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Partie I... De l’exogène à l’endogène, quel regard sur le risque et sa prise

Chapitre 3 le risque par la vulnérabilité, l’histoire d’une révolution en attente 37

1) L’approche francophone de la vulnérabilité

L’une des entreprises francophones centrale dans cette optique fut celle des géographes J.C. Thouret et R. D’Ercole en introduisant dans la géographie francophone, le concept de vulnérabilité dans sa dimension sociale. Leurs travaux ont permis de tendre

vers une évaluation de « la fragilité d’un système dans son ensemble » (D’Ercole et

Pigeon, 1999)67. Ainsi, en France les années 90 marquent la généralisation du concept

dans les travaux de recherche. La thèse de R. D’Ercole68, mais aussi les travaux de J.C.

Thouret et ceux d’A.C. Chardon sur la vulnérabilité vont de manière simultanée structurer une nouvelle géographie des risques. Un numéro spécial de la Revue de Géographie

Alpine69 en 1994, permettra aux trois auteurs de développer leur approche. Dans son

article de 1994 qu’il commet en collaboration avec J.C. Thouret notamment, R.

D’Ercole70, distingue les éléments vulnérables (p. 92), des facteurs de vulnérabilités (p.

87). L’auteur propose alors une démarche d’analyse de type quantitatif pour les éléments

vulnérables et une démarche de type qualitatif pour l’analyse des facteurs de

vulnérabilité. Des éléments vulnérables qu’il qualifie de la manière suivante : « élément à partir duquel il s’agit de mesurer les conséquences, en cas de survenue d’un phénomène générateur de dommages. La vulnérabilité est ici conçue comme le pourcentage (ou la valeur allant de 0 à 1) de ce qui peut-être perdu en cas de sinistre. » (p. 92). Nous sommes ici avec cette définition très proche d’une définition économique ou assurantielle

de la vulnérabilité. Pour ce qui est des facteurs de vulnérabilité en revanche, nous

retrouvons la dimension sociale, l’idée d’une fragilité interne à la société qui contribue à engendrer le risque.

Ainsi, à propos des facteurs de vulnérabilité, l’auteur propose une définition de la

vulnérabilité : « propension d’une société donnée à subir des dommages en cas de

manifestation d’un phénomène naturel ou anthropique. Cette propension varie selon le poids de certains facteurs qu’il est nécessaire d’identifier et d’analyser car ils induisent un

certain type de réponse de la société. » (P. 88). Nous reviendrons plus précisément sur

la catégorisation et la typologie de ces facteurs à la fin de cette section, lorsque nous

préciserons notre propre approche relative aux facteurs "actifs" de vulnérabilité.

Néanmoins, nous pouvons d’ores et déjà préciser que ces facteurs d’ordre socio-économiques, institutionnels, politiques, fonctionnels,… renvoient à des caractéristiques d’ordre structurel ou organisationnel de nos sociétés. En cela, cette approche de la vulnérabilité augure d’une conception du risque plus endogène qu’auparavant en géographie.

En plus d’identifier des objets dommageables, exposés, ou enjeux vulnérables, cette démarche propose une analyse des facteurs de vulnérabilité liés aux fonctionnements mêmes de la société. La problématique du risque s’inscrit alors dans un contexte

67 D’Ercole R, Pigeon P. 1999. L’expertise internationale des risques dits naturels : intérêt géographique.

Annales de Géographie:339-357.

68 D’Ercole R. 1991. Vulnérabilité des populations face au risque volcanique. Le cas de la région du volcan Cotopaxi (Equateur). Thèse de doctorat, Université Joseph Fourier, Grenoble, 460pp.

69 Revue de Géographie Alpine, 1994, n°4, tome LXXXII : Croissance urbaine et risque naturel dans les montagnes des pays en développement.

70

D'Ercole R. 1994. La vulnérabilité des sociétés et des espaces urbanisés : concepts, typologie, modes d’analyse. Revue de Géographie Alpine 4:87-96.

explicatif plus large. Le risque renvoie de ce point de vue plus directement aux choix de développement économique, urbain et à des paramètres socioculturels et politiques externes à l’aléa. Il faut voir dans cette tentative une avancée réelle quant au fait d’appréhender le risque par l’environnement sociétal (compris majoritairement comme fragile) dans lequel il s’inscrit.

Néanmoins, la définition de la vulnérabilité qui nous est proposée en 1994 appelle une remarque de fond quant à l’évolution des recherches mobilisant cette approche.

Concernant la proposition de définition qui nous est faite et que nous rappelons : « la

vulnérabilité apparaît comme la propension d’une société donnée à subir des dommages en cas de manifestation d’un phénomène naturel ou anthropique. Cette propension varie selon le poids de certains facteurs qu’il est nécessaire d’identifier et d’analyser car ils induisent un certain type de réponse de la société. » (P. 88), elle fait état d’une assertion encore passive de la vulnérabilité. Comme le remarque P. Pigeon, cette définition s’inscrit toujours à l’époque dans une logique générale faisant apparaître la vulnérabilité

(notamment en termes d’éléments vulnérables) comme « des supports sensibles, passifs,

conséquences de ces contraintes dites naturelles » (2005, p. 26). S’il existe une indéniable tentative d’aborder le risque dans sa composante sociale et donc d’éviter de s’en tenir à l’étude des phénomènes ou des enjeux impactés, la caractérisation des facteurs internes aux fonctionnements de la société suppose encore une absence de réactivité de cette société à faire face.

C’est avec leur article : « Vulnérabilité aux risques naturels en milieu urbain : effet,

facteurs et réponses sociales »71 que les auteurs en 1996, se prononcent pour une

définition "active" de la vulnérabilité : « nous proposons ici une autre approche, moins

quantitative mais complémentaire, qui prend en compte les facteurs de vulnérabilité d’une société. Ces derniers induisent des types de réponse sociale aux problèmes posés par les catastrophes à venir ou subies. » (p. 419). Les auteurs qui abordent la question de la réponse sociale à la catastrophe dans les pays en développement, proposent une typologie sur les modes de réponse sociale. Leur typologie est inspirée des travaux de

Mileti72 et de Drabek73 relatifs à l’étude des comportements individuels et collectifs face

aux catastrophes.

Sont ainsi identifiés et répertoriés quatre types de réponses, « modes de

comportements » (Thouret et D’Ercole, 1996, p 416) qui se hiérarchisent en fonction des

seuils socioculturels atteints, selon un continuum allant de la conscience, à l’acceptation du risque, puis à la réaction face au risque et à la catastrophe :

-« L’absorption passive de l’endommagement répété ». On pointe l’absence de

conscience du risque et de préparation à la crise chez l’individu et à l’échelle de la communauté. Ceci implique un endommagement maximal et un coût d’ajustement post catastrophe très important. Ce type de réponse, ou de non réponse plus exactement

71 Thouret JC, D’Ercole R. 1996. Vulnérabilité aux risques naturels en milieu urbain : effets, facteurs et réponses sociales. Cahiers des Sciences Humaines 32:404-22.

72 Milety D. 1993. The Loma Prieta, California Earthquake of October 17 1989. Public response. Reston (Virginia): US Geological Survey Professional Paper.

73

Drabeck T. 1986. Human system response to disaster: an inventory of sociological findings. New York: Springer Verlag. 509 pp.

s’observe dans certains pays en développement, non plus dans des zones urbaines mais dans des campagnes peuplées.

-« L’acceptation de l’endommagement ». Ceci survient lorsque le seuil de prise de conscience est acquis. Il existe alors un mode d’ajustement temporaire et partiel aux effets de la catastrophe, grâce au partage des pertes et des coûts relatifs aux dommages. Ceci peut se traduire par des systèmes d’entraide et de solidarité, basés sur l’assurance des dommages prévisibles. Cette posture reflète une acceptation du risque prévisible.

-« La réduction de l’endommagement par atténuation individuelle ou collective ». Elle s’opère avant, pendant et après la catastrophe. On peut évoquer ici les plans de protection ou d’évacuation précédant les cyclones sur les îles Caraïbe ou sur le littoral des USA. Ceci se traduit par le financement d’ouvrages et de mesures de protections : barrages,…). Ce comportement découle d’une estimation correcte des coûts de l’atténuation face au coût global de l’endommagement prévisible.

-« La modification radicale a priori du comportement social ». En cas de crise, une fois le seuil de refus dépassé, ceci revient à répondre de deux manières : changer le mode d’occupation du sol (éviter l’urbanisation sur des zones exposées), mais aussi reloger sur des terrains constructibles et présumés sans danger. Avec ce type de réponse sociale, on

diminue a priori le coût de l’ajustement et on annule les dommages. En revanche, pour

que ce type de réponse puisse se faire, il ne faut plus se placer à l’échelle de l’individu,

mais du groupe : « La modification radicale exprimant alors une volonté politique sous la

forme d’une planification urbaine préventive à long terme…. » (p. 417) Ce type de

réponse considérée alors comme « l’apanage d’une société de type "post-industrielle" »

(Ibid.) s’observe par exemple au Japon pour le risque volcanique et sismique.

La gradation observée dans cette typologie relative aux réponses sociales illustre une

montée en puissance dans la nature de la réponse en fonction des seuils d’acceptabilité74.

Cette évolution "crescendo" marque également une évolution dans la conception de la

vulnérabilité qui passe d’une dimension passive de la vulnérabilité relative à l’exposition

subie, à une dimension active du concept relative à la capacité de réponse. Il s’agit d’une

posture selon laquelle évoquer la vulnérabilité revient à poser la question des modalités et des moyens de la réponse.

Dans la dernière catégorie de réponse, apparaît explicitement la dimension politique de l’action en matière de gestion du risque, avec l’identification d’une volonté politique préalable à l’action collective.

Après la dimension sociale du risque, englobant l’environnement dans lequel s’inscrit et se déploie le risque, une dimension plus précise du risque nous est présentée. Celle-ci

74 La notion d’acceptabilité est comme le précisent F. Léone et F Vinet au cœur du débat sur les risques en tant que « variable d’ajustement du seuil de réduction du risque et donc des vulnérabilités » (2006, p. 11). La question politique de premier ordre est bien celle du niveau de risque que les populations exposés (ou la société de façon plus globale) sont prêtes à supporter. De ce fait une des approches de la vulnérabilité selon ces auteurs « consisterait toujours à déterminer le degré d’acceptation d’un risque par une population donnée afin

apparaît lorsque l’on analyse l’action collective dans le domaine de la gestion, mais aussi nous le verrons dans le domaine de la formulation collective du "problème" risque,

comme préalable à l’action75. Il s’agit de la dimension politique du risque qui nous semble

apparaître au cœur de l’analyse du risque sous l’angle de la vulnérabilité. Cette dimension parachève la lecture endogène du risque, puisqu’elle se penche sur la gestion, ses pratiques et donc sur la vulnérabilité intrinsèque des systèmes et modes d’action. L’approche du risque par cette dimension est toute aussi partielle que celle relative à l’aléa. Néanmoins, elle nous semble fondamentale pour envisager les modalités de gestion sous un nouveau jour et contribuer au nécessaire rééquilibrage des approches sur le risque.

Dans son ouvrage : « la société vulnérable » (1987), J. Theys s’inscrit sans évoquer

explicitement la dimension politique, dans cette lecture du risque. Pour lui, une idée

générale se dégage de l’ensemble des définitions données à la vulnérabilité : « la

vulnérabilité mesure la capacité de systèmes interdépendants à fonctionner sans accrocs en absorbant les perturbations extérieures, même les plus imprévisibles. » (Theys, 1987,

p. 21). L’auteur souligne ainsi un « trop plein sémantique » et dénonce le déficit de

recherche et d’approche sur la question. Un déficit qu’il impute la pauvreté (pour

l’époque) des approches au fait qu’ « aucune institution, aucun pays, aucune entreprise

n’aime faire spontanément état de ses zones de fragilité et de faiblesse. » (Ibid.). Et ce parce que, ces faiblesses ou fragilités ne relèvent plus de causes externes, mais bien des choix, des arbitrages, parfois des manquements, des conflits, des non-dits, des oublis relatifs à la prise en compte du risque. Des raisons internes aux acteurs de la gestion qui n’encouragent pas forcement l’effort d’analyse du risque dans cette optique.

Pourtant ces faiblesses, ces dysfonctionnements qui relèvent d’une complexité de gestion alimentent et participent à augmenter le niveau de risque. Mais évoquer une prise de risque dans les modalités de gestion, alors que l’on a le sentiment de bien le gérer, n’est pas toujours une position tenable et ceci réclame argumentation et preuve. C’est en tout cas une de nos hypothèses, sur laquelle nous nous penchons et pour laquelle, nous entreprenons l’analyse des pratiques de gestion des risques dans les territoires touristiques de montagne. L’objectif est alors de soulever l’implicite, pour permettre la remise en cause, si celle-ci apparaît nécessaire.

Parler de réponse sociale au risque, c’est accepter que la réponse au risque ne soit pas seulement technique ou dictée par une vision exclusivement "aléa centrée". C’est reconnaître la vulnérabilité, à l’instar de certains sociologues, spécialistes des politiques

sociales, comme une relation, un « lien intrinsèque qui unit un mode d’organisation et de

représentation des rapports sociaux et les déficits qu’il génère » (Soulet, 2006, p. 2)76. Ce lien est un construit, plus ou moins lâche, mais en tous les cas le fruit d’une démarche, d’un fonctionnement qui en apparence et seulement en apparence semble s’imposer à nous. Cependant le risque présente à nos yeux une toute autre nature et

appelle pour cela une lecture constructiviste de l’objet, en tant que "fait" de société,

c'est-à-dire compris comme un objet "à faire" et non un objet "donné". Nous illustrerons cette idée avec une maison qui constitue à l’évidence : un objet réel, et de manière tout

75

Ce point fera l’objet de développements plus précis, dans la seconde section de cette partie.

aussi évidente : un objet construit. Métaphore empruntée à B. Latour77 pour qui « visiter un chantier de construction présente le grand avantage d’offrir un point de vue à partir duquel on peut directement observer les connexions entre les humains et les non humains. […] Une fois que les visiteurs ont les pieds enfoncés dans la boue d’un chantier quelconque, ils ont normalement la chance de voir se métamorphoser par le travail les propriétés des uns et des autres. » (Latour, 2006, p. 127). Considérer la dimension

politique du risque revient alors à admettre et adhérer au fait « que la visite d’un site en

construction suscite le sentiment, aussi troublant que réconfortant, que les choses pourraient être différentes, ou du moins qu’elles pourraient encore rater. Sentiment que l’on éprouve moins profondément devant le résultat final, aussi beau ou impressionnant

soit il, faute d’en comprendre l’histoire…. » (p. 128). Effectivement, comment

comprendre le risque, sans se pencher sur les conditions de sa « fabrique » (Gilbert,

2003) ? C’est ce à quoi nous souhaitons parvenir en abordant maintenant la dimension politique du risque et en poursuivant ainsi l’"endogénéisation" du questionnement.

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