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Sujet et Subjectivité au cœur des sciences humaines

Conclusion du chapitre 1

Chapitre 2 : Cadre théorique de la thèse

2.1. Le sujet, l’identité et les positions subjectives : définitions théoriques

2.1.1. Sujet et Subjectivité au cœur des sciences humaines

En philosophie, cette notion est apparue avec René Descartes (1637 [1970])69 et Emmanuel Kant (1781 [1975])70. Du point de vue cartésien, l’homme est un être conscient et responsable de ses pensées et de ses actes (Bertucci, 2007)71. Il serait capable d’accéder à une connaissance vraie, à partir des idées qu’il trouve en lui, et dont Dieu l’a doté. L’objet existe donc indépendamment du sujet. Sa théorie serait originale parce qu’elle part de la possibilité de la construction d’une connaissance vraie. Selon Bertucci, la première vraie rupture se fait avec Kant et sa notion de sujet transcendantal. Kant reconnaît que toute connaissance commence à partir de l’expérience. De cette manière, « le sujet a un pouvoir constitutif et il produit une théorie qu’il vérifie par la suite dans l’expérience, ce qui le conduit à exercer un pouvoir sur le réel » (Ibid. : 12). C’est à partir des théories exposées par Descartes et Kant que la notion d’individu et l’intérêt pour la subjectivité du sujet apparaissent.

Dans la philosophie post-moderne, les travaux de Michel Pêcheux (1975) et de Michel Foucault (1969)72 évoquent la position du sujet de l’inconscient, l’hétérogénéité du sujet et l’impossibilité de contrôler tout ce qu’il dit et fait (Peixoto, 2013). Pêcheux est proche de Lacan dans le rapprochement qu’il fait entre l’inconscient et l’idéologie, « rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence » (Gillot, 2013)73. Selon Sophie Moirand (2008)74,

69 DESCARTES Réné, 1637, rééd. 1970, Discours de la méthode, Paris, Vrin.

70 KANT Emmanuel, 1781, rééd. 1975, Critique de la raison pure, Paris, PUF.

71 BERTUCCI Marie-Madeleine« La notion de sujet »,in : Le français aujourd'hui 2007/2 (n°157), p. 11-18.

72 Sachant que les oeuvres de deux philosophes sont nombreuses, nous avons pu identifier une œuvre de référence pour chacun des deux : PÊCHEUX Michel, 1975, Les vérités de La Palice. Linguistique, sémantique, philosophie, Paris, Maspero. ; FOUCAULT Michel, 1969, L’Archéologie du Savoir, Paris, Gallimard.

73 GILLOT Pascale, « Pour une théorie non subjectiviste de la subjectivité : Jacques Lacan relu par Michel Pêcheux », in : Savoirs et clinique 2013/1 (n° 16), p. 36-46.

74 MOIRAND Sophie, « Discours, mémoires et contextes : à propos du fonctionnement de l’allusion dans la presse ». in : Estudos da Língua(gem) Vitória da Conquista v. 6, n. 1 p. 7-46 junho de 2008

le sujet de Pêcheux se construit à partir de sa « théorie des deux oublis ». Elle cite :

Sous le terme d’“oubli”, que Michel Pêcheux arrache à son acception psychologique, tente de se penser l’illusion constitutive de l’effet sujet, c’est-à-dire l’illusion pour le sujet d’être la source du sens. Dans l’“oubli n°1 ”, le sujet “oublie”, autrement dit refoule, que le sens se forme dans un processus qui lui est extérieur […]. L’“oubli” n°2” désigne la zone où le sujet énonciateur se meut, où il constitue son énoncé, posant des frontières entre le “dit” et le rejeté, le “non-dit”. (Maldidier, 1990, p. 34-35 apud Moirand)

Pour Foucault, ce n’est pas vraiment la question de la subjectivité qui est à traiter, mais les modes de subjectivation (Peixoto, 2013)75. Pour Bertucci, Foucault voit le sujet ou l’individu « comme le produit d’une entreprise de normalisation du pouvoir, la réflexivité apparait comme une des facettes de l’entreprise de contrôle » (2007 :14). Le sujet est ainsi celui qui assume plusieurs places dans le discours. Il obtient une fonction dans un discours en formation, ce que Foucault appelle « formations discursives ». De cette manière, le sujet :

est une fonction déterminée, mais qui n’est pas forcément la même d’un énoncé à l’autre ; dans la mesure où c’est une fonction vide, pouvant être remplie par les individus, jusqu’à un certain point, indifférents, lorsqu’ils viennent à formuler l’énoncé ; dans la mesure encore où un seul et même individu peut occuper tour à tour, dans une série d’énoncés, différentes positions et prendre le rôle de différents sujets. (Foucault, 1969 : 123)

En linguistique, la notion de sujet peut s’appliquer à la fois au sujet grammatical, au sujet parlant et au sujet énonciateur (Merle, 2003)76. Pour Merle, le sujet grammatical s’envisage comme un support constitutif de l’énoncé. Le

75 PEIXOTO Mariana Rafaela Silva, 2013, Identidades em trânsito : ser-estar entre línguas-culturas e pobreza. Dissertaçao de Mestrado apresentada ao Instituto de Estudos da Linguagem da Universidade Estadual de Campinas. Campinas, Brasil 151p.

76 MERLE Jean-Marie, 2003 « Le sujet, présentation générale ». Le Sujet, Bibliothèque de Faits de Langues, Ophrys, pp.5-14 ;

sujet parlant pourrait s’envisager comme siège de la parole, support des mécanismes cognitifs qui la sous-tendent, source du discours. Le sujet énonciateur, lui, est le support de l’acte de l’énonciation, co-responsable des choix paradigmatiques, architecte de la construction du sens, metteur en scène de la référence. Derrière ces définitions simples, se construit une multitude de conflits de positionnements face à chaque notion.

C’est la notion définie par le linguiste Emile Benveniste (1966)77 qui se rapproche le plus de ce que nous entendons par sujet. Irène Fenoglio (2017)78 et Claudine Normand (1985, 1997)79 ont discuté de ce concept chez Benveniste. Normand (1997) affirme que la notion de « sujet de l’énonciation » n’apparait pas dans l’œuvre de Benveniste. Elle ajoute :

Ce sont ses commentateurs philosophes et psychanalystes, semble-t-il, qui ont fabriqué et répandu très tôt ce terme (en particulier J. Kristeva et J. Lacan). Ce détail n’est pas seulement anecdotique ; en fait le mot sujet désigne dans ces textes, selon les cas ou indistinctement, le sujet grammatical, le sujet psychologique ou encore l’ego philosophique, revu par la phénoménologie et repris souvent sous la figure de la personne, mais jamais une entité qui pourrait faire penser au sujet « clivé » de la psychanalyse ; si bien que, lorsque Benveniste décrit les traces linguistiques de la personne et de l’intersubjectivité, il enrichit la description linguistique mais n’apporte rien, me semble-t-il, d’immédiatement intégrable à une théorie du sujet d’inspiration psychanalytique, telle qu’elle se cherchait dans ces années-là (Normand, 1997 : 12).

Fenoglio estime, elle, que l’expression « sujet d’énonciation » n’est pas absente chez Benveniste. Après ses lectures de Julia Kristeva (1988)80, elle

77 BENVENISTE Emile, 1966, Problèmes de linguistique générale, tome 1 & 2, Paris, Gallimard.

78 FENOGLIO Irène « Sur la notion de « sujet » chez Benveniste », Linx [En ligne], 74 | 2017, mis en ligne le 15 avril 2018. Consulté le 18/08/2018.

79 NORMAND Claudine. Le sujet dans la langue. In: Langages, 19 année, n°77, 1985. Le sujet entre langue et parole(s) pp. 7-19 ; Claudine Normand, « Lectures de Benveniste : quelques variantes sur un itinéraire balisé », Linx [En ligne], 9 | 1997.

remarque en effet que Benveniste emploie le mot « sujet » avec une connotation psychanalytique. Elle développe :

Certes, Benveniste ne parle pas de « sujet clivé », de « sujet divisé », du sujet de l’inconscient, toujours en instance d’advenue, par la mise au jour énonciative de traits propres à son fonctionnement inconscient, mais enfin, il emploie le terme « sujet » et il le distingue des pronoms de personnes, il ne confond pas cet usage avec sujet grammatical, il le distingue très clairement du sujet d’expérience, voire d’expérimentation de la psychologie, c’est-à-dire qu’il l’emploie en sachant que, hors du champ linguistique qui est le sien et dont lui-même ne sort pas, ce terme renvoie à un autre domaine concerné par le langage et l’énonciation. Par ailleurs, ce n’est pas parce Benveniste utilise le terme « sujet » avec sa charge de référence à l’inconscient qu’il en fait l’objet d’étude de la linguistique. De la même façon que ce n’est pas parce que Freud sait et montre que tout lapsus s’inscrit sur le support de la langue qu’il se propose de devenir linguiste. Benveniste cherche à comprendre le fonctionnement de la langue en discours qui tiendrait compte de cette incommensurabilité de l’activité de l’inconscient (Fenoglio, 2017 : 06).

C’est ainsi que, chez Benveniste, se crée le lien avec la psychanalyse, notamment avec l’héritage freudien. Et c’est de cette manière que le sujet linguistique de Benveniste et le sujet psychanalytique de Lacan permettent d’analyser les récits de vie des sujets migrants brésiliens.

Car, dans l’acception psychanalytique que nous adoptons dans ce travail, nous utilisons la définition81 du sujet proposé par Jacques Lacan. Si ses travaux sont en quelque sorte une (re)découverte de la théorie de Freud, Lacan a développé l’un des grands concepts de la psychanalyse, celui du sujet de

l’inconscient, associé au concept du stade du miroir82. Pour lui, le sujet se

81Cette définition sert à situer le sujet migrant et, dans le cadre de ce travail, à cerner la notion de subjectivité du sujet migrant brésilien.

82 (…) Un nourrisson devant un miroir, qui n’a pas encore la maîtrise de la marche, voire de la station debout, mais qui, tout embrassé qu’il est par quelque soutien humain ou artificiel (…) surmonte avec un affairement jubilatoire les entraves de cet appui, pour suspendre son attitude en une position plus ou moins penchée, et ramener, pour le fixer, un aspect instantané de l’image.

manifeste dans la mesure où il se manifeste dans le langage83. Le langage est le moteur d’existence de tout sujet parlant et ce dernier est alors déterminé par le signifiant (Izcovich, 2008)84. Cette relation permet d’associer le sujet et l’autre, et de sa condition dans l’autre du langage. Le sujet est clivé (divisé) et traversé par le langage ; il est conscience et inconscience. À partir de ses lectures parallèles en linguistique, Lacan définit que « l’inconscient est structuré comme le langage » : l’inconscient se soumet aux lois du langage et de la substitution (métaphore et métonymie) et crée une certaine logique qui le structure. Lorsque Lacan énonce que l’inconscient est le discours de l’autre, que le sujet n’a pas d’autre existence que celle d’un trou dans le discours, il présente l’inconscient comme constitutif du sujet, susceptible de rompre parfois la chaine énonciative sans que le sujet ne s’en rende compte. (Peixoto, 2013). Le sujet, dès lors qu’il est soumis au langage, ressent le manque instauré par celui-ci ; parce que le langage est lacunaire, le sujet devient un être de désir, désir de l’autre.

C’est à partir de la reconnaissance du langage que naît la subjectivité chez le sujet. La subjectivité se situe au-delà des choses, des images et des objets. Elle prend forme à travers l’inconscient et elle est propre à tout être de langage. La subjectivité est associée au sujet de l’inconscient ; elle est tout ce que le sujet fait et sent. Ce qui constitue la subjectivité pour Lacan est formé à partir de trois métaphores que Bruce Funk (1998)85 a ordonnées : l’aliénation, la séparation et la

(Lacan, Jacques. Le stade du miroir. Ecrits, Seuil, 1966 : 93-94). Ce que l’enfant voit reflété dans le miroir n’est pas l’objet réel, mais l’image illusoire de son être. Le stade du miroir est essentiel pour comprendre la transformation du sujet dans son rapport à l’autre, qui est désir de l’autre, devenu pour lui un objet.

83 Le sujet de Wittgenstein, selon Christian Hoffmann (2010) ne peut ni parler ni penser en dehors du langage et par conséquent du monde qui lui est coextensif. Le sujet n’est pas une partie du monde, il est une frontière ou une limite du monde. Christian Hoffmann, « Le retour de la subjectivité », Recherches en Psychanalyse, publié en ligne le 23 décembre 2010.(Consulté le 13/06/2016) Sa théorie s’associe à celle de Lacan dans la mesure où le sujet est lié au langage et à l’inconscient.

84 Izcovich, Luis « L'être de jouissance », L'en-je lacanien 2008/2 (n° 11), p. 35-46. L’auteur évoque le rapport entre le sujet et le signifiant comme primordial dans la reconnaissance du corps. Il affirme : Au fur et à mesure que le sujet fait son entrée dans les défilés du signifiant, il passe du cri à la demande, ce qui réduit les manifestations du corps. La parole prend la relève. L’Autre est conçu par Lacan comme l’Autre du langage mais aussi comme le lieu de l’image complète » (p.36).

85 FUNK Bruce, 1998, O sujeito lacaniano : entre a linguagem e o gozo. Trad. Maria de Lourdes Duarte Sette. Rio de Janeiro: Jorge Zahar.

traversée du fantasme86. Selon l’auteur, elles sont fondamentales pour la constitution du sujet. Ce sont trois moments de métaphorisation, permettant de générer un nouveau sens à l’objet. La subjectivité ne donne pas un nouveau sujet, mais une nouvelle façon pour le sujet d’appréhender son objet.

Si le sujet est sujet de l’inconscient (comme l’Autre), dans la conception lacanienne, c’est le sujet de lalangue. « Lalangue sert à toute autre chose qu’à la communication. C’est ce que l’expérience de l’inconscient nous a montré, en tant qu’il est fait de lalangue, cette lalangue dont vous savez que je l’écris en un seul mot, pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle et pas pour rien dite ainsi » (Lacan, 1966 : 126)87. Lalangue va bien au-delà du discours et de ce que le sujet dit. Le sujet dit beaucoup plus que ce qu’il veut réellement dire (ou beaucoup moins). Lalangue est pour ainsi dire, tous les non-dits, les malentendus, les mots manquants du discours ; elle est beaucoup plus que la langue. Elle échappe à tout sujet parlant, car elle advient de l’inconscient. Coracini (2003 : 150)88 définit bien le sujet dont traite la psychanalyse de Lacan :

Si nous considérons le sujet comme divisé, hétérogène, polyphonique, traversé par l’inconscient et pourtant peu affecté au contrôle de soi-même et de l’autre, puisqu’il est habité par d’autres – sujet psychanalytique, dans le mesure où l’autre est vu comme inhérent à la propre identité du sujet (ou à sa propre subjectivité) – (…) on considère que la manifestation de l’inconscient se donne par le symbolique, à travers le langage, matérialisé par la langue89.

86 Dans l’aliénation, l’Autre domine et prend la place du sujet ; dans la séparation, l’objet a, en tant ! que désir de l’Autre prend les devants et prime sur le sujet ou l’assujetti ; à travers le fantasme, le sujet subjectivise la cause de son existence (le désir de l’autre, objet A) et se caractérise par un type de désir pur sans objet : la capacité de fantasmer. (Na alienação, o Outro domina ou toma o lugar do sujeito; na separação, o objeto a enquanto desejo do Outro toma a frente e tem precedência sobre o sujeito ou o assujeita; e na travessia da fantasia, o sujeito subjetiva a causa de sua existência (o desejo do Outro: o objeto a) e é caracterizado por um tipo de desejo puro sem o objeto : a capacidade de fantasiar) Notre traduction.

87 LACAN Jacques, 1966, Écrits. Tome I et II .Paris, Editions du Seuil.

88 CORACINI Maria José R. F., 2003, Identidade et discurso, Campinas, Brasil, Argos Editora Universitaria.

89 Ora, se considerarmos o sujeito enquanto constitutivamente cindido, heterogêneo, polifônico, atravessado pelo inconsciente, e portanto, pouco afeito ao controle de si e do outro, já que é habitado por outros – sujeito psicanalítico, em que o outro é visto como inerente à própria

Pour clore cette vaste et complexe question du sujet psychanalytique comme sujet de l’inconscient, nous nous appuierons sur la définition donnée par Patrick Anderson (1999)90 :

Le terme de sujet introduit par Lacan en psychanalyse, est là pour rendre possible d’opérer avec l’hypothèse de l’inconscient sans annihiler sa dimension fondamentale d’insu. « Quel est donc cet autre à qui je suis plus attaché qu’à moi, puisqu’au sein le plus assenti de mon identité à moi-même, c’est lui qui m’agite ? » demande Lacan qui poursuit : « Sa présence ne peut être comprise qu’à un degré second d’altérité, qui déjà le situe lui-même en position de médiation par rapport à mon propre dédoublement d’avec moi-même comme d’avec un semblable » (Écrits). Le sujet de l’inconscient élève à la condition absolue (sans relation) de degré second d’altérité. Il n’est pas sujet dans l’inconscient, imaginé comme un réservoir des pulsions, il est cette pulsation, cette fente par laquelle quelque chose d’insu – d’inconscient - s’ouvre et se ferme aussitôt appréhendé par la conscience. Le sujet n’est rien de substantiel, il est moment d’éclipse qui se manifeste dans une bévue. Dire sujet c’est aussi dire que l’expérience qui sera faite de cette bévue le sera par un être parlant, qui s’interroge dans le champ du langage sur l’existence de son « je ». (Anderson, Idem. : 243)

Le sujet de l’inconscient, construit à partir du langage nécessite le regard de l’autre pour se sentir sujet en tant que tel. C’est de cette manière qu’il se lance dans la construction d’une identité afin d’être singulier dans le monde qui l’entoure. Il se rendra à l’évidence que cette quête s’avère difficile, voire impossible.

identidade do sujeito – consideramos que a manifestação do inconsciente se da via simbólico, através da linguagem, materializado pela língua. (notre traduction)

90 ANDERSON Patrick, 1999, La didactique des langues étrangères à l’épreuve du sujet, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises.