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Conclusion du chapitre 1

Chapitre 2 : Cadre théorique de la thèse

2.3.3. Habiter une langue

Habiter c’est, dans un espace et un temps donnés, tracer un rapport au territoire en lui attribuant des qualités qui permettent à chacun de s’y identifier (Segaud, 2007 : 65).

Considéré symboliquement, le territoire peut être associé à la langue, espace virtuel avec des limites bien tracées, dans lequel nous nous installons, auquel nous nous identifions. Il s’agit d’un espace que nous habitons. Parce que chaque endroit dans lequel un sujet trouve un abri, qu’il soit réel ou virtuel, dégage une sorte d’essence intime (Bachelard, 1984). Or, le premier habitat de tout sujet est le ventre de sa mère. C’est là que se constitue sa première maison, son premier cocon. D’où le fort lien avec la mère, car c’est elle qui accueille pour la première fois l’enfant. D’où le fort lien avec la langue maternelle. Cette première maison est chargée de souvenirs inconscients et, parfois, le manque de

la maison natale représente un manque de la mère. C’est en elle que l’enfant va

habiter pour la première (et dernière) fois.

Selon les dires de Bachelard (1984), la vie commence enfermée, protégée toute tiède dans le giron de la maison. Tout sujet y a habité et y a trouvé réconfort et protection. Cette expérience commune à tous les êtres humains, peut s’avérer

différente et unique pour chacun, car nous avons tous eu le même habitat, mais pas la même façon de l’habiter. Cela reste cependant le premier lieu où l’être humain forge son intimité et son identité. Lorsqu’il vient au monde, le sujet est immédiatement projeté dans un environnement social. Pour habiter, il faut d’abord exister et être. Cette rupture avec le premier habitat peut s’avérer traumatique.

Dans son livre Anthropologie de l’espace, Marion Segaud159 explique que « l’habiter est un fait anthropologique, mais qui ne se décline pas de la même manière selon les époques, les cultures, les genres, les âges de la vie » (Segaud, 2007 : 65). Selon Serfaty-Garzon (2003 : 02) l’habiter signifie : « le fait de rester dans un lieu donné et d’occuper une demeure. Le terme apparaît dans la langue française au 11ème siècle ; il revêt ainsi deux dimensions, l’une temporelle et l’autre spatiale qui expriment que l’habiter s’inscrit à la fois dans l’espace et dans la durée ». Habiter est aussi être actif, agir sur le monde en le qualifiant pour ensuite constituer son habitation. Cette habitation est close, délimitée et le sujet crée son propre seuil, sa limite entre l’intérieur et l’extérieur pour développer son intimité et l’expérience de l’hospitalité (Idem. : 03). Habiter une maison permet l’expression identitaire d’un sujet dans un lieu. Appartenir à une maison est d’abord se l’approprier, la personnaliser. Comment alors habiter un autre pays et une autre langue qui n’est pas celle dans laquelle le sujet s’est construit ?

Pour Martin Heidegger (1958)160, habiter ne consiste pas simplement à occuper un espace, un territoire géographique et physique tel que l’architecture et la géographie nous le laissent entrevoir. L’auteur, dans son article intitulé Bâtir,

habiter et penser, développe une analyse sur l’habiter en expliquant l’étymologie

allemande du mot «bauen » (habiter/ construire) Il fait la différence entre bâtir et habiter et explique que « bâtir, n'est pas seulement un moyen de l'habitation, une voie qui y conduit, bâtir est déjà, de lui-même, habiter ». (Ibid. :171).

159 SEGAUD Marion, 2007, Anthropologie de l'espace : habiter, fonder, distribuer, transformer, Armand Colin, Paris ;

Si le sujet, lorsqu’il bâtit, est déjà en train d’habiter le lieu, cela est expliqué par le mot « bauen » qui veut dire bâtir, construire, mais aussi, par extension, habiter. Pour Heidegger, si le vieux mot « bauen » est associé au mot bin (suis) alors ich bin (je suis) veut aussi dire je suis au monde, j’habite (Ibid. : 173). « Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c'est-à-dire : habiter. Maintenant, le vieux mot « bauen », qui nous dit que l'homme est pour autant qu'il habite, ce mot « bauen », toutefois, signifie aussi : enclore et soigner, notamment cultiver un champ, cultiver la vigne » (Ibid. :174). Tel est le processus d’évolution de l’homme ; il vient au monde et commence, dès les premiers instants de son existence à se mettre en relation avec son environnement. Le sujet est un être en présence, dans un espace et dans un temps prédéfinis.

Pour Heidegger habiter signifie également demeurer en paix (Wumian

signifie être content, mis en paix, en lien avec wohnen, habiter). Nous ne voulons pas dire que c’est l’habitation qui donne essence à l’existence humaine, mais l’habiter donne au sujet le principe de son existence sur terre. (Ibid. :175). Le rapport de l’homme à l’espace s’inscrit dans l’habitation, dans un nouveau pays ou dans une nouvelle langue ainsi que dans l’existence humaine à ses moments cruciaux, la naissance, la mort, dans un espace qui leur donne sens. (Stitou, 2005)161.

Le concept Heideggérien de l’habiter peut être rapproché des travaux de Winnicott (1971)162, lorsque ce dernier expose sa théorie de l’espace transitionnel entre la mère et l’enfant. La place du jeu dans la théorie de Winnicott est la représentation d’un espace potentiel entre la mère et le bébé. Ce jeu est le nouvel objet aperçu par l’enfant. Pour l’auteur, c’est dans ce lieu découvert par l’enfant (lieu préexistant) que le sujet se situe ; il n’est ni à l’intérieur dans ses pensées et désirs, ni à l’extérieur autour de l’objet en question.

161 STITOU, Rajaa, 2005 « L'habiter ou le sentiment du chez soi » in : Revista Latinoamericana de Psicopatologia Fundamental [en linea] p.96-108.

Le sujet vit dans cet espace transitionnel et c’est là qu’il constitue son rapport au monde et aux choses. (Stitou, 2005). Ce lieu que le sujet habite est le mélange du natal et du maternel, du nouveau qui a toujours existé. Dans ses mots, « il est ce lieu symbolique que personne ne peut ni me voler ni m’acheter. Il est une pure représentation que l’on emporte avec soi et que beaucoup de familles concrétisent dans un meuble, un tableau, un langage ». Ce nouvel espace créé par le sujet révèle un univers de l’ordre de l’intime associé à une collection de souvenirs conservés précieusement qui lui permet de continuer à tracer son chemin et (re)construire son lieu d’habitation.

La manifestation de l’habiter s’accomplit à partir d’une maison, un endroit que l’on peut appeler chez soi. Le sujet vit son expérience dans le monde du dedans, enfermé dans ses souvenirs, ses pensées, dans son inconscient. La maison est la représentation concrète, construite de cet intérieur, à l’abri du regard des autres. La maison, le chez soi est un moyen de se distancier du monde, de prendre son recul, car « la demeure en soi, cette intériorité du moi est ainsi d’abord, essentiellement, une retraite » (Serfaty-Garzon, 2003 : 04).

L’habiter et l’habitant s’ouvrent sur cette immémorialité de l’ailleurs, ce qui va au-delà de la conscience, que tout un chacun transporte avec soi. Freud considère la maison comme la métaphore de l’appareil psychique. À travers elle, se dessinent un dedans et un dehors. Le sujet est ainsi situé entre l’intérieur et l’extérieur.

La maison évoque l’intériorité, mais elle ouvre aussi sur un lieu de passage, une coupure-lien que réunit la dimension symbolique. La maison n’est donc pas un refuge clos. Elle garde un lien avec le dehors, lien à travers lequel se présentifie la dialectique de l’enclore et de l’éclore. N’est-ce pas la mise à mal de cette dialectique qui porte atteinte au sentiment du chez soi, empêchant par là même le sujet

d’affronter l’épreuve de l’inconnu ? C’est alors que surgit le rejet du tout Autre (Stitou, 2002 : 100)163

Lorsque le migrant quitte son pays d’origine, il part à la recherche d’un nouvel habitat, un endroit qu’il peut appeler un chez-soi. Un endroit où il peut tisser des liens, avoir son intimité, être lui-même. Une fois que le migrant trouve son espace, il essaie de s’approprier la langue à laquelle il est confronté. Son désir est d’habiter le pays d’accueil, mais aussi d’habiter cette nouvelle langue.

Par « habiter la langue », j'espère avoir bien fait entendre que je voulais dire quelque chose comme faire corps avec cette langue, user d'elle comme d'une langue réellement vivante, sans avoir troppeurde

trahircequi,denous,passeparelle,quandnousparlons. À l'opposé, ne pas habiterla langue, c'estparler une langue quasimorte, atone, unelangue qu'ontdésertée les émotions,la langue decelles et ceux

qui ne peuvent parler qu'à partir de leur intellect, dissocié de leur psyché-soma, pour reprendre les termes de Winnicott (Lehmann, 2006 : 40-41)164

Habiter la langue est donc faire corps, ne faire qu’un avec une nouvelle langue, une langue à la fois étrangère et familière. C’est utiliser une langue comme une partie intégrante de soi, un mode d’expression qui permet d’exprimer des pratiques langagières et culturelles ni totalement étrangères et ni totalement intimes165. Dans le cas des migrants brésiliens, certains habitent la langue française et la culture qui lui est associée, d’autres peinent à y parvenir. Derrida (1996) questionne cette impossibilité d’habiter une langue, car si le sujet ne peut

163 STITOU, Rajaa, 2002 « Épreuve de l'exil et blessures de la langue », in : Cahiers de psychologie clinique, 2002/1 no 18, p. 159-170.

164 LEHMANN Jean-Pierre, 2006, « Habiter la langue, être habité par la langue » in : Che vuoi ?, 2006/2 N° 26, p. 29-43

165 Jean-Marie Prieur, dans son article « Linguistique et littérature face à la langue maternelle » asserte que : « le sentiment « d’être chez soi » dans sa langue, c’est aussi le sentiment d’être à l’origine de sa parole, le sentiment de pouvoir imposer son « vouloir dire » à la langue, le sentiment de pouvoir y occuper un sentiment de « maîtrise […]. » » et « Ce « chez-soi » dans la langue peut aussi prendre forme d’un sentiment d’attache absolu, radical à la langue ; le sentiment de ne pouvoir être « dissocié » de la langue, séparé d’elle, le sentiment non seulement de « posséder » la langue, mais d’être possedé par elle » p. 295. PRIEUR, Jean-Marie, 2007 « Linguistique et littérature face à la langue maternelle. Réel, symbolique, imaginaire », Ela. Études de linguistique appliquée 2007/3 (n° 147), p. 289-296.

pas s’y sentir à la maison, comment fait-il pour dire tout ce qu’il pense et ressent, comment fait-il pour exprimer son désir ? La question du désir est donc à nouveau évoquée, désir d’une langue à apprendre et désir de l’autre. Elle peut se poser de manière concrète et évoquer les rapports amoureux des sujets migrants. Car le rapport d’intimité avec le langage vient s‘inscrire dans un rapport d’intimité avec l’autre, l’amoureux, le mari, originaire du pays d’accueil. Le langage amoureux participe du lien maternel par la tendresse, la simplicité et la répétition des mots. Pour le migrant, le chez-soi se construit alors dans les bras aimants du conjoint :

Hors l’accouplement (au diable alors l’Imaginaire), il y a cette autre étreinte, qui est un placement immobile : nous sommes enchantés, ensorcelés (…) dans la volupté enfantine de l’endormissement : c’est le moment des histoires racontées, le moment de la voix, qui vient me fixer, me sidérer, c’est le retour à la mère. (Roland Barthes166)

C’est un moment privilégié de l’apprentissage. Comme l’enfant qui apprend sa langue maternelle par les histoires du soir, contées tendrement par sa mère, le sujet migrant apprend dans l’intimité amoureuse, dans un état de semi-conscience, en confiance, à l’écoute. Il intègre alors véritablement la langue de l’autre.

Nous sommes finalement tous à la recherche d’un abri, d’un refuge où vivre sereinement. Lorsque le sujet migrant quitte son pays natal pour s’installer à l’étranger, son premier objectif est de se trouver un chez-soi. Il se cherche un lieu qu’il puissehabiter. Or, c’est par sa rencontre avec l’autre et par la maitrise de la langue de l’autre qu’il parviendra à développer un sentiment d’appartenance au pays qu’il découvre, qu’il pourra véritablement habiter quelque part.