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La notion de chez-soi : espace et intimité

Conclusion du chapitre 1

Chapitre 2 : Cadre théorique de la thèse

2.3.2. La notion de chez-soi : espace et intimité

La maison. Elle est corps et a(i)me. Elle est le premier monde de l’être humain. (Gaston Bachelard)

Lorsqu’ils évoquent leur lieu d’appartenance, les migrants interviewés révèlent souvent que l’espace de la maison se situe finalement au-delà de l’espace géographique et matériel, entre la France et le Brésil. Le chez-soi est cet endroit réconfortant qui génère des liens et procure du sens ; le lieu où se matérialise l’affectif en stabilisant les aspirations subjectives. L’espace habité qui va transcender l’espace géométrique (Bachelard, 1984 : 58)155. Il est en soi et hors de soi. C’est un espace de la maison (appartement, chambre), où l’on se sent bien et en sécurité, c’est un espace qui procure bien-être et (ré)confort à tout être vivant. « Qu’est-ce qu’un chez-soi ? », questionne Le Scouarnec (2007 : 90)156 et tant d’autres auteurs, géographes, sociologues et psychologues contemporains.

Pour Amphoux & Mondada (1989 :142)157 « Le chez-soi n'est pas un lieu individuel mais un lieu personnel, non pas un lieu égo-centré et exclusif de l'autre mais un lieu de l'identité du "je" accueillant l'autre ». Il faut comprendre que le sujet migrant peut avoir plusieurs chez-soi et qu’il n’est pas nécessaire d’habiter un espace matérialisé pour avoir un chez-soi.

Pour ce faire, il s’agit d’étudier les origines de l’expression, qui changent d’une langue à l’autre. La préposition «chez» vient de chiese, une forme abrégée du vieux français venue du latin casa «maison». Selon le dictionnaire Le Robert (2010), on lui associe plusieurs dénominations : 1. Dans la demeure de, au logis de (qqn); 2. Dans la nation de. 3. Dans l’esprit, dans le caractère, dans les

œuvres, le discours de qqn. Suivie d’un nom propre comme chez Jean, ou d’un

155 BACHELARD Gaston, 1984, La poétique de l’espace, Paris, Quadrige / PUF.

156 LE SCOUARNEC Réné-Pierre, 2007, Habiter, Demeurer, Appartenir. Collection du Cirp Volume 1, 2007, p. 79 à 114.

157 AMPHOUX Pascal & MONDANA Lorenza, 1989 « Le chez soi dans tous les sens ». Arch & Comport. / Arch. Behav, Vol 5, n° 2 pp. 135 – 150.

pronom personnel comme chez-moi, chez-toi, chez-soi, la préposition revêt une connotation affective et désigne le domicile personnel. Nous pouvons établir un cadre comparatif des expressions d’une langue à l’autre, et relever les différences de traduction en portugais : si nous souhaitons dire «être chez soi» ou «estar/ficar em casa», la phrase, «hier, je suis restée à la maison» devient «ontem eu fiquei em casa». Le mot casa porte la signification de la phrase, mais à ce mot doit s’ajouter le pronom personnel «minha», pour exprimer le souhait de rester dans son lieu d’intimité, par exemple : «ontem eu fiquei na minha casa» / « hier, je suis resté chez moi ». À ce propos, Villela–Petit (1989 : 129)158 ajoute :

En ceci que "chez", qui dérive étymologiquement du nom latin "casa", est devenu une préposition, laquelle demande comme complément ou bien un nom propre (chez Jean) ou bien un pronom personnel (chez moi, toi, soi, ...), et que l'expression ainsi constituée peut renvoyer non seulement à la maison, mais aussi à celui qui l'habite et à sa manière d'habiter. Ainsi, dans l'expression "chez moi", la valeur réfléchie du pronom personnel en est venue à signifier le moi lui-même, non sans poser la question de son identique.

Le Scouarnec (2007 : 90) affirme que « l’expression chez-soi relie donc intimement le sujet et la maison dans un rapport d’intériorité. Se sentir chez soi signifie se sentir dans sa maison, peu importe le lieu, pour peu qu’il s’agisse d’un lieu clos, protégé, permettant d’être soi-même ». Cela permet d’accéder au sentiment de bien-être, de vérité et de complétude ; c’est pouvoir se sentir à la

maison, dans un espace intime et protégé et révéler naturellement sa subjectivité.

« Le chez-soi consiste donc à la fois en un sentiment de protection et de clôture, ainsi qu’en un sentiment de familiarité. Le chez-soi est ce lieu dans lequel on habite dans l’intimité avec soi-même ». (Le Scouarnec, 2007.)

158 VILLELA-PETIT Maria, 1989, « Le chez soi : espace et identité », Arch & Comport. / Arch. Behav, Vol 5, n° 2 pp. 127 – 134.

Reconnaître son chez soi peut ainsi prendre d’autres dimensions : le chez soi de l’enfance, habité par les souvenirs du sujet dans cet espace, maison ou ville. Ce n’est pas un terme uniquement lié à l’espace physique de la maison, mais à tous les fantasmes et sentiments qui lui sont associés, qui permettent au sujet de se l’approprier. Bachelard affirme que la maison natale est physiquement inscrite en nous. Elle représente un ensemble d’habitudes organiques ; elle est plus qu’un corps de logis, elle est un corps de songes (Bachelard, 1984 : 32-33). Lorsque le sujet déménage, il transporte avec lui le lieu auquel il s’est attaché. Ce déplacement provoque une transformation de son être, de son logis, mais il peut conserver en lui le souvenir de chacun des lieux dans lesquels il a vécu. Ainsi, le chez soi de tout sujet est situé dans une variable d’espace et de temps qui évolue en permanence, comme l’expliquent Amphoux & Mondada (1989 : 139) « Le chez-soi est à la fois stable et mouvant, occulte et manifeste, spatial et corporel, matériel et immatériel. S'il fallait privilégier la dimension spatiale, nous dirions du chez-soi qu'il est un espace propre ; s'il fallait privilégier sa dimension temporelle, nous dirions qu'il est une forme stabilisée d'enchevêtrement de temporalités ».

De cette manière, il existe plusieurs degrés de « chez-soi », de même qu’il y a plusieurs chez-soi quand il s’agit d’un espace physique aussi subjectif. Le lieu intime de la maison, le quartier, la ville ou le pays sont autant de lieux d’appartenance et de rapprochement. Ainsi, le migrant brésilien, lorsqu’il quitte son pays natal et part à la rencontre d’un autre lieu, totalement étranger, va chercher à s’adapter à son pays d’accueil, pour y retrouver un nouveau chez-soi. Il apporte avec lui, les souvenirs des lieux de son enfance, de sa terre natale. Immergé dans cet « entre-lieux », il se transforme par l’appropriation des espaces, par l’apprentissage de la langue, par l’adaptation à la culture du pays. « Le chez-soi est cet espace à travers lequel, et plus que nulle part ailleurs, on peut devenir soi, à partir duquel on peut revenir à soi. » (Villela-Petit 1989 : 129)

Le chez-soi est directement lié à l’intimité. « Plutôt qu’un lieu privé, le chez-soi est notre maison intime. Chez-soi et intimité vont de pair. L’intime, du latin intimus, superlatif d’intérieur, renvoie à ce qui existe au plus profond de soi (…) » (Ibid.). C’est au sein de la maison que nous sommes véritablement nous-même, que toutes les tensions peuvent s’effacer, que nous pouvons revenir à nos

origines. Ce lieu physique et symbolique de la maison permet à tout sujet de se retrouver son intimité et de se retrouver. L’auteure ajoute également que l’espace du « chez soi » ne coïncide pas systématiquement avec l’espace de ce qu’on appelle « la maison ». Elle explique son raisonnement de la manière suivante : « Un marin peut être davantage chez lui sur son bateau que dans sa maison, tant il est vrai que ce qui est en jeu ici, c'est avant tout une certaine façon d'habiter ». (Ibid.).

L’auteure continue et explique cette fausse idée « d’absence de rôle social » lorsqu’on est chez-soi. En effet, à la maison, le sujet ne fait que changer de rôle et passe du père au fils, ou mari. Or, être chez soi n’est pas se confiner à son propre self, s’isoler dans l’intimité, mais trouver un équilibre entre le dehors et le dedans, entre intimité solitaire et intimité collective ou familiale.

Être chez soi n'est donc pas pouvoir se "contempler", se voir dans une maison-miroir, mais pouvoir articuler son existence au milieu d'êtres et de choses avec lesquels des liens de familiarité, d'intimité, ne cessent de se tisser et de se retisser, d'autant plus forts qu'ils n'enferment pas sur eux-mêmes ceux qui les tissent. Mais liens toujours contingents et précaires, tant il est vrai qu'il n'y a de familiarité que sur ce fond d'inquiétante étrangeté qui est celui même de l'exister (Ibid. :133).

Bachelard (1984), quant à lui, décrit la maison en utilisant la double image qu’elle peut évoquer : l’image de la cave et celle du grenier, faisant référence à C.-G. Jung :

Au lieu d’affronter la cave (l’inconscient), « l’homme prudent » de Jung cherche à son courage les alibis du grenier. Au grenier, souris et chats peuvent faire leur tapage. Que le maitre survienne, ils rentreront dans le silence de leur trou. À la cave remuent des êtres plus lents, moins trottinants, plus mystérieux. Au grenier, les peurs se « rationalisent » aisément. À la cave, même pour un être plus courageux que l’homme évoqué par Jung, la « rationalisation » est moins rapide et moins claire ; elle n’est jamais définitive (…). Dans notre civilisation qui met la même lumière partout, qui met l’électricité à la cave, on ne va plus à la cave un bougeoir à la main.

L’inconscient ne se civilise pas. Il prend le bougeoir pour descendre au caveau (Bachelard, 1984 : 62).

Tout sujet a peur de la cave et peur de ce que l’on peut y trouver. La cave, désignée comme l’inconscient, est ce lieu sombre, de fantasmes et de peurs. Le sujet loge ses souvenirs à la cave et au grenier et sait qu’ils font partie de la maison, ne pouvant pas s’en échapper. Le sujet migrant garde dans sa cave, des souvenirs de son passé, de son processus migratoire, de son histoire de vie comme un tout. Raconter sa vie est, en quelque sorte, prendre les escaliers afin d’accéder à ces lieux peu fréquentés, parfois même interdits. Le corps est sa maison, à défaut d’habiter quelque part.