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La stratégie de la diversification progressive des activités et les promesses du travail autonome

LE RÉGIME DE TRAVAIL IMMIGRANT EN AGENCE DE PLACEMENT TEMPORAIRE

2. LA DÉQUALIFICATION PROFESSIONNELLE 1 L’immigration au Canada ou la régression professionnelle

2.6. Des conditions variables de reprise d’étude et de mobilité professionnelle

2.6.1. La stratégie de la diversification progressive des activités et les promesses du travail autonome

Par ailleurs, on se rend compte que les conditions d’une reprise d’études éventuelle sont très aléatoires d’une personne à l’autre et limitent aussi grandement les perspectives de mobilité professionnelle. À 57 ans, Francis arrivé 4 ans plus tôt au Canada en tant que demandeur d’asile, est retraité de la fonction publique dans son pays, après plus de 30 ans passés dans l’éducation publique. Or, son niveau de qualification dont la valeur est davantage liée à une longue expérience professionnelle, qu’à un diplôme obtenu plus de 30 ans auparavant, n’a que peu de chances d’obtenir une reconnaissance au Québec, surtout dans le domaine de l’éducation qui implique une réglementation très stricte en matière de formation du personnel. Dans son cas, son âge avancé rend plutôt improbable l’entame d’une nouvelle carrière professionnelle qui supposerait un nouveau processus de diplômation relativement long, que cela soit dans son domaine ou non, d’ailleurs. En ce sens, sa reprise d’étude impliquant un endettement est aussi moins probable. Francis tente néanmoins de préparer l’après-travail en agence. Dans ce but, il s’est engagé dans une « formation de création d’entreprise, marketing-Vente… » avec Emploi-Québec, dont les conditions matérielles correspondent à ses capacités d’investissement en termes de temps, d’énergie et de coût financier. Cette formation proposée par Emploi-Québec pour aider les immigrants à se tourner vers le travail indépendant et qui est censée le préparer « à monter [sa] propre compagnie d’import-export », lui prend quelques heures par semaine et lui est accessible gratuitement. Même s’il n’avait pas une idée très claire sur son projet commercial, Francis « s’active » comme il peut pour pouvoir développer une autre activité.

« Je n’avais pas de projet très concret, mais je voyais pour monter un business qui me permettrait de prendre des marchandises ici pour les emmener au pays. Et en revenant, je peux aussi ramener des choses qui intéresseraient des gens ici. Ça permettrait de revenir aussi régulièrement chez moi ». (Francis)

De plus, en attendant de finir sa formation et de se lancer dans le travail indépendant, Francis a cherché à diversifier son activité tout en conservant son travail en agence à Prizunik.

« J’ai été en contact avec un ami qui m’a parlé de la vente en réseau. Ça marche plus en Afrique. Une entreprise fait ça. Je leur achète des produits et quand je leur réfère des clients ils me reversent aussi de l’argent. Ce sont des patchs anti-stress, anti-douleur, anti- vieillissement, etc. C’est comme de l’acupuncture. Et ça fonctionne vraiment bien, moi même je l’ai essayé. Quand je vais commencer, je vais étaler mon réseau, je sais qu’il y a des gens qui sont intéressés. Aujourd’hui dans les méga tendances qui rapportent de l’argent il y a … le bien-être. Parce que il y a des gens qui ont de l’argent ce sont les baby boomers. Ils n’ont jamais manqué de travail. Ils ont des bonnes retraites et ils ne veulent pas mourir. Donc quand ils ont des petites douleurs, ils veulent se soigner là (rires). J’ai déjà fait mon étude de marché (rires). C’est là qu’il faut frapper. Et puis ce sont des produits inoffensifs, on ne les boit pas, il n’y a pas de dépôt dans le corps… donc c’est bon. Donc, je veux créer mon entreprise de vente pour les emmener en Afrique aussi ». (Francis)

À son âge, en étant arrivé avec un statut de demandeur d’asile et sans autres ressources que le travail en agence pour subvenir à ses besoins, Francis qui a des perspectives limitées de reprise d’étude, développe donc une stratégie de diversification progressive de ses activités, avec l’espoir de pouvoir à l’avenir se dédier uniquement à sa nouvelle activité d’import export et d’abandonner complètement le travail en agence. La formation de Francis, qui ne lui prend que quelques heures par semaine et qui est conciliable avec son travail à temps-plein, s’inscrit dans cet objectif du remplacement progressif de son emploi actuel. En ce sens, la vente en réseau semble prometteuse, puisqu’elle permet légalement de s’inscrire dans des activités commerciales sans autre forme d’exigences légales et administratives, faisant espérer Francis une amélioration à court terme de sa condition financière et à moyen terme l’établissement de son entreprise.

Francis a donc rejoint le grand nombre d’immigrants à se tourner vers le travail autonome dans l’espoir d’améliorer leur situation en emploi. Des auteurs corroborent ainsi le phénomène de « poussée » des immigrants vers le travail autonome à cause des difficultés rencontrées sur le marché de l’emploi comme les faibles rendements de travail, le chômage,

les obstacles linguistiques et la discrimination (Abada et al. 2012 :11-13). Mais le travail autonome est aussi marqué par la précarité pour nombre d’immigrants et n’apporte pas toujours les revenus escomptés. D’ailleurs, en 2005, de plus grandes difficultés de tirer des gains élevés d’un travail autonome avaient déjà fait diminuer son attrait pour les générations des enfants d’immigrants en comparaison de la génération de leurs parents 25 ans plus tôt (Abada et al. 2012 :35). Francis qui dit être conscient des risques d’échecs de son projet, n’identifie pas d’autres solutions pour sortir de la précarité.

L’exemple de Francis montre que l’âge avancé pour les immigrants récents113 est un facteur qui grève encore plus les chances de mobilité professionnelle et de sortie de la précarité en emploi. En effet, alors que des études montrent que les immigrants de longue date114 sont de moins en moins épargnés par la déqualification et par les faibles revenus, les immigrants récents vont devoir passer au moins vingt ans sur le marché du travail avant de retrouver des situations en emploi comparables à celles des Canadiens natifs (Galarneau et Morissette 2008, Picot et al. 2009). Dans ce contexte, c’est une précarité assurée qui attend les immigrants récents d’âge avancé, d’autant plus lorsqu’ils sont arrivés dans des statuts précaires d’immigration, tels que demandeur d’asile, comme Francis et Christian, ou en tant que réfugiés acceptés ou détenteurs de visas temporaires de travail pour mesures spéciales, comme ceux octroyés à plusieurs milliers d’Haïtiens suite au tremblement de terre de 2010 et que nous retrouvons en grand nombre dans le travail d’agence115. Et, bien qu’ils ne soient pas majoritaires, il est à déplorer que ces personnes ne bénéficient d’aucunes politiques publiques d’intégration en emploi qui soient adaptées à leurs besoins particuliers, leurs profils socioprofessionnels et leurs âges étant extrêmement variables puisqu’ils sont sélectionnés sur critères humanitaires.

113 Rappelons que les immigrants récents sont définis comme ayant passé entre 1 et 5 ans au Canada depuis leur arrivée (Galarneau et Morissette 2008 :7).

114 Les immigrants de longues dates sont définis comme ayant vécu entre 10 et 15 ans au Canada après leur arrivée (Galarneau et Morissette id.).

115 De leur côté, les immigrants âgés issus de la catégorie du regroupement familial sont assurés théoriquement que leur milieu familial d’accueil pourvoit à leurs besoins.

Par ailleurs, notons que l’âge de Francis va de pair avec d’importantes responsabilités familiales qui impactent sa situation et sa mobilité professionnelle. En effet, l’aide régulière envoyée à sa famille restée en Afrique, ainsi que les coûts liées à la demande de résidence permanente de chacun de ses membres, constituent des dépenses importantes dont on peut penser qu’elles l’empêchent de suivre d’autres formations professionnelles qui conviendraient possiblement à sa situation, mais qui sont plus dispendieuses, comme un Diplôme d’études professionnelles (DEP), par exemple. Cela dit, si le projet familial d’installation au Québec limite possiblement les stratégies professionnelles de Francis, l’arrivée de la famille est aussi un espoir d’amélioration de sa situation. Pour pouvoir changer sa situation en emploi, Francis avoue qu’il compte beaucoup sur l’arrivée de ses enfants qui pourront l’aider. « Mes enfants vont arriver aussi, ils feront travail/étude parce qu’ils sont déjà assez grands. Ce sont eux que j’attends surtout pour faire autre chose ».

Six ans après son arrivée, Francis qui avait obtenu la résidence un an auparavant, continuait de travailler dans le même entrepôt de Prizunik, à travers la même agence de placement et était toujours dans l’attente d’une réponse suite aux démarches pour parrainer la venue de sa famille116.

2.6.2. La stratégie pragmatique d’une formation professionnelle… déqualifiante

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