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Le projet : questions de recherche, questions de vie

L’originalité et le grand défi de cette thèse est de construire un corpus qui vise la place des migrants brésiliens dans la langue-culture du pays d’accueil et de croiser cette approche avec les Sciences du langage, l’analyse du discours et le cadre psychanalytique dans une perspective d’anthropologie du langage. Un travail qui exige un dépassement de soi avec une nouvelle ouverture vers des théories jamais encore abordées personnellement. Il s’agira de savoir porter un nouveau regard sur le discours du migrant.

Cette thèse n’a pas pour objectif d’étudier la communauté brésilienne en France et ne prétend pas à une représentativité au sens statistique des brésiliens en situation migratoire. Elle s'intéresse plutôt aux dires des sujets, aux récits qu'ils font de leur migration. En partant du principe qu’un sujet, avec une histoire de vie unique, apprend une langue et établit des stratégies d’appropriation de cette langue en contexte migratoire, nous avons déterminé la problématique suivante :

Dans quelle mesure la langue-culture du pays d’accueil s’inscrit-elle dans le quotidien du sujet migrant brésilien et quelles sont les incidences de cette inscription sur sa subjectivité ?

À partir de cette question centrale, nous avons développé différents axes de recherche montrant que la migration provoque chez le sujet migrant brésilien le désir de s’inscrire dans la langue-culture du pays d’accueil. Cette expérience provoque en lui un état d’entre-deux et le récit de vie permet de révéler sa subjectivité.

Notre premier questionnement est de savoir comment le sujet migrant se voit dès lors qu’il doit, par le récit de vie, retracer son histoire de façon chronologique. Parler de soi s’avère compliqué. Si la parole est « poreuse »

(Authier-Revuz, 1995)9, elle apporte une infinité de façons de dire, de raconter, car elle est, en fait, incertaine, lacunaire et fluctuante (Coracini, 2013)10, d’autant plus que dans un récit de vie, il s’agit d’une parole pour raconter le temps passé et vécu, mais aussi le temps présent (Bertaux, 2010)11. Ainsi, un « même sujet peut donc engager dans sa parole différentes versions de lui-même, user des catégorisations ambivalentes, soutenir des positions contraires; il ne fait pas l’expérience de l’être et de l’identité à soi et sa subjectivité ne se résout en aucune plénitude substantielle » (Coracini, Léonard, Prieur, 2017 : 15-16)12.

Lorsque le sujet parle de soi, il parle de l’autre et quand il parle de l’autre, il parle de soi. (Coracini, 2013 : 22) C’est dans ce cercle vicieux que le sujet migrant constitue son discours, son histoire de vie. Il est constamment en train de parler des autres qui composent aussi son histoire de vie, car l’autre est important pour la formation de soi. Le père et la mère, les frères et les sœurs composent cette première rencontre avec l’autre lors d’une enfance partiellement oubliée. Et, dans cet oubli, le sujet (re)invente sa propre histoire, par les dires de ceux et celles qui l’ont composée, mais aussi par tout ce que le sujet, lui-même, pense se remémorer. Les souvenirs sont activés à travers le discours.

Nous nous intéresserons par ailleurs aux langues et à la manière dont la subjectivité entre en jeu dans les modalités d’appropriation de la langue-culture étrangère. Quelle place prend la langue-culture maternelle ? Quand on apprend une langue étrangère, on devient un autre, étranger à nous-même (Kristeva, 1988)13. Lorsqu’un enfant prononce ses premiers mots, il ne fait que répéter ce

9 AUTHIER-REVUZ Jacqueline, 1995, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coincidence du dire. Tomes 1 et 2, Paris, Larrousse, Collection Sciences du langage.

10 CORACINI, Maria José. R. F., 2013, A Celebração do outro. Campinas: Editora Mercado de Letras, Brasil 2e éd.

11 BERTAUX Daniel, 2010, Le récit de vie, 3e édition, Paris, Armand Colin.

12 CORACINI, Maria José R. F., LEONARD Ksenija, PRIEUR, Jean-Marie (dir), 2017, Approches croisées des figures du migrant et de la migration, Saint-Denis, Connaissances et Savoirs.

que son entourage lui dit. Ces mots lui sont totalement étrangers et il se sert de ces paroles imposées pour créer son propre vocabulaire et se créer aussi en tant que sujet parlant. Même si ce caractère d’étrangeté existe dans sa langue maternelle, quand le sujet entre en contact avec une langue-culture différente, il est forcément transformé, en changeant d’élocution, de ton, puis plus largement, de comportement ou même d’habillement. Influencé par la langue-culture de l’autre, le sujet s’immerge dans cette nouveauté afin de se l’approprier. La langue permet ainsi au sujet de se construire et de s’inscrire dans un monde nouveau.

La langue-culture étrangère n’est pas considérée, dans la plupart des cas, comme facile ou difficile. C’est le sujet, lui-même, qui juge de sa capacité, souvent évoquée comme une facilité dans l’apprentissage des langues étrangères. Ce désir de se présenter comme capable et compétent face à son interlocutrice (étudiante en langues étrangères) révèle une volonté de ne jamais perdre la face devant l’autre (Goffman, 2005)14. Le désir de montrer que la langue maternelle fait encore partie de leur vie est également un moyen de prouver que le deuil de la langue maternelle n’a pas été fait. (Freud, 191515 ; Coracini, 2013). Cette langue maternelle restera à jamais inscrite dans la mémoire du sujet migrant. Le désir de la langue-culture étrangère est essentiel dans la (trans)formation et la construction du sujet en situation migratoire. Le sujet s’inscrit dans la langue-culture étrangère par un désir de maîtrise de cette langue, qui se concrétise dans l’apprentissage. Celui-ci permet au migrant d’apprendre à se connaître, d’identifier ses points faibles et de surmonter les difficultés.

Finalement, les propos sur l’expérience migratoire sont à relever avec précision : comment le sujet migrant raconte-il son processus migratoire, son départ et son arrivée dans le pays d’accueil ? Les retours dans son pays natal ? Évoque-t-il des souffrances, des blessures ? Le sujet brésilien migre parce qu’il

14 GOFFMAN Erving, 2005, Les rites d’interaction, Paris, Les Editions de Minuit.

15 FREUD Sigmund, 1915, Œuvres Complètes. Psychanalyse. Volume XIII, Deuil et Mélancolie Paris, Presses Universitaires de France.

veut vivre mieux, peu importe sa situation de départ. Ailleurs, cela sera sûrement plus intéressant. Il laisse derrière lui toute une vie de liens tissés, des amis, une famille, un travail et il part, parfois sans regrets, pour vivre dans un lieu tout à fait inconnu où il doit apprendre à se (re)construire. Lorsqu’il arrive dans le pays de destination, il est perturbé par une multitude d’informations : une nouvelle langue-culture, de nouveaux lieux, de nouvelles rencontres, d’autres habitudes : une nouvelle vie commence. Il arrive aussi avec ses blessures, ses problèmes. Alors se pose la possibilité du retour, pour retrouver la vie d’avant. Tant de questionnements et de possibilités envahissent la conscience du sujet migrant que, lors du récit, il laisse échapper son ressenti.

Après plusieurs années d’expérience dans le pays étranger, le sujet migrant ne se questionne plus sur ce passage du pays natal vers le pays d’accueil. Une nouvelle vie a commencé et c’est celle qu’il doit vivre, avec les problèmes quotidiens, les plaisirs et les déplaisirs de vivre ailleurs que chez soi. Quand le sujet est invité à se remémorer son passé, il raconte sa propre histoire et en même temps la questionne et l’analyse. De ce regard sur soi, émerge une subjectivité profonde, qui était parfois enfermée et interdite. Comment le migrant brésilien exprime-t-il le sentiment d’être étranger, d’être mis à l’écart, d’être différent face à la langue-culture française et face aux changements qu’il subit ? Si nous partons du principe que, pour s’inscrire dans la langue-culture de l’autre, il faut d’abord faire le deuil de sa propre langue (Freud, 1915 ; Coracini, 2013, 2017), nous pouvons supposer qu’il existe des freins qui l’empêchent de s’approprier la langue-culture de l’autre, ce qui provoque résistance et exclusion.

Le sentiment d’être étranger, selon nos interviewés, naît par la langue et par le corps. Ces traces audibles et visibles qui peuvent les mettre à l’écart de la nouvelle société dans laquelle ils essaient de s’intégrer. La langue est ainsi l’objet par lequel le sujet se construit, puis s’inscrit dans le monde.

Pire que d’être reconnu étranger dans le pays d’accueil, il est très difficile pour le sujet de se voir aussi étranger dans son propre pays. Ne plus avoir sa place parmi les siens, ne plus reconnaître les endroits, les saveurs et les habitudes du pays natal, augmente le malaise du migrant qui a, un jour, décidé de partir. Or, cet entre-deux–langues-cultures ou ce nulle part bouleverse la vie du sujet migrant,

souvent de façon inconsciente. Dans certains de nos récits, les migrants brésiliens ne reconnaissent pas ce « vide » provoqué par la migration. Ainsi comme le «vide» des sculptures de Bruno Catalano dans ces voyageurs, il peut y avoir un vide dans l’histoire de chaque migrant, représenté par d’innombrables moments de vide existentiel, lié à l’histoire de chacun ou, plus simplement, l’absence fondamentale de la langue-culture étrangère ou de la langue-culture maternelle. Avec cette sorte de vide associé à l’entre-deux, se reconnaître étranger exige une profonde connaissance de soi-même et de son propre vécu.

Le sujet migrant possède-t-il une maison ? Quel est son chez soi ? La maison, ce lieu que l’on peut appeler « chez soi » relève de l’ordre de l’intime. Puisque le sujet est bouleversé par sa place dans la langue-culture (étrangère et maternelle), comment fait-il pour se situer dans un espace-temps qui lui est propre ? Habiter le pays, habiter la langue, cette demeure idéalisée par le migrant, est-ce possible ? Ces questionnements s’imposent. Ils seront détaillés lors des analyses des récits.