuis les manifestations groupales jusqu’aux dynamiques politiques. En mesure de rendre compte de… il est le reflet d’une évidence, régulièrement confortable, qui n’est plus à critiquer sinon à faire perdre de leur poids nombre dénoncés cliniques admis. Comme l’écrit M. Zafiropoulos, « il n’est pas si facile de faire sans la nostalgie du père tout- puissant »4.

Dans un de ses articles, P. De Neuter5 reprend justement cette question, remettant en cause

l’appel systématique fait par la littérature au déclin du père, une explication qui lui semble au- jourd’hui bien trop simple pour considérer la genèse du sujet. Dans la lignée des quelques der- niers auteurs que nous venons de convoquer, il défend l’idée selon laquelle il n’y aurait pas plus d’effets psychopathologiques dus à ce moindre investissement qu’à la toute-puissance dont la figure paternelle était affublée jusqu’alors, mais aussi, que nous assisterions à l’émergence de nouvelles sources d’autorité. Plus que de déclin, il s’agirait de mutations6, accompagnant de nou-

1 Zafiropoulos, M., (2001), Lacan et les sciences sociales, Paris, PUF.

2 En 1938, sur la demande de Wallon, J. Lacan soumet à l’Encyclopédie Française une nouvelle réflexion autour des

complexes familiaux. Reprenant successivement le complexe de sevrage, le complexe d’intrusion et le complexe d’oedipe, il développe une nouvelle position théorique autour de la dynamique oedipienne, inspiré par les travaux de Durkheim, dans un apport critique aux thèses freudiennes. Cette position trouve son point de départ dans l’histoire de la famille paternaliste. Face à l’idée du père comme prototype de la répression oedipienne, il vient saisir ce qui serait de l’ordre de prémisses biologiques par l’image d’un fantôme de plus en plus incertain. L’organisation ordonnée de la famille ne serait plus nécessairement le fait du mâle tout-puissant, chef de la horde. Ce que l’auteur nomme « relativité sociologique » y participe ; la figure du père tiendrait sa place d’une « détermination sociale, celle de la famille pater- naliste ». En 1953, lorsqu’il développe le mythe individuel du névrosé, pris dans les lectures de Lévi-Strauss, la dimen- sion patriarcale est écartée et la fonction paternelle prend place au titre d’une métaphore. Le père n’apparaît plus comme une simple histoire de famille. Il devient le Nom-du-père puis les Noms-du-père, soumettant à la mouvance le mode de structuration des liens tissés au sein de différents espaces. Il n’est plus celui qui abandonne mais qui s’incarne diversement, et toujours au-delà. Perdant son caractère uniquement relatif, le père en tant que symbole, devient universel, ne se limitant plus à l’existence de sociétés ou de groupes patriarcaux prédéterminants.

3 M. Zafiropoulos, Lacan et les sciences sociales, Op.cit.., p.19.

4 Ibid., p.239. L’auteur précisera d’ailleurs dans un de ses articles que cette persistance signe le névrosé pris dans le

roman familial, qui sans cesse reconduit cette plainte et son symptôme pour le laisser en l’état (Le déclin du père, in Topique, 3, 84, 2003, pp.161-171). Oserons-nous reprendre l’adéquation proposée par S. Askofaré : « déclin du père = déclin de la névrose = déclin de la psychanalyse » (Le Génie du sinthome, in l’En-je lacanien, 2, 7, 2006, pp.143-152).

5 De Neuter, P., (2007), Du père oedipien aux tiers symboligènes, in Cliniques Méditerranéennes, 75, pp.109-124. 6 Il s’agit là d’une idée que partage S. Askofaré. Comme il nous en fait part, « nul besoin (…) d’invoquer la fin d’un

dogme paternel là où il s’agit simplement de prendre acte d’un changement d’ordre socioculturel ». Ce serait là le point à même de faire consensus actuellement chez quelques auteurs, qui en revanche ne sauraient s’accorder sur la manière justement de considérer ce fait de changement (S. Askofaré, Le Génie du sinthome, op.cit. p.145).

velles figures, de nouvellesvaleurs, de nouveaux idéaux… ce qu’il nomment des « tiers symboli- gènes », points de référence dépassant le père oedipien.Comme il l’écrit,

« Je ne vois pas pourquoi les générations d’aujourd’hui seraient moins créatives de solu- tions nouvelles aux problèmes posés que les générations qui nous ont précédés »1.

Son propos est clair,

« Pour les enfants de demain comme pour ceux d’hier, du sujet adviendra là où du ça était, là où le réel et l’imaginaire se seraient déchaînés et là où de la jouissance sans limi- tes et du pulsionnel débridé se seraient mortifèrement actualisés »2.

Finalement, n’y aurait-il pas là un nouveau point de départ, voire, un nouveau point de fuite à envisager dans la continuité du précédent, et qui nous permettrait de penser « positivement » une réorganisation symbolique, tenant non plus d’une perte d’en haut, mais d’un gain d’en bas.

Pour J.-P. Lebrun, entretenir ce nouvel état de fait revient à penser la société comme déchue du pouvoir qu’elle avait de transmettre les interdits fondateurs, laissant à la seule charge du sujet sa propre limitation. Or, quand bien même nous concédons à ce que l’interdit ne soit plus posé du dehors, doit-on nécessairement craindre qu’il ne le soit plus du dedans ?C’est toute la différence que nous ferons au prochain chapitre entre la morale et l’éthique, prégnantes dans les justifica- tions adolescentes. Qu’un interdit moral ne soit plus véhiculé par le social ne nous semble empê- cher en rien qu’une prescription éthique puisse être à l’œuvre.

La référence ne serait pas perdue pour perdue, mais reconstruite, passant du règne des pères à celui des pairs. Par ailleurs, si J.-P. Lebrun pense que « gommer la différence des places, celle des sexes et celle des générations, n’a d’autre effet que de brouiller les références symboliques »3,

nous pourrons nuancer ces propos comme suit : privilégier la sphère paritaire et l’ « être-avec » sur un nouveau mode référentiel ne revient pas à nier qu’il existe un précédant généalogique, seulement à penser une co-existence dialectique du pair et de l’impair, dit autrement, un autre vecteur anthropologique. Il s’agit bel et bien du lien social tel qu’il est donné, qui est remis en cause dans les infractions mises en acte par ces adolescents.

De la même manière, pour J.-P. Chartier,

« La non-inscription dans la généalogie empêche alors ces sujets de se situer dans la « continuité » des générations et les entraîne dans la « contiguïté », dans la marginalité

1 P. De Neuter, Du père oedipien aux tiers symboligènes, op.cit.., p.122. 2 Ibid., p.124.

qui devient la seule place où ils espèrent enfin se faire reconnaître par le biais de condui- tes ordaliques et d’Agirs violents… »1.

Or, la non-inscription qui leur est reprochée vient parfois traduire l’inscription qui les concerne ailleurs, sur un territoire nouvellement investi. La marginalité au sein d’une institution particu- lière ne saurait être pareillement qualifiée dans un autre espace.

Nous pouvons penser que le cadre demeure mais qu’il n’est plus structuré sur les mêmes princi- pes, sur les mêmes valeurs… le passage de la légalité à la légitimité – la première n’étant là que pour reconnaître socialement une définition au « mineur de justice », non au sujet du pubertaire qui tisse des liens spécifiques à l’autre. Le référentiel devient propre : à chacun de trouver ce qui fera autorité pour lui. Il n’apparaît plus si évident que la promotion de cet idéal propre doive dépendre de la seule castration. Le tiers, place vide, peut-être occupé diversement, sans n’être plus « virtuel » – si nous reprenons l’expression de J.-P. Lebrun. Une hypothèse qui viendrait relativiser celle émise par l’auteur, selon laquelle il persiste un idéal mais que celui-ci consiste justement à pouvoir s’en passer2.

Tout ceci finalement pour nous permettre de sortir d’un discours posant la délinquance comme le résultat d’une perte, d’une configuration qui ôterait à l’objet toute l’ampleur de sa conflictuali- té. Nous l’évoquions au premier chapitre : pourquoi penser la désinhibition si l’on peut envisager l’inhibition d’inhibitions ? Dit autrement, pourquoi réduire la subjectivité lorsque l’on peut lui reconnaître une dynamique autre dans la mise en place d’une conflictualité différente, ou encore, se contenter d’une disparition de contraintes lorsque l’on peut en soumettre de nouvelles au sujet. Le fait que tout se vaut3 ne signifie pas que rien ne vaut, quand bien même il est question

d’equi-valences.La différence tenant non plus dans la confrontation des générations, mais dans celle des espaces qu’occupent respectivement pairs et impairs. Et c’est là seulement que nous rejoignons J.-P. Lebrun,

« Faute d’encore disposer de la référence que la religion garantissait en la prescrivant à tous de l’extérieur, il s’agira de la reconstruire de l’intérieur »4.

De « l’échange symbolique comme ordonnateur du social »5, l’on pourrait envisager l’échange

réciproque comme ordonnateur du groupe de pairs, qui s’institue de lui-même. L’autorité serait

1Chartier, J.P., (1999), Approche psychanalytique de « l’incasable », in Bulletin de psychologie, tome 52 (3), 441,

pp.317-320.

2 J.-P. Lebrun, Un monde sans limites, essai pour une clinique psychanalytique du social, op.cit., p.152. 3 Ibid., p.174.

4 Idem. 5 Ibid., p.177.

désormais celle de la relation d’où émerge le pouvoir, le pouvoir de tous et non plus d’Un seul.

Est-ce donc bien de cela dont il s’agit : dépoussiérer l’autorité comme le propose Y. Guégan1 ?

Plutôt que de restaurer une autorité, encore nous faudrait-il appréhender ce qui fait autorité dans ces meutes adolescentes.L’autorité, dans la société actuelle, n’apparaît plus comme généra- trice d’obéissance mais davantage de respect de la loi, avec ce que cela implique d’idéologie. Y. Guégan le constate traitant de l’institution scolaire, et les médias n’ont de cesse de le mettre en exergue. En témoignent les discours politiques, de quelque inspiration ils soient. Or, pourquoi ce raisonnement devrait-il ne concerner que les lois socialement admises, ou les règlements insti- tutionnalisés ? Ce qui fait loi ne préjuge pas d’un champ d’application partagé par tous, et la loi, assurant un espace de sécurité en un lieu, peut être ce qui compromet cette même sécurité en un autre. En cela, elle est à considérer relativement au lieu d’où elle s’énonce, et relativement au fondement qui la légitime,sans être davantage fixée au rang de supériorité que nous lui assimi- lons couramment.

Le leader que la littérature nous amenait plus haut à convoquer ne s’observe plus dans le dis- cours des mineurs que nous avons rencontrés. S’il animait la « vie de bande » à la belle époque, s’il incarnait la figure d’autorité au sein du groupe, tout un pan de la clinique tend à nous faire remarquer qu’il est aujourd’hui le lieu d’un interchangeable, tout au plus, celui d’une (pseudo)autorité qu’il ne convient plus de suivre nécessairement, si ce n’est occasionnellement par complaisance. Les professionnels ne sont d’ailleurs pas sans dire que les groupes adoles- cents ne fonctionnent plus ni ne s’organisent aujourd’hui comme ceux d’il y a trente ans. Cette relativité de l’ancrage apparaît être un élément de plus pour soumettre à discussion l’universalité de l’Œdipe, ou plus précisément, de ses effets.

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