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Quelle altérité pour la littérature dans l’agir délinquantiel ?

C HAPITRE I P RIS ENTRE MINORITE ET SUBJECTIVITE ADOLESCENTE

3.2. Quelle altérité pour la littérature dans l’agir délinquantiel ?

Prégnante à l’adolescence, la problématique de l’altérité n’a pas été sans se poser dans la littéra- ture quant au champ de l’agir délinquantiel, notamment par l’intermédiaire du pair. Bien que prenant différentes formes, parfois interpellative, (dé)monstrative ou réclamative, l’agir en question demeure un temps adressé à l’autre. Dit autrement, il y a toujours de l’autre dans l’agir, par l’affirmative ou par la négative, que ce soit un « autre-référence », un « autre-intériorisé », un « autre-coauteur [ou complice] », ou même, un « autre-victime ». Ainsi, et dans la continuité de ce que nous développions ci-dessus, si le groupe de pairs est le lieu de certaines expériences affectives et de certaines manifestations désirantes, il demeure avant tout un étayage.

La lecture que nous poursuivons de R. Kaës2 sur la notion d’étayage multiple y consent. Comme

l’auteur nous le rappelle, convoquant la pensée de S. Freud, une défaillance d’étais peut amener le sujet à recourir à de nouveaux étayages, plus solides, pourrions-nous ajouter, plus congruents à un moment donné, et à partir duquel il pourra également créer, faire face. Est-ce à dire qu’il s’agit d’un processus participant de la dynamique construction/destruction caractéristique de l’adolescence ? La réponse n’est pas aisée, l’on ne saurait nier qu’un système relationnel a priori fondamental peut se maintenir tout en autorisant la constitution d’un second à l’issue de nouvel- les rencontres, quand bien même le sujet n’y prendrait pas appuis de la même manière.

Plus avant, chaque réseau établi ne peut exister que par rapport à celui qui lui fait face, que ce soit par opposition, contraste ou complémentarité. Au sein même de ces configurations, chaque élément gagne en assise et en identité par rapport à celui qui le maintient ; un « contrat d’étayage » en quelque sorte qui soutient la liaison dans un mouvement d’ « appui mutuel »3.

1 Chapelier, J.-B., Emergence et transformation de la groupalité interne à l’adolescence à partir des psychothérapies

psychanalytiques de groupe, in J.-B. Chapelier, Le lien groupal à l’adolescence, op.cit, pp.1-57.

2 Kaës, R., Introduction à l’analyse transitionnelle, in Kaës, R., (Dir.), (1979), Crise rupture et dépassement, Paris, Du-

nod, 1997, pp.1-81.

Plusieurs auteurs s’accordent à trouver dans cette forme de contrat (narcissique) l’argument de certaines orientations délinquantielles des conduites groupales, justifiant l’observance d’un mo- dèle identificatoire socialement « négatif »1, assigné, renforcé et « respecté ». Or, il nous semble

important, en ce contexte, de ne pas réduire l’identification à ces enjeux. Si dans les faits, l’autre peut effectivement contribuer à l’engagement du sujet dans l’infraction, la démarche nous sem- ble plus complexe, moins linéaire, si tant est que nous puissions le dire ainsi. Là encore, toute la question du choix et du saisissement par le sujet est à considérer. Même stigmatisées par la né- gative, socialement mésestimées, les valeurs en jeu au sein du groupe de pairs délinquant res- tent des valeurs, et c’est dans la confrontation de ces deux champs qu’il nous faut travailler, en- visager des espaces d’adhésions minimales et des espaces d’ententes possibles.

La littérature pose alors successivement les hypothèses d’identification à l’agresseur, d’instances moïque et/ou surmoïque délétères, ou quelques autres aménagements défensifs dus à la crise adolescente, privilégiés par le sujet. L’adolescent agit pour ne plus être agis – « j’agis donc je suis » – autant d’hypothèses qui se vérifient chez certains mais qui ne semblent pouvoir l’être pour d’autres. Et de nous interroger, par-là même sur l’universalité d’un trauma qui en serait à l’origine2. Serait-ce la seule source constitutive d’un « surmoi déviant » ? Le penser priverait le

sujet de tout aménagement ultérieur, et finalement, d’une marge de manœuvre non négligeable. Or, les adolescents que nous avons rencontrés ne sont pas sans reconnaître leurs actes et en assumer les retombées, même lorsque les professionnels auraient tendance à mettre au premier plan l’influence subie des pairs. Le relais d’un idéal est à poser, au-delà de sa restriction à quel- que instance psychique.

Plusieurs hypothèses ont d’ailleurs été formulées à mesure des années et des recherches concernant le lien entre identification aux instances psychiques et délinquances. Les instances que sont l’Idéal du moi, le moi idéal, le ça, le moi ou encore le Surmoi, qui subissent des réamé- nagements importants lors du processus adolescent sont classiquement appréhendéescomme

1 Pour J. Selosse, l’identification négative peut intervenir soit « par la prise de distance social des sujets, par le retrait

ou le rejet faisant suite à un regard discriminatoire », soit « par la dénomination de leurs différences, de leur sin- gularité ou de leur écart par rapport aux références normatives », soit « par la stigmatisation qui enferme l’individu à n’être conforme qu’au stéréotype déterminé par autrui » (Selosse, J., (1980b), Identification négative : processus et effet, in Pain, J., Villerbu, L.-M., (1997), Adolescence, violence et déviance (1952-1995), Vauchrétien, Matrice, pp.364- 376). Sur la question de l’identité négative, l’on pourra lire également Erikson, E.H., (1968), Adolescence et crise, la quête de l’identité, Paris, Flammarion, 1988 ; Mailloux, N., (1968), Délinquance et répétition compulsive, in Contribu- tion à l’étude des sciences de l’homme, 6, pp.73-83 ; ; Cusson., M, (1983), Le contrôle social du crime, Paris, PUF ; Le- blanc, M., (1985), La délinquance à l’adolescence, in Szabo, D., Leblanc, M., (1985), La criminologie empirique au Qué- bec. Phénomènes criminels et justice pénale, Montréal, PUM, pp.96-133 ; Loerber, R., Stouthamer-Loeber, M., (1986), La prédiction de la délinquance, in Criminologie, 19, 2, pp.49-77 ; Born, M., (2003), Psychologie de la délinquance, Bruxel- les, De Boeck.

2 Casoni, D., (2002), Never twice without trice. An attempt at Understanding traumatic Neurosis, in International Jour-

nal of psychoanalysis, 83, L., pp.137-159, repris dans Casoni, D., Brunet, L., (2003), La psychocriminologie. Apports psychanalytique et applications cliniques, Montréal, PUF, p.128.

pouvant préserver le développement du sujet de désirs, tendances ou attitudes dites « asocia- les » au profit de ceux et celles dites « moral(e)s » ou « socialement adapté(e)s ». Le fondement avancé étant le principe de réalité. Alors, la littérature présente la délinquance comme consé- quence d’une carence ou d’un défaut, voire d’un excès instantiel.

Reprenant ces hypothèses, D. Casoni et L. Brunet1 ont pu déterminer quatre modèles

d’approches récurrents. Tout d’abord, celle de la délinquance comme résultat d’une carence identificatoire du Surmoi. Des troubles au niveau de l’identification aux figures parentales, te- nants lieux d’autorité, seraient alors à envisager. L’intériorisation « normale » des principes éthiques, des valeurs socio-morales et des interdits n’aurait pu s’effectuer, induisant de fait da- vantage l’association de ces conséquences au terme d’« asocialité » que d’ « antisocialité ». Il s’agit là d’une hypothèse qui n’est pas sans nous rappeler les thèses Kleiniennes élaborées au- tour de l’intériorisation du bon objet, parental, absent ou manquant, qui rendrait impossible une identification adéquate à la régulation du rapport agressif à l’autre.

Ensuite, celui de la délinquance comme corrélative du rôle joué par les identifications « négati- ves » que nous évoquions, de nature antisociales cette fois-ci. Le processus identificatoire, effec- tif ici, se jouerait autour de figures identificatoires problématiques – l’exemple est à nouveau pris des figures parentales – caractérisées par des tendances délinquantes devenues des modè- les pour le sujet depuis son enfance. Le rapprochement pourrait être à faire avec le processus adolescent propre à la découverte de nouvelles figures paritaires engagées dans des pratiques délinquantes et que la littérature n’a de cesse de mettre en avant sous couvert d’influence grou- pale.

Le troisième mode d’approche, complexe des deux précédents, propose le concept de Surmoi lacunaire2. Il est employé pour signifier le caractère délétère d’une conscience morale véhiculée

dans les interactions familiales, soit par la mise à disposition d’un modèle déviant, soit, par la favorisation de conduites déviantes, mais est toujours le reflet d’une aire conflictuelle chez le parent. Des positions parentales sources d’attentes ambivalentes à destination de l’enfant, per- çues comme alimentant aisément le processus d’identification négative et favorisant la grati- fication paradoxale qui lui est liée.

Enfin, le dernier modèle consiste à traiter de la délinquance comme une incapacité fondamentale d’identification, à l’image d’une forme psychopathique classique telle qu’elle serait conçue en

1 D. Casoni, L. Brunet, La psychocriminologie. Apports psychanalytique et applications cliniques, op.cit, pp.128-133. 2 Les auteurs font alors de A.M. Johnson et S.A. Szurek les figures de proue de ce modèle, pp.80-83.

matière psychiatrique.L’argument posé est alors celui d’une fixation narcissique précoce, entra- vante du Moi. Alors, se dégage principalement, sur un pendant réciproque, un surinvestissement du Moi idéal neutralisant les restes d’une identification Surmoïque peu structurante. Ce proces- sus autoriserait les fantasmes de grandeur, de puissance et d’omnipotence que l’on observe chez certains délinquants dans la négation de l’autre – parfois favorisés par un processus antérieur d’identification à l’agresseur – donnant l’image d’une délinquance comme investissement narcis- sique et désinvestissement objectal.

Pourtant, prenant le contre-pied de ces modèles, une hypothèse supplémentaire émerge, celle qu’initie la démarche de L. Brunet1 autour du processus de « désidentification», à entendre

comme une défense contre l’identification plus que comme une incapacité d’identification, comme finalement, un refus plus qu’un déni de la relation à l’autre qui se présente d’emblée au sujet et s’impose à lui. Ainsi, relativement répandue dans la littérature traitant de la démarche identificatoire en matière de délinquance,la thèse selon laquelle le délinquant n’aurait pas su construire de l’autre en lui-même, demeure critiquable. D’une part,la modalité d’identification n’implique pas nécessairement le caractère « bon » de l’objet, d’autre part, nous y reviendrons, la délinquance demeure un temps adressé à l’autre quel qu’il soit, social, institutionnel ou indivi- duel. L’altérité, bien que manifeste sous différentes formes, ne saurait être écartée.Si par dési- dentification, l’on entend le refus d’un rapport à l’autre au sein d’un espace de liens, donné socia- lement, normé par la communauté publique, ne pourrions-nous pas envisager l’existence d’une identification ailleurs, non reconnue au sein de cet espace même. Dit autrement, ne pas s’identifier à l’autre social, que l’on désignera tantôt comme autorité tantôt comme victime, si- gnifie-t-il l’incapacité de s’identifier à un autre encore, désigné autrement par le sujet, sur le re- gistre d’un idéal propre – un idéal de sujet, à savoir une éthique, non plus un idéal moral de so- ciété ?

La bande adolescente, à la fois réelle et fantasmatique, constitue tant au niveau individuel que groupal, le lieu d’une expérience subjective à la fois narcissique en ce qu’elle fait contenance, et transgressive, puisque source de satisfactions socialement interdites. Ne relevant pas unique- ment du lien social, mais également du psychique, la loi va autoriser le sujet, dans l’altérité, à se saisir d’espaces et de relations dans les limites qui sont les siennes. Le registre de la transgres- sion doit alors faire l’objet d’une attention toute particulière que certains négligent au prétexte de l’infraction. Comment penser la trajectoire délinquantielle en faisant l’économie d’une inter- rogation sur le champ des possibles d’un sujet ? Alors au-delà des enjeux d’identification, nom-

1 Brunet, L., (2000), Introduction à “Censure, peine de mort et enfer” d’André Lussier, in Filigrane, 9, 2, p.112, repris

dans Casoni, D., Brunet, L., (2003), La psychocriminologie. Apports psychanalytique et applications cliniques, Montréal, PUF, pp.150-151.

breux nous l’avons vu, il faut pouvoir préserver le choix d’une subjectivité, le choix d’un auteur. Les situations passées et actuelles ne peuvent déterminer à elles seules les agirs mis en place, les rapports tissés. C’est là toute l’image des opportunités telles que nous pouvons les revisiter.

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