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humaine, op.cit., p.104).

3.1. Violence et destruction en jeu : au risque d’une frérocité.

3.1.3. Une pratique du frère hors fratrie : la fraternalité.

Au-delà de ce que P. Caillé3 peut appeler « fratritude », et au-delà de ce qu’il est d’usage de nom-

mer la fraternité, reconnue sous son acception morale, l’on peut penser le processus de la frater- nalité, caractéristique en quelque sorte de la fabrication du frère. Conceptualiser de cette ma- nière ce qui se joue dans le rapport à l’autre, nous permet de renverser la tendance qui consistait à passer du père au frère, pour n’interroger que ce second terme. L’on entend par fraternalité la manière de pratiquer subjectivement du frère et d’interroger l’espace intersubjectif qui fait tenir cette fabrication, ce passage du pair au comme-un-frère.

Au principe de celle-ci, l’émergence dans la destruction qui va se décliner, nous l’avons vu, sous deux possibles : soit, la destruction du frère, rival menaçant par son identicité ; soit, le frère dans la destruction, le tous ensemble, indifférencié, contre le trop différent, le non-frère – les fils de- venus frères après et par le meurtre du père. Il s’agit là de deux modalités qui ne sont pas sans

1 Viard, B., Pierre Leroux et Paul Diel, découvreurs du « don », république et psychologie, in La revue du M.A.U.S.S.,

l’Obligation de donner, la découverte sociologique capitale de M. Mauss, 8, pp.349-359.

2 Chabal, MM., Quand la réciprocité semble non réciproque… ou la réciprocité cachée in La revue du M.A.U.S.S.,

l’Obligation de donner, la découverte sociologique capitale de M. Mauss, 8, pp.132-143 ; B. Brusset, Le transfert frater- nel dans les groupe thérapeutique, op.cit., p.129.

3 Caillé, P., (2004), Fratries sans fraternité, in Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 32, 1,

pp.11-22. Pour l’auteur, la fratritude se définit d’être « un état de concurrence mimétique qui comporte de nombreux dangers ».

rappeler l’ambivalence à l’œuvre dans cette relation, entre identité partagée, consanguinité par- fois, double spéculaire, identification projective, rivalité, alliances, ruptures, complicités, etc1.

Des éléments qui, à leur tour, et une fois de plus, nous laissent supposer que le complexe frater- nel ne saurait se réduire au déplacement d’enjeux uniquement oedipiens.

Quelque chose semble ici faire paradigme2, de l’ordre d’un « fratriarcat », supporté par les deux

dimensions d’un axe que seraient le désir de ressemblance et le désir de différence, dans la structuration des relations intragénérationnelles. Alors, l’on peut se saisir des développements faits par Koltès sur les liens du sang et repris par S. Monzani3. Le sang ici n’est autre que ce qui,

hors filiation généalogique, unit le sujet à l’autre, avec lequel il s’affronte ; le sang « qui sèche sur le trottoir »4 et qui les unit. S’inaugure la figure d’une relation fraternelle engagée dans

l’amalgame des distances, où l’ordonnancement ressemblance/différence, ou diffé- rence/ressemblance, constitue un indécidable : la frérocité, toujours au bord de… un complexe à elle seule, qui reste soumise à des enjeux imaginaires de pouvoir – tour à tour à perdre ou à prendre5. La relation fraternelle ainsi posée incarne « un lien privilégié au semblable et en même

temps, le lieu du meurtre »6, faisant d’une fraternité pacifiée une pseudo-fraternité, une fraterni-

té à moitié… « il est comme un frère », diront certains adolescents.

Cela peut expliquer en partie que la fraternisation soit un processus régulièrement pensé au côté des révolutions, temps propices aux soulèvements unificateurs qui se sont tous donnés pour but de changer la face du monde, dans l’engagement et dans la confrontation à l’autre ; temps qui ont induit la fraternité dans la violence et se sont donné pour légitimités des faits de responsabilité. La philia s’est avérée être ce qui motivait et permettait ces mises en mouvement, comme ce qui était attendu de ces dernières. La menace d’une disparition subjective, également, puisque étant

1 Il s’agit là de différentes manifestations qu’a pu relever B. Brusset (Le transfert fraternel dans les groupe thérapeuti-

que, op.cit.), travaillant auprès de groupes thérapeutiques, et y observant l’actualisation du transfert fraternel. Bien que non sans lien avec le transfert oedipien, celui-ci apparaît à l’auteur comme le témoin d’un fonctionnement propre, soutenu par des enjeux narcissiques spécifiques, entre désir et identification. Et O. Bourguignon, de préciser que « l’intérêt pour la fratrie passe par l’abandon de la seule vision parentale, qui verticalise les rapports familiaux, perçoit les frères et sœurs avant tout comme des fils et filles, méconnaît souvent le sens de leurs comportements et l’autonomie même de ce groupe qui se développe au sein de la famille et presque à son insu » (Bourguignon, O., La problématique fraternelle, in Bourguignon, O., (Dir.), (1999), Le fraternel, Paris, Dunod, p.251).

2 Forts de cette perspective, plusieurs auteurs ont cherché à étayer cette hypothèse, faisant suite à certains de ceux

que nous pouvions cités plus haut, et notamment P. Chaltiel et E. Romano (l’espace fraternel dans la thérapie familiale (II), in Cahiers critiques de thérapie familiale et pratiques de réseaux, 32, 1, 2004, pp.49-65). Pour ces auteurs, « si le paradigme paternel, où s’origine la psychanalyse, est le garant de l’historicisation du sujet humain (…), le paradigme fraternel est, quant à lui, garant de l’avancée humaine sous la forme d’un groupe de pairs dynamisé par la tension entre rivalité et solidarité », pp.52-53.

3 Monzani, S., (2006), L’utopie du fratriarcat. Fraternel et fraternité dans l’œuvre de B-M. Koltès, in Cahiers de psycho-

logie clinique, 27, pp.141-162.

4 Ibid., p.153.

5 Lesourd, S., (1998), Mon frère, mon tendre ennemi, in La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 62, pp.33-40. 6 Ibid., p.35

à la fois ce qui favorise l’union et la met en péril.L’impasse notable est toujours celle de la rup- ture à laquelle conduit l’excès de rapprochement, ce que J. Derrida désigne dans le double lien suivant : « la loi naturelle de l’attraction/répulsion se pervertit en principe de désordre abso- lu »1. Elle se présente dès lors que le contrat ou le pacte ne tient plus, dès lors qu’aucun point de

régulation n’est plus en mesure d’assurer, dans la relation, un jeu. C’est là toute la dimension narcissique observée par G. Le Gaufey2 dans la frérocité, loin de se résumer finalement à la riva-

lité fraternelle. Dimension narcissique qui, comme il l’avance, peut être mise à mal au sein du pacte passé entre frères conjurés, une fois le père tué, une fois que l’on n’est plus que le sem- blant d’un semblable, une fois que la violence et la destructivité intrinsèques au groupe ne sont plus détournées.

Nous avons pu constater comme le processus du frater- pouvait être opaque, ambiguë, ne se laissant percevoir qu’au travers de la rivalité, de la jalousie, de l’union, de l’amour et de la haine. Mais il nous interroge sur ce à quoi il peut venir répondre à un moment donné, chez certains adolescents. S’il n’est toujours pas de notre idée de le penser comme une tentative imaginaire restauratrice d’une défaillance symbolique, le déplacement, le glissement qui semble le sous- tendre n’est pas sans nous interpeller : comment fabrique-t-on du frère ? Au nom de quoi ? En vue de quel aménagement ? Qu’est-ce qui se joue, se rejoue ou finalement, manque à se jouer ? Le passage que certains se plaisent à préciser de la frérocité à la fraternité ne va pas de soi et à ce titre mériterait que l’on pense son opérateur propre, hors fonction paternelle (identifica- toire). L’on ne saurait indéfiniment penser que l’investissement massif du pair à l’adolescence soit seulement le symptôme d’une époque non dépassée ou, plus avant, d’une régression subjec- tive.

La différence, la mise à distance, qu’elle passe par la semblance « raisonnable » ou la destruction, est ce qui va former le sujet3, assurer sa subjectivité, et la maintenir, dans la relation à l’autre, sur

un mode qui lui est propre. Alors, l’on ne saurait percevoir en dehors d’une relativité quelle qu’elle soit, le lieu d’où l’on détruit, l’objet que l’on détruit et la finalité de cette destruction. Pen- ser un nouvel axe nous permettrait de proposer une autre positivité de la fraternité, ou plutôt, de la fraternalité ; une fraternalité emprunte d’amitié, de philia, sous-tendue par la responsabili- té réciproque, là où il n’y a plus nécessairement de tiers extérieur et transcendant à se disputer.

L’accent que nous avons souhaité mettre ici sur le processus d’identification ne vient pas étayer

1 Derrida, J., (1994), Politique de l’amitié, Paris, Galilée, p.287.

2 Le Gaufey, G. (1991), De la frérocité du pacte, in Littoral, 31-32, pp.177-186. 3 J. Butler, La vie psychique du pouvoir, op.cit., p.147.

la prédominance du ressort de l’Imaginaire ou du Symbolique, mais seulement nous permettre de discuter leurs manifestations et leurs ajustements. Si nombre d’adolescents se disent être comme leurs pairs, il n’en demeure pas moins qu’ils savent reconnaître les différences qui les caractérisent les uns les autres. Tout porte à croire que les démarches identificatoires à l’œuvre sont le reflet d’une hiérarchie des distances et des proximités sur laquelle nous reviendrons. La confusion imaginaire que l’on peut parfois observer n’ôte en rien la possibilité d’une émergence de la dimension symbolique à côté. Lorsque l’on interroge les adolescents sur leur groupe de pairs, l’on ne saurait ignorer qu’il y en a souvent un qui, parmi eux, fait la différence, « celui là, c’est pas pareil ». Une disparité singulière se met en place là où le lien affectif semble le plus in- vestit. Alors, cette altérité, souvent duelle, prend la figure d’un Laurel et d’un Hardi. Se dessine l’évitement d’un trop semblant, menaçant, je vais vers ceux avec qui je ne risque pas de m’effondrer.

Il y aurait là à nouveau toute une dialectique à mettre au travail, celle-là même qui, dans un seul mouvement, va mettre en tension unien et unaire, imaginaire et symbolique, mutualité et réci- procité, finalement, celle qui va articuler le 1=1=1… au 1+1+1… du « groupe » de pairs à l’adolescence. Reste à voir si la destruction pourrait être l’opérateur de ce passage et si, comme le proposent J. Droeven, E. Grinschpun et I. Lewkowicz, l’on peut s’autoriser à penser, pour cer- tains de ces adolescents, un « axe symbolique horizontal »1. Là encore, la question du lien de-

meure et persiste à se présenter sous différentes formes, sous différentes déclinaisons, au point d’amener J.-J. Rassial à interroger l’existence de l’Œdipe comme univers toujours d’actualité face à l’importance d’une nouvelle autorité que serait désormais le « bien commun »2. La question de

la mutualité sera à reprendre, au sein du groupe ; en effet, les pairs adolescents se présentent comme sujets d’une alliance où l’autre n’est pas donné d’avance. L’idéologie de la fraternité ré- publicaine gagne du terrain, participant à la dispersion des liens familiaux et plus précisément, à la « disjonction entre les liens paternel, maternel, conjugal et fraternel ». Pour l’auteur, ce serait le prix à payer de la post-modernité : « une égalité devant la castration, qui devient, sur les traces du lien fraternel, la même pour tous, homme ou femme, grand ou petit », celle-là même qui vient sous-tendre un nouveau mythe fondateur « anti-oedipien »3.

Si la thèse soulevée par J.-J. Rassial présente l’intérêt de ne plus envisager la mise à mal du roi ou de la référence paternelle, nous rappelant au bon souvenir de la révolte des fils contre le père,

1 Droeven, J., Grinschpun, E., Lewkowicz, I., (2002), Choix fraternel dans la rue : les illisibles du discours institutionnel,

in Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 32, 2004, pp.151-171.

2 Rassial, J.J. (2003), L’Œdipe est-il encore univers in P. Lévy, Le lien fraternel, op.cit, p.37. 3 Ibid., p.40-s.

mais bien ce qui se joue « en deçà ou au-delà »1, elle en appelle à l’état d’anarchie : « l’héritage de

l’Œdipe » a manqué d’être, nous confrontant là encore à la tradition. Or, la clinique ne s’y réduit pas. Effectivement, nombre des parcours de vie qui nous ont été relatés par les adolescents té- moignent d’une absence de référence paternelle ; mais nous ne saurions reconnaître qu’il n’y a rien à la place, que tout est débordement. A la résistance sur un registre, se trouve l’adhésion sur un autre, l’attachement autre part, dans de nouveaux espaces de signification, tantôt symboli- ques, tantôt imaginaires, toujours distributeurs d’identités différenciées.

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