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Partie I... De l’exogène à l’endogène, quel regard sur le risque et sa prise

Chapitre 2 De l’aléa au risque, évolution et complexification du problème

2) La critique du modèle dominant

Les géographes américains de l’université de Chicago proposent une remise en cause considérable des approches sur le risque et leurs travaux constituent une avancée critique majeure dans le domaine de sa prise en compte. D’après M. Reghezza, dans

cette première moitié du 20e siècle, les géographes américains, à partir de leur sensibilité

scientifique, vont appréhender le risque de manière différente. Ces géographes vont appliquer aux sociétés humaines des approches issues des sciences physiques et du vivant. Ainsi, pour H. H. Barrow, l’un des précurseurs de l’Ecole de Chicago, fortement influencé par les travaux en écologie de H.C. Cowles, la géographie se conçoit comme

une "écologie humaine" ou écologie culturelle", c'est-à-dire « un traitement explicatif en

séquences ordonnées des relations mutuelles entre les hommes et l’environnement naturel des régions ou des espaces dans lesquels ils vivent » (White et Colby, 1961, p.

42

Se reporter à Hewitt K. 1998. Regions of Risk: A Geographical Introduction to Disasters Transactions of the

396)43. Pour H. H. Barrow, ce n’est pas le fait humain qui constitue la géographie, ni le fait environnemental, c’est la relation qui peut exister entre les deux. La géographie est

la science des relations (Barrow, 1923)44. C’est avec cette approche de la géographie aux

Etats-Unis que les risques vont être abordés, pour la première fois, sous le vocable de

"Natural Hazard". Le processus physique n’est donc plus étudié de manière autonome, mais en relation avec les activités humaines, l’inscrivant de fait dans sa dimension sociétale.

Ce sont ici les prémices du risque en tant qu’objet social. Une tendance qui va se

développer au sein de l’école de Chicago, au milieu du 20e siècle avec le travail de G. F.

White. Il est l’instigateur d’une véritable "natural hazard research school" au sein de

l’université de Chicago. Pour G. H. White, l’enjeu consiste à inscrire les recherches sur le risque au contact des préoccupations gouvernementales. En confrontation avec les pratiques des ingénieurs et des techniciens sur le risque d’inondations en plaine, G.F. White développe une approche pragmatique des risques. Pour lui, les causes des catastrophes dites naturelles sont certes à rechercher au niveau des processus physiques, mais aussi et surtout dans l’"incapacité" des sociétés à faire face. La recherche va ainsi mettre l’accent sur la fragilité des sociétés face à l’aléa. Les géographes de Chicago vont donc attirer l’attention sur ce qu’à la fin des années 1970, ils

nommeront « la "vulnérabilité" et qui devient alors l’un des concepts principaux de la

géographie américaine sur les risques » (Veyret et Reghezza, 2005, p. 62, d’après. White

et Hass, 197545).

III Approche exogène du risque, limites et conséquences

Comme le montrent certains géographes tels que P. Pigeon, JC Gaillard, ou bien encore F. Vinet ou F Léone, mais aussi des politistes tels que C. Gilbert, choisir de gérer et de traiter le risque par l’angle exclusif de l’aléa n’est pas anodin et renvoie fortement à la manière de le concevoir. Cette entrée, lorsqu’elle est exclusive entretient et conditionne une vision déterministe du risque et de sa prise en compte, que celle-ci soit d’ailleurs scientifique, technique ou politique.

Ainsi, pour P. Pigeon l’approche aléa centrée renforce le caractère déterministe du

risque : « En géographie, les aléas représentent classiquement un processus actif, causes

premières de dommages qui leur sont imputés. Selon cette approche, il semble logique qu’ils occupent la première place du couple. Partiellement ou totalement inattendus, ils s’imposent finalement aux sociétés humaines, implicitement passives, comme des événements qui leur soient à la fois extérieurs et destructeurs. » (Pigeon, 2005, p. 27).

Nous pouvons ainsi citer le titre de l’article de Thouret et al (1994)46 qui confirme cette

interprétation : « Les phénomènes naturels créateurs de dommages : diagnostic,

43

White GF, Colby CC. 1961. Harlan H. Barrows, 1877-1960. Annals of the Association of American

Geographers 51:395-400.

44

Barrows HH. 1923. Geography as Human Ecology. Annals of the American Geographers 13:1-14.

45White GF, Haas E. 1975. Assessment of Research on Natural Hazards. Cambridge: MIT Press. 487 pp.

46

Thouret JC. 1994. Les phénomènes naturels créateurs de dommages: diagnostic, inventaire et typologie.

inventaire et typologie ». Pour P. Pigeon, la logique générale de cette approche fait

apparaître les enjeux menacés comme « supports sensibles, passifs, conséquences de

ces contraintes dites naturelles, selon les termes de la bibliographie » (2005, p. 27).

Certains anglo-saxons opposent ainsi nettement, d’un côté les aléas qualifiés de « natural

uncontrollable physical events » (Frampton et al, 1996)47 et de l’autre, une présence humaine passive, puis réactive. On s’inscrit alors dans une logique clairement déterministe. La cause du risque trouve sa source dans la nature. Les conséquences

quant à elles sont ramenées aux sociétés humaines : « we try to explore their

consequences on people and environnement, and investigate how humans respond of such events » (Frampton et al, 1996, p. 2). Selon ce type d’approche du risque fondamentalement conditionnée par la menace exogène incarnée par les phénomènes, les relations entre les aléas et les enjeux sont mono causales et linéaires, de cause à effet. Un véritable déterminisme géographique que J Bergevin définit comme

l’établissement « d’une causalité univoque des conditions physiques du milieu agissant

sur la réalité humaine » (1992, p. 9)48.

Pour C. Gilbert, l’usage classique et majoritaire de la cartographie tel qu’il est fait dans le domaine de la prévention des risques témoigne d’une vision déterministe du risque. Pour l’auteur, la mise en carte des risques, si elle permet de les rendre visibles pour mieux s’en saisir, elle ne donne pour autant qu’une vision partielle des risques. Et ce parce que

la réalisation de ces cartes est largement « focalisée lors de l’analyse des risques, sur les

aléas et accidents au détriment des vulnérabilités » (Gilbert, 2003, p. 48)49. Cette prédominance transcende les techniques de qualification et de caractérisation du risque, mais aussi l’esprit des politiques publiques et donc l’organisation de la réponse publique

face au problème ainsi posé. Pour l’auteur, « ce que l’on appelle spontanément risques

n’est autre que la projection spatiale de ces aléas naturels et accident donnant figure à des ennemis potentiels dont il convient de mesurer l’impact et par rapport auxquels des lignes de défense doivent être organisées » (p. 49). On retrouve ici, l’idée de l’aléa actif

qui viendrait menacer les enjeux passifs. Une vision qui justifie « l’administration des

risques » (p. 48), qui s’organise et adopte une « conception toute militaire » (Ibid.) pour partir à l’assaut des risques. Dans cette logique, l’effort de connaissance, les modalités d’action se concentrent sur la nature même des phénomènes naturels, des accidents, sur leur intensité, leur probabilité de survenue, l’ampleur de leur impact. Cette conception du problème que l’on décrypte par l’angle du phénomène est en accord avec les pratiques et savoirs administratifs qui ont structuré les politiques de prévention, privilégiant les

zonages aléa et la construction d’ouvrages défensifs, etc. (Decrop et Charlier 1997)50.

Néanmoins cette approche au demeurant cohérente avec la manière dont est posé le

problème, introduit une série de biais. Comme le précise C. Gilbert, « en confondant aléa

et risque, accident et risque, cette approche situe d’emblée le risque comme un phénomène extérieur dont la compréhension revient aux organismes scientifiques et

47

Frampton S, al. 1996. Natural hazards: causes, consequences and management. Londres: Hodder et Stoughton Educational. 126 pp.

48

Bergevin J. 1992. Déterminisme et géographie. Laval: Presse Université de Laval. 204 pp.

49 Gilbert C. 2003. Limites et ambiguïtés de la territorialisation des risques. Pouvoirs Locaux 56:48-52.

50

Decrop G, Charlier C. 1997. De l'expertise scientifique au risque négocié : le cas du risque en montagne: Cemagref édition. 102 pp.

techniques. L’idée de vulnérabilité se confond ainsi à celle de dommages humains et matériels» (Gilbert, 2003, p. 49). De façon liée, l’approche administrative et technique

du risque, déterminée par l’aléa « conduit à réduire à peu de chose, sinon à des éléments

passifs subissant des forces extérieures, tout ce qui se trouve confronté aux aléas et accidents » (Ibid.). Cette approche correspond à un mode d’action classique des

« administrations techniques » (Bayet, 2000, p. 132). Celles-ci s’appuient sur un monopole de l’expertise technique face aux acteurs locaux et sur la référence à un intérêt

général transcendant (Larrère, 1993 ; Toenig, 1987 et Lascoumes, 1994)51. La question

du risque et de son traitement par l’angle de l’aléa extériorise le problème public que constitue le risque et technicise le débat. Certains auteurs qui ont analysé les pratiques d’expertise dans le domaine du risque naturel en montagne évoquent par exemple une

«trajectoire monodirectionnelle d’appauvrissement du risque du pôle scientifique, au pôle social. Et ce parce que cette trajectoire, cheminant de l’aléa vers la vulnérabilité, éjecte la dimension sociale du risque, par le poids de la dimension physique » (Decrop, Charlier,

1995, p. 12)52.

Les définitions officielles et canoniques du risque affichent fébrilement un équilibre entre d’une part, l’aléa et d’autre part, la vulnérabilité. Un équilibre qui est encore moins franc dans les connaissances sur le risque, ou dans les pratiques de gestion.

Si l’on prend la définition officielle : « Le risque majeur est donc la confrontation d'un

aléa avec des enjeux »53. Celle-ci désigne une imbrication entre d’une part, les aléas et d’autre part, les enjeux. Nous restons à ce stade dans une conception d’une menace active sur des enjeux passifs humains, matériels,… . Ces enjeux présentent donc une exposition à cette menace, c'est-à-dire une vulnérabilité par le potentiel de perte que cette menace fait peser. Les sociétés d’assurance évaluent cette vulnérabilité des enjeux, par l’introduction du coût de la perte ou de l’endommagement engendré. Toutefois la définition adoptée par l’Unesco en 1997 et classiquement retenue, s’exprime dans l’"équation" classique suivante :

RISQUE = ALEA (X) VULNERABILITE

Cette équation exprime le fait que le risque est donc le produit du croisement d’un aléa,

avec une vulnérabilité. On entend par aléa : un phénomène d’une intensité et d’une

probabilité d’occurrence données (e.g. la probabilité qu’un phénomène donné, d’une intensité, donnée se produise sur un espace et au cours d’une période donnés). On

entend par vulnérabilité, l’exposition d’enjeux (biens, personnes, activités, etc....), à

cet aléa. Loin d’être satisfaisante (nous le verrons par la suite), cette équation permet donc de présenter synthétiquement les dimensions du problème, sans pour autant constituer une pleine vérité. En effet, si la définition de l’aléa semble complète, celle de la vulnérabilité est en revanche loin d’être complète. Ajoutons, que l’un des atouts de cette

équation réside notamment dans le fait de faire apparaître les notions d’aléa et de

51 Larrere R. 1993 op. cit. / Thoenig J. 1987. L'ère des technocrates. Paris: L'Harmattan. 260 pp / Lascoumes P. 1994. L'éco-pouvoir. Environnements et politiques. Paris: La Découverte. 465 pp.

52 Decrop G, Charlier C. 1995. De l’expertise scientifique au risque négocié : vers les scènes locales de risque.

Rapport de synthèse Futur Antérieur-Cemagref.

vulnérabilité en tant que binôme indissociable. L’aléa ou l’enjeu seuls ne constituent en rien un risque, c’est bien de leur imbrication, de leur combinaison que nait le risque. Cette équation permet également de véhiculer la notion de vulnérabilité hors de la seule sphère scientifique et de la diffuser dans le champ opérationnel et politique. Néanmoins, cette équation n’est pas suffisante et suscite de nombreuses frustrations, malgré son usage dans la normalisation. Citons la nomenclature de l’Organisation Internationale de Normalisation :

-ISO/CEI 73 : « Combinaison de la probabilité d’un événement et de ses conséquences ».

-ISO/CEI 51 : « Combinaison de la probabilité d’un dommage et de sa gravité ».

-ISO/CEI Guide 51 : « Espérance mathématique de pertes en vies humaines, blessés,

dommages aux biens et atteinte à l'activité économique au cours d'une période de référence et dans une région donnée, pour un aléa particulier. Le risque est le produit de l'aléa par la vulnérabilité ».

Peut-on se satisfaire d’une telle équation, qui poursuivant un but de clarification et d’harmonisation sémantique, suscite au contraire de nombreux débats sur la portée des notions ainsi juxtaposées dans les champs scientifique, technique et politique ?

Formulons pour notre part une question théorique : la notion de vulnérabilité ne

contiendrait elle pas en soit celle de risque ? En effet, dans la mesure où la vulnérabilité

représente justement ce degré d’exposition de l’enjeu par rapport à l’aléa, la notion de

risque n’est elle pas interne à celle de vulnérabilité. De ce fait, la vulnérabilité peut-elle

être totalement et irrémédiablement interprétée comme passive face à un aléa qui a

contrario serait actif ? Rejoignons ici les remarques de C. Gilbert qui pointe notamment le

fait « qu’une collectivité puisse être soumise à un risque tant en raison des menaces que

font peser sur elle des aléas et accidents, qu’en raison des vulnérabilités, très actives, liées aux modes d’urbanisation, de construction, d’organisation (notamment des systèmes d’alerte et d’urgence), de réparation, etc. n’est pas vraiment pris en compte. »

(Gilbert, 2003, p. 49). Ou bien encore P. Pigeon qui constatant des manques dans l’approche opérationnelle et scientifique du risque, insiste sur le fait que l’on ne peut plus

se contenter « d’une lecture duale, déterministe et exogène, du risque » (Pigeon, 2005,

p. 32). Pouvons-nous nous satisfaire d’une approche du risque exclusivement "aléa centrée" qui si elle considère la vulnérabilité, ne la considère que d’un point de vue passif (vulnérabilité structurelle des bâtiments par exemple) ? En quoi opérer un changement paradigmatique sur le risque, en développant une approche en termes de vulnérabilité, peut-il nous permettre d’ouvrir d’autres perspectives analytiques et opérationnelles ? C’est ce à quoi le prochain chapitre tentera de répondre en évoquant ce passage de la

notion de risque à celle de vulnérabilité54, en proposant notamment un regard alternatif

sur le risque par la lecture constructiviste et endogène que nous offre la vulnérabilité.

54

Notre démonstration (et les titres des chapitres sont de ce point de vue explicites) a suivi la trajectoire suivante aléa, risque puis vulnérabilité. En cela nous nous démarquons des démonstrations classiques qui faisant état de l’aléa, puis des enjeux ou de la vulnérabilité, s’achèvent et concluent sur le risque. Nous proposons ici d’inclure sur un plan théorique la notion de risque à celle de la vulnérabilité. En cela, si le croisement d’aléa et d’enjeu constitue le risque, la vulnérabilité représente en revanche un véritable paradigme alternatif pour considérer l’objet de recherche risque et ce démarque par conséquent d’une acception limitée au seul statut de sous notion du risque.

Chapitre 3 le risque par la vulnérabilité, l’histoire d’une révolution

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