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Les situations d’entretiens : des rencontres multi-sites

Conclusion du chapitre 2

3.2. Exploration du terrain

3.2.2. Les situations d’entretiens : des rencontres multi-sites

Selon Cécile Canut et Catherine Mazauric (2014 : 7)185, le rôle des chercheurs qui travaillent sur les migrants et les récits de migration est un rôle privilégié, car ils ont affaire à des « sujets parlants, en chair et en os, dotés de noms, d’un passé, en des lieux et des espaces précis ». Ces rencontres dépassent les stéréotypes, car chaque migrant possède un espace qui lui est propre et qui est propre à son récit. Pour notre recherche, la rencontre avec les migrants brésiliens a été aussi hétérogène que riche en détails. Aucune rencontre ne ressemblait à une autre et chaque histoire racontée restait unique, malgré quelques situations similaires. Les lieux étaient aussi variés, révélant en quelque sorte, une partie de la subjectivité de chaque migrant.

Le nombre de brésiliens installés en France n’est pas négligeable, mais ceux et celles qui ont accepté de se dévoiler sont peu nombreux. Selon le Consulat Général du Brésil à Paris, il n’y a pas, à ce jour, de statistiques officielles précises concernant le nombre de brésiliens installés en France186. Par amitié, par volonté de contribuer à la recherche ou par simple besoin de parler de soi, trente-cinq brésiliens ont répondu à l’appel et se sont prêtés au jeu de raconter l’histoire de leur vie. Nous n’avons utilisé que les récits de vingt-huit d’entre eux, ayant ainsi un corpus d’étude riche en informations. Deux grandes catégories de personnes interrogées se profilent dans ce corpus : celles qui connaissaient l’enquêtrice, 9 personnes et celles qui ne la connaissaient pas, 26 personnes.

185 CANUT Cécile et MAZAURIC Catherine, 2014, La migration prise aux mots : mise en récits et en images des migrations transafricaines, Paris, Cavalier Bleu.

186 Selon le site de l’ambassade, l’estimation était d’environ 45.000 brésiliens en territoire français durant l’année 2014, sans compter ceux et celles qui y sont dans l’illégalité.

3.2.2.1. Les connaissances: liens affectifs

Les liens qui peuvent exister entre enquêteur et enquêté constituent parfois un problème. Les rencontres avec les brésiliens furent en effet parfois agréables et parfois gênantes. Pour certains, une réelle amitié était établie lorsqu’elles avons discuté. Yasmin, Natalia et Valesca sont des amies de l’enquêtrice. Avec Denis, Jussara et Fatima, nous fréquentions les mêmes endroits et les mêmes fêtes entre brésiliens. Pour André, Lorena et Laura, nous nous étions déjà aperçus, mais n’avions pas développé de liens. Le degré d’intimité était variable et a évolué, de manière positive ou négative, lors de l’entretien. Jussara, depuis l’entretien, n’a plus souhaité garder un contact avec l’enquêtrice187 et Denis a révélé qu’il avait des sentiments pour elledepuis leur rencontre. Les liens avec ces deux brésiliens ont cessé d’exister une fois l’entretien réalisé.

Notre rencontre avait un autre enjeu. Ce n’était pas un rendez-vous fortuit ou une visite de courtoisie. Chacun savait ce qu’il avait à faire : l’un devait raconter son histoire de vie et l’autre devait l’écouter, le questionner. Le rôle assumé par chacun dans cette rencontre était bien précis et pouvait modifier la tournure de l’entretien. L’image que l’un renvoyait à l’autre se transformait au fil de la conversation. Les amis de l’enquêtrice avaient d’elle, la vague image d’une étudiante brésilienne en France. Ils ont découvert une chercheuse doctorante qui s’interroge sur la vie des migrants brésiliens en France.

Le rapport de proximité affective permet la confidence et autorise le questionnement. Il conduit parfois à découvrir des situations vécues auxquelles on ne s’attendait pas. L’atmosphère des rencontres était détendue. Les lieux d’entretien furent divers : Denis a souhaité passer chez l’enquêtrice car il était

187 À l’époque, l’enquêtrice habitait encore à Besançon, lieu où Jussara vit aujourd’hui. Depuis son déménagement, elles n’ont plus eu de contact, jusqu’à ce qu’elle exclut l’enquêtrice de ses réseaux sociaux.

« de passage dans le coin ». Elle a accepté avec réserve. Ses réticences étaient fondées car l’entretien a favorisé une déclaration sentimentale. Jussara l’a invitée chez elle. Natalia et Valesca lui ont donné rendez-vous à l’extérieur, dans des quartiers de Paris qu’elles appréciaient. Yasmin faisait du repassage quand nous avons discuté par Skype. La confiance sans réserve favorise des conditions optimales d’entretien, sans gêne ni sentiment d’oppression. C’est une conversation entre « amis » même si chacun s’efforce de garder son rôle, celui qui raconte et celui qui écoute.

3.2.2.2. Les inconnus: un lien à établir

De la pluralité des rencontres, des interactions, des conversations entre des chercheurs et des migrants naissent des relations humaines (Canut&Mazauric, 2014 : 8).

Les conditions d’entretien avec les migrants inconnus méritent une explication détaillée compte tenu de la richesse des situations. À travers ces rencontres, un lien de solidarité s’est instauré entre les deux parties. Il est important de préciser que chaque rencontre a été facilitée par l’intermédiaire d’une connaissance commune, ce qui allégeait la prise de contact et le développement de l’entretien. Cet intermédiaire était brésilien(ne), à l’exception de Roberta, qui a été présentée à son enquêtrice par un couple de Français en lien avec le Brésil. La sphère brésilienne est bien développée en France et ce milieu réconfortait les migrants interviewés. Tous les entretiens, sans exceptions, ont connu des interférences que cela soit des bruits extérieurs ou la présence voire l’intervention de tierces personnes. Les entretiens avec les migrants inconnus se sont révélés, avec le temps, être un challenge qui ne dépendait que de l’enquêtrice. Son rôle de brésilienne, mais aussi de chercheuse était important, mais pas essentiel. Elle veillait au bon déroulement des entretiens afin de mettre les migrants à l’aise et de favoriser le développement du récit.

3.2.2.3. Situations d’entretiens en action

Les situations d’entretiens sont aussi variées que les récits des personnes interrogées et influaient imperceptiblement sur le discours de chacun. Les lieux extérieurs semblaient libérer les interviewés, qui étaient, notablement, plus décontractés, moins oppressés, plus enclins à converser ouvertement. La maison, le lieu intérieur, de recueillement, autorisait plus d’intimité pour parler de soi, révéler ses secrets. La présence de tiers était aussi un facteur intéressant, soit par leur simple présence, soit parce qu’ils interrompaient momentanément le discours. Elle aurait pu générer un sentiment de gêne pour l’enquêté, mais dans notre cas, cela n’a pas posé de problème. Avec un accord préalable, nous avons pu enregistrer les entretiens à l’aide d’un dictaphone et à aucun moment nous n’avons eu l’impression que cet objet dérangeait l’interviewé.

Pour illustrer la diversité des situations, nous utilisons les entretiens réalisés, mais aussi les pré-enquêtes. André et Lorena étaient ensemble pour l’entretien qui s’est déroulé au Jardin du Luxembourg, à Paris. Ils n’ont pas voulu faire l’entretien séparément, le regard du conjoint influant inévitablement sur le contenu du récit. Ils sont parfois intervenus dans le discours de l’autre pour ajouter des informations. Alessandra a été interpellée à plusieurs reprises: d’abord, par sa mère qui était de passage en France (dialogue en portugais); par sa fille de quatre ans qui voulait regarder un film (dialogue en français); par la femme de ménage portugaise qui est arrivée à la maison et souhaitait obtenir des consignes (dialogue en français).

Dans la pré-enquête, nous avons rencontré Mariana et Carlos en présence d’une troisième personne ; une connaissance de l’enquêtrice (assistant à l’entretien avec l’autorisation des enquêtés). Pour Mariana, sa fille est venue nous rejoindre à la fin de l’entretien et pour Carlos, la personne qui a initié notre rencontre est venue nous rejoindre au cours de la conversation. Ces entretiens ont été réalisés dans un bar, avec les bruits extérieurs que cela induit (serveur, bruits des voitures, musique, etc). Avec Valentina, nous avons réalisé l’entretien par Skype et elle était installée dans sa chambre. La jeune femme était en présence de

sa mère qui est restée en retrait dans la pièce (sans que j’en sois avertie) jusqu’au moment de l’entretien où elle s’est sentie concernée et est intervenue. À un moment d’absence de sa fille, la mère de la Valentina nous a adressé la parole et a exprimé son sentiment vis à vis de la situation que sa fille vivait au moment de l’entretien.

La présence des enfants est un élément qui peut distraire ou modifier le comportement de l’interviewé. Valéria, Yasmin, Laura et Florence ont participé à l’entretien en présence de leurs enfants (qui avaient entre 0 à 3 ans). Les entretiens se sont déroulés chez elles alors que les enfants jouaient, regardaient des dessins animés ou faisaient la sieste pendant une période de la conversation. Parfois, les interviewées interrompaient leur récit pour s’adresser à leurs enfants. Dans certains cas, plus rares, comme avec Valéria, Daniela et Flavio, les enfants sont apparus sans interrompre la conversation188.

Dênis, à un certain moment de l’entretien, a demandé à boire une boisson alcoolisée. Selon lui, l’alcool l’aidait à surmonter sa timidité pour parler de sa vie. Karina et Ricardo, dont l’entretien s’est déroulé via Skype, ont demandé à l’enquêtrice la permission de fumer une cigarette. Dans tous les cas, il s’agissait de se détendre pour pouvoir conter plus librement son histoire.

Le lieu de travail n’était pas un endroit favorisant un bon déroulement de l’entretien car la personne interviewée ne se concentrait pas ou ne parvenait pas à se déconnecter de son activité. Mais il est intéressant de constater que, à cette occasion, la personne interrogée laissait sous-entendre des choses pour ne pas être entendue par des tiers ou révèle des secrets sur sa vie de façon inconsciente. Roberta et Clarinda étaient sur leur lieu de travail. Clarinda, qui travaillait dans un restaurant comme cuisinière, était à la fois occupée par ce qu’elle faisait (préparer les plats) et distraite par ce qu’elle me racontait. Elle a ainsi révélé des détails de son histoire qu’elle n’avait pas eu probablement l’intention de raconter au départ. De même, Roberta avait souvent le regard tourné vers son bureau et était attentive

au moindre bruit. Elle s’est absentée physiquement de son poste de travail, mais psychologiquement, elle gardait une attention particulière pour les activités qui restaient à faire.

La façon dont le sujet se meut lorsqu’il parle, peut également en dire beaucoup plus que ses mots. L’image qu’un sujet donne implicitement de lui-même, à travers sa manière de parler (intonation, gestes, allure) est ce que l’on appelle l’éthos189. Ainsi, raconter son histoire de vie peut paraître beaucoup plus naturel et inconscient que ce qu’on l’imagine. Lorsque nous avons interviewé Yvonne et Lena dans un restaurant, ces dernières étaient en train de manger. Le temps de la mastication est aussi le temps de la réflexion pour répondre aux questions. Il peut être également l’occasion d’une fuite, marquée par des temps de silence. Avec Valesca et Natalia, nous marchions dans la rue, sans réel souci de ce qui doit être dit. De cette manière, la subjectivité pouvait s’exprimer plus facilement. Nous confirmerons, lors de l’analyse des discours, que les situations d’entretien ont une influence dans ce qui a été raconté par les sujets.