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Conclusion du chapitre 1

Chapitre 2 : Cadre théorique de la thèse

2.3.1. L’entre-deux : frontière et partage

L’humain se produit aux frontières entre-deux-langues et chaque langue est déjà une frontière entre ce qu’elle dit et ses abîmes d’origine (Daniel Sibony, 1991)

Il ne s’agit pas ici de traiter du bilinguisme ou du plurilinguisme, de la maîtrise – que l’on souhaiterait parfaite - de deux ou plusieurs langues. Mais de comprendre « comment se constitue, par le langage – toujours hybride – l’identité mouvante de l’individu » (Coracini, 2006 : 41)150. L’entre-langues-cultures est la place construite (et inconsciente) du sujet en migration, toujours partagé entre deux mondes. Les frontières ne sont pas délimitées, elles sont fragiles, presque invisibles, le sujet passant d’un point à l’autre comme il traverse un pont, sans lieux prédéfinis ; libre à lui de circuler. Néanmoins, les frontières existent et cet

150CORACINI Maria José R. F., « L'espace hybride de la subjectivité : le (bien)-être entre les langues», Langage et société 2006/3 (n° 117), p. 41-61.

espace de l’entre-deux se transforme en lieu d’échange. Daniel Sibony (1991)151 décrit avec précision cette notion d’espaces souples qui s’associent :

Entre deux langues, deux cultures, c’est encore plus évident : de telles entités ne viennent pas se recoller ou s’opposer le long d’un trait, d’une frontière, d’un bord où deux traces viennent s’ajuster ou se correspondre. Il n’y a pas deux identités différentes qui viennent s’aligner pour s’unir le long du trait qui les sépare. Au contraire, il s’agit d’un vaste espace où recollements et intégrations doivent être souples, mobiles, riches de jeux différentiels (Ibid. : 13)

L’entre-deux est devenu un espace de réflexion, de maturation et de (trans)formation. Le sujet migrant y est conduit à porter un regard distancié sur son propre vécu, l’histoire de sa vie, son histoire entre les langues et à s’interroger sur sa place, entre deux lieux et entre deux langues. Se confronter à l’apprentissage d’une nouvelle langue-culture oblige le sujet à considérer sa relation avec sa langue première, ce qui entraîne un retour aux origines. Entre deux termes, la langue maternelle et la langue étrangère, le pays natal et le pays d’accueil, l’origine et l’objectif, émerge un espace tiers, celui de l'entre-deux. Il n’y a plus de langue maternelle ni de langue étrangère, mais une « langue de migration », plurielle, propre à chaque sujet migrant. Sibony poursuit : « L’idée de frontière ou des traits, avec un dedans et un dehors, un ici et un ailleurs, paraît insuffisante. C’est l’espace d’entre-deux qui s’impose comme lieu d’accueil des différences qui se rejouent » (Sibony, 1991).

L’histoire de la vie des migrants brésiliens en France est marquée par cette confrontation des différences. Si le sujet migrant habite un nouveau pays et une nouvelle langue, il reste néanmoins habitant d’un espace entre deux-langues et deux-cultures. Sa langue maternelle, celle des racines et des origines reste là, présente dans son être, mais désormais, elle n’est plus intacte. On peut évoquer « une dématernalisation de la langue » (Prieur, 2001 : 70). Elle est à présent influencée par cette nouvelle langue que le sujet ne domine pas parfaitement, mais

qui marque son discours. On peut alors « voir sa langue avec des mots étrangers ». Lorsqu’il s’exprime, tout sujet vit dans un entre-deux, entre son discours et celui de l’autre, entre son propre regard et le regard de l’autre qui l’influence, le transforme. Car le sujet migrant s’est construit par le regard de l’autre (maternel) et de l’autre (étranger) ; un double regard qui le positionne pour une double (ré)action. L’entre-deux-langues est la première grande marque dans le processus migratoire, « l’entre-deux concerne l’articulation à l’autre : autre temps – question de mémoire ; autre lieu – question de place ; autres personnes – question de lien. Mais au-delà des recollements que l’entre-deux actualise, là où il prend toute sa force c’est lorsque, dans son immense foisonnement, il apparaît comme une figure de l’origine » (Sibony, 2001).

2.3.1.1. Entre-deux-langues

Pour comprendre cet entre-deux-langues présenté par Sibony (1991), il faut s’interroger sur le paradoxe de l’origine152. Pour l’auteur, l’origine n’est pas liée à une langue, mais à son partage : « il nous faut une origine à perdre ; elle est nécessaire, et elle est vouée à être perdue. Il nous faut une origine à quitter, une d’où l’on puisse partir, et si on l’a, le danger est d’y rester, de trop en jouir, de s’y perdre, de se fasciner devant elle, de s’enfoncer en elle en croyant la creuser » (Ibid : 31). Pour une immersion en langue étrangère, il faut « perdre » sa langue d’origine, il faut faire de la place pour permettre à la langue étrangère de s’imposer. La langue maternelle doit s’éclipser momentanément. Le paradoxe, comme l’évoque Sibony, est notre mémoire qui ne suit pas cette « logique », car un sujet qui s’insère dans une nouvelle langue apporte avec lui son histoire, les représentations et la subjectivité de la langue maternelle. Il porte également en lui l’idéalisation de la langue étrangère, car elle a été imaginée et désirée avant

152 L’origine est un retrait qui conditionne entre-deux-faits (Sibony : 16). Le sujet est toujours entre deux faits et l’origine d’un fait génère cet entre-deux ; il n’y pas une place, mais c’est par le déplacement que je sujet s’identifie, à l’un ou à l’autre.

l’apprentissage. Dans cette mesure, la mémoire cherche à oublier l’ancien et à retrouver le désir du nouveau, se confondant dans ce paradoxe.

« Comment aimer assez ses origines pour leur signifier qu’elles sont dignes d’être quittées, laissées de côté, laissées à leur chute libre aux rebonds imprévus ? » (Ibid: 39). Pour tout sujet entre deux ou plusieurs langues, cette étape est pourtant obligatoire. Sibony ajoute même qu’elle n’est pas uniquement vécue par les exilés, ou les migrants : « c’est une métaphore vécue par tous : tout un chacun, s’il veut penser et vivre en langues, même dans « sa » langue, doit y inventer l’autre langue et soutenir l’entre-deux qui ainsi se déclenche (Ibid. : 13).

L’entre-deux-langues induit une peur d’être infidèle à la mère, à la langue-mère et en conséquence, mène à la mise en avant de l’accent « on parle avec un accent la langue d’accueil, la seconde ; l’accent venu de la première, sa musique modulée, la trace d’une gêne : amour malheureux de l’origine, ni voulue ni quittée » (Ibid: 40). La maîtrise de la nouvelle langue se dérobe face aux résistances du sujet en migration inconsciemment fidèle à la langue-mère. Par ailleurs, comment peut-on s’approprier une langue étrangère si nous ne pouvons pas nous approprier notre propre langue maternelle ? La question de la maîtrise de la langue maternelle constitue un autre élément-clef de l’apprentissage des langues. En effet, lorsque cette langue maternelle est précise et utilisée en conscience, l’apprentissage d’une nouvelle langue est facilité. Nous estimons qu’habiter une langue est étroitement lié au rapport antérieur à cette langue. Ainsi, des questions liées à l’apprentissage de la langue française au Brésil ou en France sont également à considérer.

L’entre-deux-langues existe même au sein de la langue maternelle. La langue enseignée par la mère, la première langue de contact de l’enfant avec le monde, est une langue d’affects. « La langue originelle plonge dans l’affect, et l’affect, lié à tous nos atavismes, est le premier à modeler, avec notre sensibilité, notre identité de base, l’équivalent de ce qui chez l’embryon en gestation lui sera

colonne vertébrale »153. Cette langue qui érige l’enfant est double, entre langue de l’intime et langue scolaire. Car à l’école, la langue est institutionnalisée, cadrée dans un moule presque parfait et elle confronte le sujet à sa langue maternelle. D’un récit de vie à l’autre, l’écart se révèle être plus ou moins important. Certains migrants ont conservé cette langue maternelle, la langue de la maison, orale, approximative, éloignée de la grammaire, d’une « langue parfaite ». La langue est distanciée du cadre scolaire, ce qui donne à entendre une langue maternelle différente de la norme. Elle induit une difficulté supplémentaire à s’approprier la « norme » de la langue étrangère générant un sentiment de frustration et de culpabilité chez certains migrants.

En conclusion, il faut une grande volonté de rupture pour s’éloigner consciemment de sa langue première et s’approprier une autre langue, avec sa complexité et ses différences. Or cette complexité inscrite dans l’entre-deux-langues se retrouve dans ce que l’on désigne comme l’entre-deux-cultures.

153 SALAH Stétié, Le Français, une salve d’avenir, colloque Université de Balaban (Liban), avril 2007, IN : Filhon, Alessandra et Paulin, Martine, Migrer d’une langue à l’autre. Musée national de l’histoire de l’immigration, Paris, 2015p. 110-111.

2.3.1.2. Entre-deux-cultures

Les migrants sont des « révélateurs involontaires » de la culture de l’autre, car ils sont confrontés à leur origine et à ce qu’ils voudraient devenir (Sibony, 1991 : 51). Cette réalité n’est pas une évidence pour celui qui vit entre deux-cultures. C’est souvent la rencontre de ces cultures qui provoque les questionnements et les angoisses du sujet migrant. Dans la découverte de l’autre culture, le sujet essaie de trouver des failles pour s’affirmer en tant que sujet migrant en recherche. C’est par elle que le sujet prend conscience de la complexité de son être, de sa langue et de sa culture.

L’entre-deux-cultures est vécu comme une perception et une mémoire. À chaque occasion, le sujet se précipite pour comparer les habitudes de la culture étrangère avec celles de sa propre culture. Il est instantanément immergé dans sa culture maternelle, parfois de manière inconsciente. Le sujet entre deux-cultures ne cesse de les comparer, de les confronter. Parce qu’il vit dans un espace de l’entre-deux, à la fois dans son pays d’accueil et dans son pays d’origine, parce qu’il est partout et nulle part, la construction et l’établissement dans un lieu défini est difficile. Parfois, même lorsqu’il parvient à maîtriser la langue du pays d’accueil (la langue française), les rejets liés aux différences visibles (la stigmatisation raciale) l’expulsent du lieu qu’il cherche à intégrer. De retour au pays d’origine (le Brésil), le migrant peut éprouver le sentiment de ne plus se sentir chez lui, car il est devenu le témoin distancié de toutes les métamorphoses : la société a changé, son entourage a changé et finalement lui aussi a changé. Le décalage entre la culture natale et la culture étrangère a finalement affiné son regard sur le langage, les pratiques sociales, les habitudes familiales, mais parfois disqualifié tout sentiment d’appartenance. Il se sent désormais étranger dans son pays d’origine et étranger dans le pays d’accueil.

Il porte désormais en lui, pour toujours, une double-culture sans forcément le désirer. Car le désir de quitter ses habitudes culturelles originelles est à la fois

inconscient et flagrant. Selon Sibony (1991), les blocages154 de la culture d’origine « traduisent un blocage de « l’autre », sur sa propre origine ; la transmission d’une impasse, et l’impasse d’une transmission. Elles s’expriment toujours par un coinçage dans la langue » (Ibid. : 54).

Paradoxalement, certaines circonstances renforcent ou effacent le sentiment de tiraillement de l’entre-deux-cultures; c’est le cas lorsque les migrants brésiliens font une rencontre amoureuse. Le désir de l’autre atteint alors son paroxysme, désir de sa chair, de sa culture, de ses mots. Des hommes et des femmes d’origines diverses se rencontrent et se désirent sexuellement (Ibid. : 59). « On a donc deux collectifs culturels qui se « touchent » grâce à deux de leurs membres, de sexes opposés. C’est un point de contact entre deux « identités » via la différence sexuelle. C’est l’expérience minimale d’une identité plurielle ». Ce contact avec la culture de l’autre par l’amour bouscule inévitablement le premier regard et le rapport à la culture étrangère et ce qu’elle deviendra en immersion, en relation à l’autre. Lorsque, pour ces « couples mixtes », les descendances se constituent, une autre inquiétude se forme. « L’un des deux êtres peut s’inquiéter de ce que deviendra son héritage culturel à travers ses enfants ; mais la même question a lieu dans d’autres contextes : l’un des deux peut s’inquiéter de ce que deviendra son histoire à travers ses enfants, dans un espace dominé par l’autre ». Dans ce cas, la langue maternelle de celui qui se sent « menacé » réapparaît, pour faire vivre ce qu’il reste de sa langue-culture natale. Il est migrant en pays étranger ; il s’agit donc de s’y recréer un chez-soi, un nid, pour aimer et transmettre.

154 Ces blocages sont associés aux récits de vie, lorsque certains migrants évoquent ce regard étranger envers leur propre pays, révélant souvent un lieu inférieur, pauvre et différent.