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Partie I... De l’exogène à l’endogène, quel regard sur le risque et sa prise

Chapitre 1 Les risques en montagne, l’imbrication des univers techniques,

1) Le risque dans les pratiques sportives de nature, le fondement de leur

leur existence.

Invoquer la dimension culturelle dans notre analyse revient à reconnaître un certain déterminisme social pour expliquer l’action et inscrire de fait une partie de notre approche dans des paradigmes structuralistes et sociétaux. Déterminisme dont jusqu’à présent nous avions peu parlé dans notre approche du risque, pour lui préférer d’autres approches de type interactionniste et constructiviste. Néanmoins, il nous semble que la dimension culturelle et au-delà l’approche culturaliste peut nous permettre d’éclairer d’autres facettes de nos régimes d’engagement des acteurs dans l’action.

Nous faisons ici explicitement référence aux notions de répertoire, ou de stock de

connaissances disponibles208 qui s’inscrivent dans l’approche individualiste et

interactionniste mais intègrent des éléments de l’analyse structuraliste, voir holistique. Ces pratiques sont par définition structurées autour de déterminants sociaux, de valeurs et de normes. Ce poids culturel devient par conséquent un facteur explicatif pour la question du risque qui est par ailleurs ontologique aux pratiques sportives en montagne.

Dans leur rapport de recherche, R. Bourges et P. Mizrahi209 précisent que « la prise de

risque est inscrite en puissance dans toute pratique de nature, c’est même ce qui la fonde » (1979, p. 177). C’est justement l’incertitude, l’aléatoire relatif, la confrontation au danger qui constituent une source de motivation profonde à pratiquer ce type d’activités. Les sports de montagne comme toutes les activités de nature trouvent leur fondement dans la confrontation et l’adaptation aux milieux dans lesquels elles se déroulent. La pratique devient alors le mode de résolution même du problème "risque". Par rapport au milieu hostile, mais aussi à ces capacités, le pratiquant est avant tout confronté à l’adaptation de son comportement dans le milieu.

A ce propos R. Bourges et P. Mizrahi posent la question du risque dans les pratiques

sportives en montagne de la manière suivante : « Le problème du risque est avant tout

celui de la prise en charge collective d’un risque individuel, ce qu’on appelle sa gestion »

208 Ces notions renvoient à l’histoire, à l’expérience, à l’éducation de l’acteur, donc à un certain habitus propre à l’environnement social et dans lequel l’acteur puise pour s’engager dans l’action.

209

Bourges P, Mizrahi R. 1979. La vision de la nature chez les pratiquants de loisirs de montagne, enquêtes de

(p. 179). Ainsi, si le risque n’est pas en soi observable, son estimation est à chercher au

niveau de la socialité du groupe. Le groupe de pratiquants, ou le pratiquant « détermine

le risque et émet en même temps le mode fondamental de sa résolution » (Ibid). Nous touchons ici à une des caractéristiques fondamentales des pratiques sportives de nature.

En effet, du point de vue culturel et comme l’a notamment montré A. Loret210, les

activités sportives pratiquées en milieux naturels marquent dans leur forme actuelle, une véritable révolution culturelle. Si les sports traditionnels ou conventionnels s’inscrivent

dans une « culture digitale » où dominent la performance, la règle, l’arbitre,

l’organisation centralisée, la compétition, le stade,…, les sports de nature s’inscrivent

quant à eux, dans une «culture analogique » qui en réaction, mobilisent des valeurs et

référents antagonistes (libre arbitre, espaces ouverts et naturels, autogestion, émotion, participation, expérience….)

L’altérité, c'est-à-dire le rapport à l’autre et surtout à l’ailleurs devient une caractéristique centrale de cette seconde génération de pratiques, pour lesquelles se mêlent dimensions esthétiques, mais aussi existentialistes et considérations

environnementales, enfin territoriales (Bourdeau, 2003) 211.

Des auteurs tels que P. Bourdeau, mais aussi P. Mao et J. Corneloup se sont notamment penchés sur cette dimension territoriale, à la fois culturelle et spatiale, en proposant une caractérisation des espaces de pratiques sportives de nature. Ils identifient ainsi, à

l’échelle d’un territoire, différents espaces de pratique : l’indoor, l’aroudoor, l’outdoor et

le wildoor, auxquels ils attribuent des types de pratiques. Ainsi respectivement nous

trouvons les pratiques ludo-sportives, touristico-sportives, aventurières, extrêmes. Ils

remarquent ainsi que l’altérité, c'est-à-dire le rapport aux autres pratiquants (à l’intérieur du groupe de pratique) et à l’environnement de pratique est inversement proportionnel à l’aménagement de l’espace de pratique (niveau d’aseptisation et d’équipement). Ainsi, plus on s’éloigne dans la nature, plus le niveau d’aménagement baisse et plus au contraire le rapport aux autres et à l’environnement de pratique se renforce.

210 Loret A. 1995. Génération Glisse. Dans l’eau, l’air, la neige … La révolution du sport des « années fun». Paris: Autrement, collection Mutations. 244 pp.

211Op. cit.

Ludo-sportives touristico-sportives aventurières extrêmes

Pratiques récréatives

-

+ -

Proximité / artificialité

+

altérité

Indoor aroundoor Outdoor Wildoor

Figure 5: La diversification croisée Espaces-Pratiques, selon P. Bourdeau (2004)212

Ainsi, l’une des questions posées par ce processus réside dans le fait de savoir si en termes de gestion des risques, le taux de prise en charge de la pratique (équipement, infrastructure, dispositifs de gestion) conditionne la manière dont les pratiquants conçoivent la prise de risque dans leur pratique et donc la prise en charge de leur sécurité. Précisons toutefois que ces différents espaces ne sont pas séparés par des frontières hermétiques et que sur une très petite unité d’espace et de temps, le pratiquant passe d’un espace à l’autre. C’est notamment le cas pour ce qui concerne les activités hors pistes dans les domaines skiables. Les pratiquants selon qu’ils évoluent sur la piste ou en dehors de cette dernière, changent en très peu de temps d’espace, avec tout ce que cela suppose comme modification d’environnement de pratique et de modalités de gestion.

Outdoor

Aroundoor

Indoor Wildoor

Figure 6 : Organisation contemporaine des activités sportives de montagne, adapté d’après P. Bourdeau (2003) et J Corneloup et al (2004) 213. (photo Boudières).

Si, comme l’exprime certains auteurs, la question qui se pose est celle de la prise en charge collective d’un risque individuel, essayons de répondre en rendant compte d’un

212

Bourdeau P, Mao P. 2004. Espaces sportifs de nature en montagne. Innovation spatiale et recomposition des systèmes touristiques locaux. Cahiers Espaces 81:125-45.

213Corneloup J, Bourdeau P, Mao P, Boutroy E. 2003. Sports de montagne et territoires : de l’interaction entre cultures sportives et espaces de pratiques. In Permanence et changements dans les sociétés alpines, pp. 231-43. Aix-en-Provence: Edisud.

glissement en matière de gestion des risques en montagne. Celui qui a fait qu’historiquement nous sommes passés d’une "gestion interne" aux pratiquants ou au groupe de pratiquants, à une "gestion externe" à ces derniers. Un glissement que constatent, dès 1979, R. Bourges et P. Mizrahi et qu’ils imputent à deux formes de déséquilibre. L’un relatif à l’évolution du système de secours en montagne français, l’autre à l’histoire de l’aménagement touristique de la montagne française.

Ainsi, ces auteurs montrent comment la professionnalisation et l’étatisation du secours en montagne, succède à un système civil dépassé par l’évolution des pratiques et basé sur une implication et une responsabilisation des pratiquants pour assurer leur propre

sécurité. Les auteurs expliquent néanmoins que l’arrivée d’un tiers « détruit cette

ossature fondamentale qui est un va et vient entre danger et comportement assumé par le groupe ». Dés lors le risque n’est plus assumé par l’ordre du collectif du groupe mais

par l’ordre légal de l’Etat : « l’Etat s’occupe des secours, moi je fonce » (1979, p.180).

Au nom d’une intervention plus structurée, plus moderne et spécialisée, l’Etat et les services de gendarmerie en particulier se sont ainsi substitués aux sociétés civiles de

secours214 présentant des défaillances face à l’engouement croissant pour la montagne et

ses activités. Dans son livre In extremis, B. Agresti215 rend compte de cette évolution en

déroulant le fil de l’histoire du sauvetage d’Henry et Vincendon au Mont Blanc en 1956. Un secours que l’on nomme depuis "l’affaire Henry et Vincendon", tant ce drame a bouleversé l’opinion publique, mais aussi l’organisation même du secours en montagne français. Cette affaire marque la fin du secours par la communauté montagnarde et l’avènement de service public de secours spécialisé, plus adapté à la massification en cours des pratiques sportives en montagne.

Le glissement entre "gestion interne" et "gestion externe" de risques relève également d’un autre type de glissement. Ce glissement concerne l’histoire de l’aménagement touristique de la montagne française. Ainsi, R. Bourges et P. Mizrahi remarquent qu’avant le Plan Neige, qui a permis le développement et la construction des grandes stations ex-nihilo sur les alpages des montagnes françaises, il existait une pratique du ski de montagne dans des espaces non définis du point de vue territorial. Ces pans de montagne non aménagés, ces espaces étaient néanmoins cartographiés et fréquentés. La pratique y était autonome, basée sur le mode de l’autogestion des pratiquants. Avec le développement des sports d’hiver, l’émergence des stations et des aménagements spécifiques (pistes, aménagements touristiques), on normalise les espaces, on institue des règles d’utilisation, on sécurise le milieu pour accueillir non plus des pratiquants, mais des usagers-touristes en masse. Le succès touristique de la montagne française,

214

En Europe, on peut ainsi évoquer : en 1897, les Sauveteurs du Salève avec les tours de garde du dimanche, en 1910, la Société dauphinoise de secours en montagne. Des sociétés de secours organisés par les pratiquants eux mêmes, mais aux moyens et techniques disparates. En 1946, la Fédération Française de la Montagne, avec l’ensemble des Clubs Alpins, constitue une organisation d’ensemble cohérente. Son but est notamment de fédérer les sociétés de secours existantes, d’en créer de nouvelles, d’atteindre une unité administrative, de doctrine, de technique, d’action. Lors d’un accident, la collectivité alpine (pratiquants) montait une expédition de secours. Le rôle de l’Etat ne débutait qu’une fois les victimes ramenées en vallée. L’enquête judiciaire ne pénétrait ni la pratique (pas de responsabilité), ni le terrain. Le partage était donc le suivant l’ordre alpin en haute montagne, l’ordre étatique en bas. Pour plus de précisions quant au statut du secouriste français en montagne, se reporter aux travaux de F. Cailles résumés dans l’ouvrage suivant : La figure du sauveteur. Renne: Presse Universitaire de Renne. 320 pp.

gage de dynamisation économique de ces territoires (Debarbieux, 1995216; Vlès,

1996217), tient largement à cette politique d’Etat. Une politique louable qui vise aussi à

démocratiser l’accès à la montagne, en encourageant une fréquentation grand public et le développement économique par le tourisme hivernal. Parallèlement au développement des infrastructures touristiques, les techniques d’intervention sur le milieu en termes de sécurisation se multiplient et se modernisent (damage, balisage, déclenchement artificiel des avalanches, etc.). Nous sommes ainsi passés en quelques décennies d’une autogestion à l’échelle du groupe de pratiquants à une offre de gestion structurée mais ad’ hoc aux pratiquants. Ceci a eu pour effet indirect de reléguer le pratiquant au seul statut de cible et non d’acteur de sa sécurité.

Le pratiquant est ainsi "agi" par le système de gestion, plus qu’il n’est "agissant" dans une gestion qui le concerne pourtant au premier chef. De la même manière le pratiquant dans le processus de massification et de commercialisation des pratiques sportives est devenu un client consommateur d’une prestation, plus qu’un acteur d’une pratique sportive pouvant comporter des risques.

A priori, ce glissement ne révèlerait pas forcement un dysfonctionnement de gestion, si les usagers des domaines skiables pratiquaient effectivement sur les seuls espaces balisés, sécurisés, aménagés. Autrement dit, ce glissement ne poserait pas de problème si effectivement l’ensemble du domaine skiable présenter un risque 0 et pouvait bénéficier d’un niveau de sécurité maximal.

Or, la réalité est plus contrastée puisque les activités hors pistes218 par définition se

caractérisent par un déplacement des pratiquants d’espaces sécurisés, à des secteurs non sécurisés, mais toujours accessibles par gravité depuis les remontées mécaniques. Nous sommes donc en présence d’activités qui réintroduisent et posent autrement le problème "risque d’avalanches" dans les domaines skiables. Ce risque évolue non pas du point de vue de l’aléa, mais bien du point de vue de la vulnérabilité. Le risque d’avalanches par rapport auquel on répond classiquement et majoritairement par une intervention sur le milieu (déclenchements préventifs, damage,…), ne peut-être totalement maitrisé. En effet, et nous y reviendrons, la réponse à ce problème n’est de fait pas totalement calibrée et axée sur la composante qui fait évoluer ce risque.

Aujourd’hui les accidents en hors pistes sont en augmentation219 dans les domaines

skiables, compte tenu de l’amplification et de l’évolution des pratiques. Ces accidents mettent à jour les limites de certains dispositifs de gestion qui, s’ils sont incontournables pour permettre de sécuriser les domaines, ne permettent pas de répondre totalement au

216Debarbieux B. 1995. Tourisme et montagne. Paris: Economica. 107 pp.

217 Vlès V. 1996. Les stations touristiques. Paris: Economica. 111 pp.

218

Nous retiendrons la définition suivante : « toutes les activités de glisse sur neige pratiquées par gravité en dehors des pistes ouvertes, depuis le sommet d’une remontée mécanique d’une station de ski jusqu’au pied de

la même ou d’une autre remontée mécanique ». Une définition qui nous est proposée par l’Anena et à laquelle

nous souscrivons puisqu’elle respecte la réalité des pratiques et pointe ainsi le fait que l’on puisse être exposé au risque d’avalanches et évoluer dans un environnement de pratique non sécurisé et ce au sein même d’un domaine skiable. Nous reviendrons par la suite, plus précisément sur la (non) caractérisation juridique des espaces de pratiques au sein des domaines skiables.

219

S’il s’agit d’une augmentation en valeur absolue, les chiffres qui seront présentés et précisés plus tard montrent néanmoins une augmentation significative pour ces activités. Ces chiffres sont tirés des sources suivantes : Bilan des interventions de secours sur les saisons 2002-03 et 2003-04 établi par le Système National d’Observation de la Sécurité en Montagne et dossier : « La prévention : une préoccupation ancienne »,

problème tel qu’il se présente actuellement. Ces dispositifs indispensables doivent par conséquent être complétés par d’autres approches plus à même de prendre en compte la vulnérabilité et de permettre de mieux comprendre l’évolution de ce risque.

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