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La configuration fondatrice du mythe freudien en discussion.

1.2 à la (re)mise en jeu de codes.

2.1. Pour un retour de la horde ?

2.1.1. La configuration fondatrice du mythe freudien en discussion.

Dès les premières pages de son ouvrage, alors qu’il pose les jalons de son élaboration, S. Freud

l’échange et du lien social à l’adolescence, un prétexte à penser en quelque sorte .

1 Freud, S., (1923), Totem et Tabou, Paris, Payot, 2001. Faisant suite aux réflexions de Darwin sur l’état social primitif

de l’humanité, le mythe freudien suppose à l’origine une horde primitive sous l’autorité d’un père tout-puissant pos- sédant à lui seul l’accès à toutes les femelles et excluant ses fils à mesure qu’ils grandissaient. « Un jour, les frères chassés ses sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle. Une fois réunis, ils sont devenus entreprenants et ont pu réaliser ce que chacun d’entre eux, pris individuellement, aurait été incapa- ble de faire » (S. Freud, Totem et tabou, p.199). Le sentiment de culpabilité émergeant après qu’ils aient réalisé l’identification au père tué, ils désavouèrent leur acte et proscrirent ce qui devint objet de tabou : l’inceste et le meur- tre, parricide. Cela aurait été la naissance de la morale humaine.

2 Notamment, Lévi-Strauss, C., (1962), Le totémisme aujourd’hui, Paris, PUF; Charbonnier, G., (1961), Entretiens avec

soumet la tribu à la seule autorité du totem, responsable de la réunion de ceux qui en d’autres contextes ne seraient qu’affiliés.Comme il l’écrit,

« La subordination au totem forme la base de toutes les obligations sociales (…) ; elle dé- passe, d’un côté, la subordination à la tribu et refoule d’un autre côté, à l’arrière plan, la parenté de sang »1

Il précise d’ailleurs en note de bas de page, la pensée de J.G. Frazer qu’il cite et pour qui

« Le lien créé par le totem est plus fort que le lien de sang ou de famille, au sens moderne du mot »2.

Le totem désigne et organise le groupe, les liens qui s’y développent, par l’identité et le nom de ses membres.C’est toute la question de l’origine commune, du totem comme ancêtre, mais aussi du sacrifice comme renforcement de la communauté et source de responsabilité. Une conception dont le principe s’applique au sein même des lois alors établies, comme celle de l’exogamie, des- tinée à tous sans considération du lien généalogique qui les uni.

En cela, l’existence même du totem vient créer un lien particulièrement fort, justifiant à lui seul relations à l’autre et comportements via le tabou, et venant asseoir ce que nous reprendrons au troisième chapitre en terme de mutualité. La parenté du sang est remplacée par la parenté toté- mique3, la famille réelle – généalogique – par le « groupe totémique », induisant l’idée que la pa-

renté se définirait non plus seulement des relations des individus entre eux, mais de celles qui unissent individu et groupe, ou pourrions-nous le supposer, groupe et totem.

Poursuivant grâce aux travaux de M.J.L. Morgan, S. Freud ajoute qu’en telle situation tribale, « Un homme appel père non seulement celui qui l’a engendré, mais aussi tout homme qui, d’après les coutumes de la tribu, aurait pu épouser sa mère et devenir son père ; il appelle mère toute femme qui, sans enfreindre les coutumes de la tribu, aurait pu devenir réel- lement sa mère ; il appelle frères et sœurs non seulement les enfants de ses véritables pa- rents, mais aussi les enfants de toutes les autres personnes qui auraient pu être ses pa- rents, etc. »4.

Un primat du social sur le biologique, qui n’est pas sans alimenter notre positionnement. En ef- fet, serait-ce là le pair comme frère ? Celui que l’on retrouve dans le discours de l’adolescent

1 S. Freud, Totem et Tabou, op.cit., p.13 2 Idem.

3 Ibid., p.18. 4 Idem.

lorsqu’il évoque son plus proche ami ?A écouter certains membres de gang1, l’on pourrait pen-

ser qu’il s’agit là justement d’une recherche particulière, celle d’une famille, motif du groupe- ment. Pourtant, nous le verrons, la clinique ne va pas toujours dans ce sens.

Pour S. Freud, ce pouvoir de lier

« sans conditions, sans exceptions : c’est la communauté du clan (…) un groupe de per- sonne dont la vie forme une unité psychique telle qu’on peut considérer chacune d’elles comme un fragment d’une vie commune »2.

Et d’ajouter que lorsqu’au sein de la tribu, le sang d’un membre est versé, c’est celui de tous qui coule. C’est bel et bien la « parenté tribale », et non plus la parenté filiale, qui demeure. C’est la substance commune qui nourrit, renforce le lien sacré, l’identité de substance à l’origine de l’association fraternelle, de l’âme collective, reposant sur l’alliance – et par extension, sur l’(af)filiation. Pour l’auteur, « la famille est devenue une reconstitution de la horde primitive de jadis »3 et c’est là pour nous, un retour intéressant.

Certes, la réalité du pair « comme frère » nous montre toute la portée de l’alliance. Il existe une réalité psychique propre aux ensembles intersubjectifs, avec ses formations, ses processus, son économie. Or, cette alliance singulière semble garantie en partie par la mise en place d’un contrat implicite, d’un pacte qui serait en mesure d’assurer réciprocité et mutualité au sein de l’ensemble groupal et dans son rapport à ceux qui le constituent.Par ailleurs, comme en témoi- gne le mythe, le totem et le nom qui lui est associé, en tant que repères identificatoires, s’ils par- ticipent de ce « frater », ils ne sauraient lui suffire.

L’alliance se réalise dans la mise en commun, la reconnaissance de l’autre du « nous », l’organisation défensive et l’interdit. Pour R. Kaës, elle est

« Une formation psychique intersubjective construite par les sujets d’un lien pour renfor- cer en chacun d’eux certains processus, certaines fonctions, ou certaines structures issues du refoulement ou du déni, ou du désaveu, et dont ils tirent un bénéfice tel que le lien qui les conjoint prend pour leur vie psychique une valeur décisive. L’ensemble ainsi lié ne tient sa réalité psychique que des alliances, des contrats et des pactes inconscients que ses sujets concluent et que leur place dans l’ensemble les oblige à maintenir »4.

1 « On est une patrie, une nation, on est tous frères (…) c’est la recherche d’une famille » (Les Gangs de rue, Enquêtes

exclusives, 24 septembre 2006).

2 S. Freud, Totem et Tabou, op.cit., p.190. 3 Ibid., p.209.

L’idée du pacte dénégatif ne pourrait ici nous échapper, fondant lui aussi l’unité du groupe, la communauté, par l’accord de renoncements et de sacrifices, dans l’objectif du maintient de cette existence. Ni même celle de la responsabilité puisque induisant l’obligation des uns envers les autres.

Est-ce donc à croire que le groupe affiliatif, voire pseudo-filiatif, repose sur la seule existence d’un mythe fondateur, plus précisément originaire, qui à la fois organise et défend ? Contrat et pacte n’interviennent que là où la puissance paternelle ne peut faire point de régulation, à savoir sur l’axe d’une horizontalité, dans la confrontation à l’autre. C’est à ce moment qu’il convient de considérer les dimensions institutionnelles, sociétales et politiques, en plus des dimensions in- trapsychiques et intersubjectives. Elles ne sont pas en rien dans la forme que le lien prend puis- que parties prenantes de l’échange qui se met en place. La situation mise en avant par les émeu- tes de 2005 en est particulièrement illustrative. Au-delà, les manifestations groupales, adoles- centes, qui ont animé ces mouvements, et qui nous confrontent tantôt à l’image de la horde, tan- tôt à celle de la communauté de frère.A quel retour assistions-nous alors ?

Les deux à la fois, serions-nous tentés de dire en reprenant la littérature consacrée au phéno- mène des banlieues, stigmates d’une rupture. De la banlieue, s’appréhende le « ban du lieu » 1, du

bannissement et de la mise à distance conséquente de ses habitants ; une géographie sociale qui vient faire écho au sujet de l’entre-deux, généralement représenté par l’adolescent immigré de deuxième ou troisième génération, autrefois reconstructeur, aujourd’hui destructeur. Pour P. Lévy,

« l’agencement de la coupure Cité-banlieues relève d’un effet forclusif au sens où l’assignation dans de tels espaces ne procède d’aucun jugement de droit mais bien plus précisément d’une opération qui tient de la récusation qui appelle la violence en retour puisque le droit à l’agora s’avère délibérément dénié »2,ajoutant que ces habitants « par

leur exclusion d’un lien d’identicité, revendiquent de ne pas s’y reconnaître et de consti- tuer en zone de non-droit l’espace où ils se sont trouvés convoqués afin de ne pas avoir à répondre aux interdits qui leur sont imposés et qu’ils ne peuvent percevoir que dans le registre de l’injonction du fait de l’abolition pour eux de la transmission de la loi par non- advenue de la possibilité de fonder un inter-dit »3.

Que la question soit ou non à poser en ces termes d’exclusion légitimant la violence comme ré- ponse, force est de constater qu’il est sans cesse question de généalogie, déniée, ratée, man- quée… mais toujours subordonnée à un père quel qu’il soit et duquel le sujet, plus emprunt à la

1 Lévy, P., (1998), « Le Ban du Lieu », in J.-J. Rassial, Y a-t-il une psychopathologie des banlieues ?, op.cit., pp.17-23. 2 Ibid., p.21.

culpabilité qu’à la responsabilité, serait désarrimé1. L’une des figures paradigmatiques de cette

représentation n’est autre que le mineur dit « incasable »2, déjà convoquée. Lisant S. Freud, E.

Enriquez ou encore M. Gauchet3, nous sommes chaque fois confrontés à la nécessaire exception

(paternelle), condition d’existence du frère. La transcendance apparaît ainsi comme la seule ma- nière de faire fonctionner du tiers, et c’est par elle que tiendrait le groupe, « l’œuvre civilisatrice est névrotique dans son essence même »4. Pourtant, n’est-ce pas le principe même de la parité

que rien ne puisse être tranché5 ?La parité suppose l’exclusion d’une forme d’autorité unique.

Pourquoi dès lors toujours envisager l’horizontalité sous le sceau d’une verticalité pré inscrite ? Et qui plus est, le maillage horizontal comme étant le palliatif d’un vertical en impasse ? Pour P. Benghozi, la question de l’adolescence est à concevoir essentiellement en termes de transmis- sion. Une transmission qui tiendrait nécessairement son origine d’ascendants pour constituer un héritage, trace ou empreinte, soumis au partage au niveau de la fratrie. En découlent notam- ment ce qu’il nomme les « loyautés généalogiques »6, expression d’une identité d’appartenance,

se référant à un idéal, un mythe et assurant le narcissisme. Mais voilà là des dimensions que l’on retrouve chez l’adolescent aux prises avec ses pairs alors même que le groupe ainsi constitué tient autrement que par la référence familiale. L’horizontalité ne pourrait-elle pas trouver en elle-même son propre fondement et nous donner à voir une triangulation qui ne soit pas celle à laquelle nous confrontent les théories freudiennes et post-freudiennes ? Que « la clinique du lien

1 Lesourd, S., (1998), « Les désarrimés de la loi », in J.-J. Rassial, Y a-t-il une psychopathologie des banlieues ?, op.cit.,

pp.33-41.

2 Nombre d’auteurs s’accordent depuis plusieurs années à considérer le pubertaire comme un passage critique. Pour

autant, la pratique, qu’elle soit éducative, sanitaire ou judiciaire, n’a de cesse de mettre au travail la recherche au sujet d’un « entre-deux » dans l’impasse, contre toute démission institutionnelle. S’ouvre alors le champ des mineurs dits « incasables », ces enfants, adolescents ou jeunes majeurs en danger, qui « quoi qu’on fasse, n’iront jamais bien », et de fait, se voient refuser l’intervention de structures successives au motif qu’elles ne peuvent admettre et prendre en charge une population présentant une accumulation de difficultés diverses. Par « incasables » donc, nous entendons généralement ces mineurs qui posent problème au regard du cadre, ceux qui, quelque soit le lieu ou les modalités de prise en charge, sont à la limite, et pour qui les impasses demeurent toujours les mêmes. « Incasable » renvoie à l’idée d’un comportement qui dérange, au premier sens du terme. Pour autant cette problématique signe des difficultés multiples : éducatives, sociales, psychiques, réelles et reconnues, bien qu’elles n’entrent pas toujours dans les grilles nosographiques ad hoc et traditionnelles. Des difficultés qui s’entendent certes du côté du sujet, mais également des professionnels et des institutions qui éprouvent souvent un certain désarroi face à cette population qui leur montre leurs failles, à un temps donné – l’incasable d’aujourd’hui n’étant pas celui d’hier (L. Libeau Mousset, A. Winter, Les mineurs dits « incasables ». Une analyse des facteurs de risques de vulnérabilité des adolescents, à travers leur parcours de vie et les prises en charges institutionnelles, op.cit.)

3 Notamment E. Enriquez, De la horde à l’Etat. Essai de psychanalyse du lien social, op.cit. ; M. Gauchet, Le désenchante-

ment du monde, une histoire politique de la religion, op.cit.

4 E. Enriquez, De la horde à l’Etat, Essai de psychanalyse du lien social, op.cit., p.51.

5 Par opposition à l’autorité, la parité vient signifier que rien n’est plus tranché. Comme le défini L.M. Villerbu le pari-

taire qualifie une relation supposant « qu’entre les membres d’un même groupe, il existe des rapports d’égalité en vue d’une tâche ou d’une mission commune et acceptée », ce qui n’est pas sans traiter de « la valeur dont chacun (…) prend place dans un groupe : en tant que valeur absolue » (L’injonction paritaire dans la société post-moderne ou l’adolescence abusée, in Les cahiers de l’I.C.S.H. Crises et effets de crises, hors série, 2005, p.54).

6 Benghozi, P., (2007), La trace et l’empreinte : l’adolescent, héritier porte l’empreinte de la transmission généalogi-

[soit] donc celle de la transmission et de ses avatars »1 certes, mais de quelle transmission s’agit-

il ?

Si pour qu’il y ait du frère, il faut du père, alors nous pouvons poser l’hypothèse que pour qu’il y ait du pair, il ne faille pas de père. Cela ne sera toujours pas dire que la différence pair/frère tiendrait seulement de la filiation paternelle, ni même dire que les pairs seraient livrés à eux- mêmes. L’on pourra nous objecter que le père de la horde, qui n’est pas le père de famille, est l’homme de toutes les femmes, le père de tous les pairs. Or, le mythe ne nous enseigne-t-il pas que ce n’est que de la disparition même de ce père que les fils de la horde ont pu se constituer en communauté de frères ? Il revient au meurtre de l’exception de fonder dans le mythe égalité et parité, nous laissant finalement envisager que l’émergence du (pseudo)frère, du semblable, pourrait se faire dans la destruction de l’(A)utre, celui que G. Le Gaufey nomme le « mort-père »2.

A ce titre, le cas des émeutes dans la ville3 pourrait davantage faire référence au principe de la

horde qu’à celui de la famille, et ainsi circonscrire la violence qui s’y est actualisée, lorsque leurs discours nous présentaient dans l’indifférenciation un « On a grandi ensemble, on est comme des frères » et que leurs actes nous donnaient à voir l’affrontement avec le différent. Alors que les frères ont érigé le père en totem, les fils de la horde l’ont tué et dévoré, le ramenant ainsi envers eux, abolissant pour un temps toute différence.

Pour R. Kaës,

« Les périodes de désorganisation sociale et culturelle se caractérisent par les défaillan- ces des garants métasociaux et métapsychiques : par le dérèglement de leurs fonctions d’encadrement, de croyances partagées et de représentations communes »4.

Sont alors pointés les troubles d’étayage, d’identification, de systèmes des liens, garants ébranlés dont l’atteinte vise principalement « les fondements de l’ordre symbolique (…) la loi qui s’impose à tous et organise l’ensemble »5. Une fois la crise à l’oeuvre, les repères structurants

jusqu’alors en place sont attaqués ou rejetés, et le groupe, mis en position de référence propre,

1 Ibid., p.766.

2 Le Gaufey, G., (1984), Père, ne vois-tu donc pas que brûles ? in Revue de psychanalyse Littoral, 11-12, pp.27-33. 3 Comme le constate F. Choay, la ville demeure un lieu, un support de liens (Pour une anthropologie de l’espace,

Paris, Seuil, 2006). En cela recourir à la terminologie « émeutes dans la ville » plutôt que « émeutes urbai- nes » nous semblait permettre une certaine distanciation quant au mode d’approche généralement utilisé par les médias, posant la cité et ses murs comme justification des revendications alors qu’ils n’en sont « que le « théâtre » opératoire.

4R. Kaës, Crise rupture et dépassement, op.cit., p.2.

5 R. Kaës, Les théories psychanalytiques du groupe, op.cit, p.3. Une idée mise en avant par S. Freud dès 1929 dans Ma-

autonome. Se joue le passage équivoque de la horde à la communauté, lieux respectifs de la des- truction et de la civilisation, avec la mise en place d’un contrat ou pacte là où la toute-puissance paternelle officiait. Et de ce passage, une variation du référentiel engagé est à penser. La ques- tion étant de savoir si celle-ci tient seulement d’une mise à mal des principes organisateurs ? C’est là qu’il nous faut considérer la qualité des rapports intersubjectifs entretenus entre pairs et la pratique qu’ils en ont.

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