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Conclusion du chapitre 2

3.1. Terrain mouv(ant)ementé …

3.1.2. Sur la méthodologie du récit de vie

Parler à quelqu’un, c’est accepter de ne pas l’introduire dans le système des choses à savoir ou des êtres à connaître, c’est le reconnaître inconnu et l’accueillir étranger, sans l’obliger à rompre sa différence. En ce sens, la parole est la terre promise où l’exil s’accomplit en séjour, puisqu’il ne s’agit pas d’y être chez soi, mais toujours au dehors, en un mouvement où l’étranger se délivre sans renoncer (Maurice Blanchot, 1969).

Dans le domaine des sciences humaines et sociales, le récit de vie est devenu un instrument de recherche qui permet de reconnaître un niveau de conscience langagière et d’apprentissage de la langue (Cognigni, 2009)170. Il favorise également une rencontre avec soi-même, pour donner la parole et faire parler le sujet et pour mettre en évidence sa subjectivité. Si Daniel Bertaux (2010)171 envisage le récit de vie comme la forme narrative d’une production discursive, nous estimons que l’exercice consistant à raconter l’histoire de sa vie va bien au-delà d’une simple production discursive. Le récit fait appel à la mémoire et aux souvenirs qui transitent dans la réminiscence du sujet (Idem.).

Le discours est fait de sens, de souvenirs, d’oublis et de malentendus, ce qui conduit à une narration complexe et hétérogène. À ce sujet, Ricoeur (2000 : 5)172 déclare : « c’est sous le signe de l’association des idées qu’est placée cette sorte de court-circuit entre mémoire et imagination ». Il dépasse toute conscience de parole, car ce que le sujet dit, se situe au-delà de ce qu’il voudrait dire. La parole du sujet migrant, tout comme son récit de vie est poreuse et lacunaire

170 COGNIGNI Edith (2009), Se raconter en migration : du récit biographique à la co-construction de la relation interculturelle (pp.19-33).IN : Récits de vie, récits de langues et mobilités, L’Harmattan, sous la direction de Gohard-Radenkovic, Aline & Rachedi, Liliane, Harmattan, 2009. Dans le cadre de notre recherche, les migrants racontent leur apprentissage d’une langue étrangère.

171 Cf. Introduction, p. 21-34.

(Coracini, 2013). Elle est aussi«déterminéeendehorsdelavolontéd'un sujet,et

celui-ciestparlé plutôt qu'il ne parle (Authier-Revuz, 1984)173 ».

Selon Coracini, (2013 : 117)174 « parler de soi est, d’une certaine manière, créer (construire) une narration, une histoire, une fiction qui devient, par la discursivité, une vérité, ou bien, une réalité ». Parler de soi est raconter une histoire qui a déjà été racontée plusieurs fois. À chaque fois que le sujet parle, il ajoute une modification au souvenir sous l’influence du regard de l’autre. Cette (trans)formation du discours révèle que la réalité du récit est toujours mouvante.

La méthode du récit de vie constitue un outil précieux pour accéder à la réalité et surtout à la subjectivité des sujets-migrants. Elle consiste à faire parler les sujets, selon leurs besoins et envies. Des points de repères sont donnés par le chercheur, afin de guider celui qui parle selon une autre méthode, celle de l’entretien semi-directif (Beaud & Weber, 1997 ; Blanchet & Gotman, 2007)175. Ces deux méthodologies sont utilisées en harmonie pour réaliser le travail de terrain de cette recherche.

Les limites du récit de vie et de l’entretien semi-directif sont minimes, mais elles existent. Selon Daniel Bertaux, (2010 : 10) le récit de vie « est un entretien au cours duquel un chercheur demande à une personne, que nous désignerons comme « sujet »de lui raconter tout ou une partie de son expérience vécue ». Bertaux utilise la méthode du récit de vie dans une perspective ethno-sociologique, parce que selon lui, « elle combine une conception aussi ethnographique que possible du terrain avec une conception beaucoup plus sociologique des questions examinées et de la construction des objets étudiés » (Bertaux, 2010 : 11). La perspective ethno-sociologique est un « type de recherche empirique fondé sur l’enquête de terrain et des études de cas, qui s’inspirent de la tradition ethnographique pour ses techniques d’observation, mais qui construit ses objets par référence, à des problématiques sociologiques » (Ibid.: 15).

173 Cf. Introduction, p.21-34 et Chapitre 2 p.89-141.

174 Cf. Introduction, p.21-34 et Chapitre 2 p. 89-141.

175 BEAU Stéphane & WEBER Florence, 1997, Guide d’entretien de terrain, Paris, La découverte ; BLANCHET Alain et GOTMAN, Anne 2007, L’entretien, Paris, Armand Colin.

Cette méthode des récits de vie nourrit efficacement notre travail car elle donne à voir plus directement, par le biais de la langue maternelle, la subjectivité du sujet migrant interviewé. En effet, faire parler de soi offre la possibilité de vérifier les hypothèses et garantit la liberté d’expression, ce qui fait apparaître la subjectivité du sujet sans interventionnisme de l’enquêteur. Chaque récit contient des informations à des niveaux très variés. Il a fallu rassembler et classifier les informations pertinentes de chaque récit, afin de faciliter le travail d’analyse.

Sandra Nossik (2011)176 analyse dans son article le rôle du récit de vie en sociologie et en sociolinguistique. Selon l’auteure, les sociologues possèdent une préférence pour l’entretien semi-directif, car il se veut :

Une forme d’interaction proche de la conversation, grâce à l’adaptation continue des interrogations et interventions du chercheur à l’échange en cours. Il s’agit idéalement pour l’enquêteur de délimiter, préalablement à la rencontre, les thèmes à faire émerger durant l’entretien, puis d’adapter la forme et l’ordre de ses questions aux réactions de l’enquêté au fil de l’interaction (Nossik, 2011 : 121).

Même si l’objectif central du récit de vie est de donner la parole au sujet, il est difficile pour l’enquêteur de rester seulement spectateur, sans interaction ou orientation. Le fait d’interagir un minimum avec l’interviewé montre un intérêt qui favorise le développement du discours. Les discours des personnes interrogées « doivent être complétés et confrontés aux informations obtenues par d’autres méthodes d’enquête, telles que l’observation participante du chercheur » (Ibid.: 123).

Quant aux récits de vie pour la sociolinguistique, Nossik cite Paul Ricoeur (1983), qui mène une réflexion sur le concept aristotélicien de la mimèsis, soit «l’imitation du réel», «la représentation du réel» dans les arts, montrant une certaine dynamique du processus. Ceci permet d’assimiler plusieurs faits hétérogènes en une histoire cohérente. De plus, pour l’auteure, le récit de vie est

176 NOSSIK Sandra, 2011 « Les récits de vie comme corpus sociolinguistique : une approche discursive et interactionnelle », in : Corpus [En ligne], 10 | 2011, p.119-135.

une « mise en intrigue qui donne sens à ce qui est raconté, et en fait une histoire. Par le biais de l’activité narrative, les événements ponctuels et hétérogènes sont pris ensemble et configurés en une intrigue cohérente et signifiante » (Nossik, 1983 :124-125). Les entretiens réalisés avec les migrants brésiliens sont la reconstruction d’une réalité sociale mise en discours ; ils sont chargés de subjectivité, ce qui les rend encore plus intéressants et singuliers.

Pour Régine Robin (1986)177, le récit de vie, l’expression du vécu subjectif d’un sujet, est souvent un récit identitaire qui dessine l’espace d’une contre-mémoire en face de l’autre ou tout simplement de la contre-mémoire officielle. Tout récit de vie suit un schéma narratif implicite, fragmenté et répétitif. Raconter l’histoire de sa vie, c’est verbaliser la mémoire et donner un sens nouveau au passé, par un regard rétrospectif sur des événements révolus et présents. Encore selon l’auteure, « le récit de vie au sens large n’est ni discours historique, ni une source habituelle du discours historique, ni à l’autre pôle du discours littéraire, même s’il s’y inscrit de façon implicite une forte structure narrative et actantielle » (Ibid. : 105). C’est ainsi que le récit de vie essaie de capter la parole brute et authentique de celui qui parle alors que la littérature part du construit et du réfléchi. Robin développe un discours qui compare le récit de vie et le discours littéraire, ce dernier semblant s’opposer au premier. Raconter son histoire est synonyme de transparence sans que les faits soient nécessairement vrais « chacun sait à quel point cette parole peut censurer tout ce qu’elle comporte d’impensé, de non dit, mais à tout le moins, elle donne une parole vraie à ceux qui ne parlent pas. Non institutionnalisée, parole ordinaire, elle est hors-pouvoir » (Robin, 1986: 106).

Par ailleurs, on peut considérer que l’entretien semi-directif est une conversation d’égal à égal où il n’est pas question d’interrogatoire. Les réponses sont transformées en petites histoires, incluant des anecdotes et des souvenirs. Ainsi, s’entretenir avec quelqu’un plutôt que le questionner est une expérience que l’on peut maîtriser, mais qui comporte toujours un certain nombre

177 ROBIN Régine, 1986 « Récit de vie, discours social et parole vraie »in Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, n° 10 avril-juin 1986, pp. 103-110.

d’inconnues, et donc de risques, inhérents au fait qu’il s’agit d’un processus interlocutoire et non pas simplement d’un prélèvement d’informations. (Blanchet & Gotman, 1997).

Les entretiens ont aussi pour intérêt de recueillir des données et de les utiliser pour répondre aux hypothèses ou pour créer d’autres hypothèses. Pour ce faire, nous avons effectué une minutieuse analyse du discours.