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Partie I... De l’exogène à l’endogène, quel regard sur le risque et sa prise

Chapitre 2 De l’aléa au risque, évolution et complexification du problème

1) Le technocentrisme dominant

Le risque abordé sous l’angle de l’aléa entraîne une compartimentation, une segmentation forte pouvant se résumer ainsi : aux sciences physiques et naturelles, l’étude du phénomène naturel ; aux sciences appliquées et à l’ingénierie l’élaboration et la mise en œuvre des solutions techniques ; enfin aux hommes politiques et à l’administration la prise de décision sur l’opportunité de réaliser ou non les travaux

préconisés. Cette segmentation repose sur ce que G. Decrop nomme « la fiction de la

décision, fondée sur le mythe rationnel » (2002, p. 252)40 de l’articulation bien ordonnée, où se succèdent l’instruction (expertise), la décision politique et la mise en œuvre (exécution). Une fiction qui trouve ses racines dans un héritage scientifique conséquent,

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Decrop G. 2002. Expertise et négociation des risques: les "scènes locales de risque" ont-elles une quelconque pertinence? In Risques Collectifs et situations de crise, Apports de la recherche en sciences

notamment en France et en Europe où le 18e siècle marque la pleine conception "aléa centrée". La "laïcisation" du danger, basée sur la "scientifisation" de la nature, se substitue largement au caractère supranaturel des catastrophes. L’idéologie est fondée

sur celle des "lumières", auparavant influencée par la philosophie cartésienne,

préconisant des méthodes d’analyses faisant abstraction de tous les postulats traditionnels. Cette idéologie a pour conséquence de considérer la catastrophe non plus sous l’angle d’explications théologiques ou magiques, mais sous celui de la physique et

des lois universelles. Autrement dit, la catastrophe appelle « une explication rationnelle

et peut-être soumise à un traitement scientifique » (Ibid.). En France, cette idéologie scientifique et technique va être véhiculée, par les forestiers et les ingénieurs d’Etat qui incarnent une conception moderne de la gestion des risques.

Dans une recherche sur l’intervention de l’Etat et la gestion des risques en montagne R.

Larrere remarque que « La qualification des risques (opérée par les ingénieurs d’Etat)

suppose, en effet, deux opérations de pensée conjointes » (1993, p. 6). Cet auteur pour

qui « les risques "naturels" sont des produits sociaux » (p. 1), détaille ces deux

opérations :

La première revient à ne plus concevoir l'accident comme une fatalité, « le triste lot de

l'humanité dans un monde parfait ». Cela suppose selon l’auteur, de se départir d'une conception religieuse du monde, de dissocier la catastrophe de toute idée de châtiment.

Cela suppose aussi de ne pas tolérer l'événement : « c'est une chose qui est mais ne

devrait pas être ». Or, pour qu'une telle efficience de sécurité soit formulable il faut que

les conditions normales de vie soient déjà relativement sûres : « un pays en pleine

guerre civile, une population décimée par la famine n'ont pas les mêmes appréhensions des risques qu'une société pacifique à l’abri des épidémies dévastatrices et des disettes. C'est la raison pour laquelle, dans nos sociétés industrielles, ce sont souvent, au cours de l'histoire, les couches urbaines et cultivées de la population qui ont pris l'initiative d'exiger la sécurité vis-à-vis des risques (dont elles n'étaient pas, d'ailleurs, les principales victimes) » (Ibid.). A l’auteur d’ajouter, concernant les montagnards

(populations sédentaires des montagnes), que ce ne sont pas eux « qui ont attiré

l'attention sur les risques qui les menaçaient au XIXe siècle. Ce sont des agents de l'État (préfet, ingénieur des ponts et chaussées, militaire, Forestier) des scientifiques (géographes, météorologues, économistes), des artistes ayant traversé les Alpes pour se rendre en Italie. Ces élites, ne comprenant pas comment les montagnards avaient pu intégrer les avalanches, les torrents dans leur culture, les dirent donc "irresponsables" et s'employèrent à faire leur bonheur malgré eux. Aussi les conflits qui marquèrent l'œuvre de reboisement, puis de Restauration des Terrains de Montagne ne tinrent pas qu’à des raisons économiques. Ils résultèrent aussi d’un malentendu. Les montagnards avaient toujours vécu avec les cataclysmes, associant des stratégies collectives d'évitement au jeu de la prévoyance individuelle et du défi. Ils ne comprenaient pas pourquoi, l'État intervenait pour les protéger de ce que des agents définissaient comme des risques. Quant aux Forestiers, ils assimilèrent au fatalisme, voire même à l’inconscience l’apparent aveuglement de la culture montagnarde aux risques qui menaçaient les

personnels et les biens... Et s'employèrent à imposer, tant sur le terrain que dans les esprits leur perception des dangers et leurs méthodes de protection. » (p. 7)

La seconde opération de pensée revient « à ne plus concevoir la catastrophe comme une

chose qui advient sans que rien ne l’ait annoncée ou produite, mais bien comme l’effet de causes, le résultat de processus. On ne perçoit plus l'événement comme fortuit, mais comme un épisode qui se produit dans des circonstances repérables, avec une certaine régularité. Cela suppose que l'on ait accumulé suffisamment de données et d'observation, soit pour en évaluer la fréquence, soit pour avancer des hypothèses sur les conditions dans lesquelles il se manifeste, sur les indices qui peuvent en avancer l'imminence, soit même de disposer de modèles ou de scénarios pour affiner la prédiction. La façon dont une société se représente, et appréhende un risque quelconque dépend ainsi de conditions intellectuelles, scientifiques et sociales historiquement déterminées. » (p. 7).

Pour les risques en montagne, cette lecture de l’avènement de l’approche techniciste et "aléa centrée" du risque développée par R. Larrere est aussi celle des historiens des

risques grenoblois, tels que R. Favier ou A.M. Granet-Abisset41. Pour ces derniers, cette

époque est marquée par des luttes de pouvoir entre les populations locales et les tenants de la gestion nouvelle qui peu à peu finissent par imposer leur pratique. Privilégiant la connaissance physique de la menace, ce paradigme technocentriste est basé sur l’idée d’une possible maîtrise des phénomènes et donc d’une éradication des risques à terme.

Aux Etats-Unis et au 19e siècle le référentiel semble similaire. Les inondations du

Mississippi conduisent également l’Etat fédéral à choisir exclusivement la voie des techniques, pour contenir l’aléa. La loi de 1917, institutionnalise d’ailleurs le corps des ingénieurs militaires (Army Corps of Ingineers), en les rattachant directement à la mission de gestion des inondations. Leur rôle consiste à étudier les processus naturels, à expertiser les ouvrages de protection existants, à mettre au point et appliquer les

solutions techniques. En Europe, comme aux Etats-Unis, le 20e siècle sonne ainsi

l’apogée de la "culture de l’ingénieur" en matière de risques "naturels" et de ce que les

géographes de l’école de Chicago qualifieront de manière critique : le « paradigme

technocentriste ». Un paradigme, dont les fondements, rappelés par M. Reghezza (2006,

p. 53) sont :

-La gestion des catastrophes doit être une gestion rationnelle, ce qui signifie qu’elle doit s’appuyer sur une expertise scientifique ;

-La catastrophe est d’origine naturelle: elle est la conséquence d’un processus physique

qu’il s’agit de maîtriser voir d’éradiquer ;

-Le contrôle du processus physique passe par des solutions techniques dont l’application

doit être économiquement justifiée.

41 Se reporter à : Favier R. 2002. Les pouvoirs publics face aux risques naturels dans l'histoire. Grenoble: CNRS-MSH-Alpes. 444 pp. et Granet-Abisset A. 2006. Mémoire et gestion des risques naturels. L’exemple des sociétés alpines (XIXe -XXe siècle). In Les cultures du risque (XVIe-XXIe siècle), ed. F Walter, B Fantini, P Delvaux, pp. 117-38. Genève: Presses d’histoire suisse.

Ainsi et conformément au modèle dominant technocentriste, la catastrophe est réduite

au processus naturel qui en anglais sera qualifié sous le terme d’"hazard" (Hewit,

1998)42. J.K. Hewitt, faisant la critique de l’approche technocentriste, utilisera le terme

de « hazard paradigm » (p. 534) pour pointer le caractère réducteur de la seule approche du risque par les aléas. Effectivement, dès les années 40, les travaux sur les risques se structurent autour de trois axes : les recherches sur les aléas, celles relatives aux actions de planification et donc de gestion des aléas, et enfin celles sur les mesures d’urgence pour gérer la crise. Les approches sur le risque exclusivement encore saisi sous l’angle de l’aléa s’étoffent et se structurent néanmoins. Les notions et termes utilisés acquièrent, à l’épreuve de la segmentation des approches et travaux, de nouvelles définitions. Ainsi,

l’usage progressif du concept de risque : "risk" est de ce point de vue tout à fait

symptomatique. Il se substitue au terme d’"hazard", matérialisant et balisant ainsi dans

le domaine scientifique deux champs de recherche distincts. Les travaux sur le "risk"

renvoient ainsi à des approches de type quantitatif sur les processus aléatoires

susceptibles de générer des dégâts. Le terme de "hazard", quant à lui délimite des

approches qualitatives des phénomènes, dont l’objectif est d’approfondir la connaissance des phénomènes sur le plan de leur fréquence et de leur intensité. Ainsi caractérisé, l’aléa se distingue à son tour du phénomène et cette connaissance permet notamment de pouvoir envisager la mise en place de politiques publiques de gestion fondées sur des calculs coût-bénéfices. Jusque dans les années 80, cette approche dite technocentriste permet néanmoins d’avancer considérablement dans la gestion du risque par le fait que les aléas bénéficiaient d’une meilleure caractérisation et donc d’une prise en compte plus ciblée.

Néanmoins, parce que le risque ne peut se réduire à l’aléa d’une part, et parce que les interactions et imbrications entre l’aléa et la vulnérabilité sont multiples et complexes d’autre part, le paradigme dominant fut largement remis en cause. Une remise en cause dont l’origine est transatlantique avec les premières critiques des géographes de l’Ecole de Chicago.

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