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IMMIGRANTS EN AGENCE ET DES TET

9.3. Le processus de disqualification sociale

La disqualification sociale renvoie aux conséquences de la déqualification professionnelle des personnes au plan individuel, social et en ce qui a trait à l’exercice de leur citoyenneté. En sociologie de la pauvreté, la notion de disqualification sociale a permis à Paugam de dépasser la « prénotion d’exclusion » pour rendre compte du caractère multidimensionnel, dynamique et évolutif de la pauvreté en France et de la manière dont le statut social des pauvres évolue à travers les systèmes publics de solidarité sociale. Issue d’une réflexion sur la construction des pauvres comme catégorie administrative, cette notion permet à son auteur d’interroger les relations d’assistance vécues par les personnes refoulées du marché de l’emploi. En ce sens, la disqualification sociale est définie comme « l’une des formes possibles de la relation d’interdépendance entre une population désignée comme pauvre ou exclue et le reste de la société » (Paugam 2001). Ce que nous retenons ici et qui permettrait d’éclairer les situations socioprofessionnelles des travailleurs immigrants et migrants temporaires – dont une majorité appartient à la catégorie des travailleurs pauvres et

précaires –, est la question de la relation entre des personnes rendues vulnérables et le reste de la société, nous permettant d’interroger à la fois les conditions sociales et politiques de production de cette vulnérabilité, autant que le sens donné par les personnes à leur situation. Nous retenons alors certaines des dimensions de la disqualification sociale développées par Paugam et qui, adaptées à notre objet d’étude et enrichies par l’apport théorique d’autres auteurs, nous permettront d’interroger notre matériel de recherche.

Premièrement, on tentera de comprendre le processus de disqualification sociale dans son contexte sociohistorique. En effet, la vulnérabilité sociale d'un nombre croissant d'individus se comprend par un contexte associant la précarisation du marché de l'emploi, le rôle de l’État à travers ses politiques publiques et ses interventions législatives ciblées et une plus grande fragilité des liens sociaux. En fond, on interrogera le « mode spécifique d’intégration sociale » (Paugam 2010) qui caractérise les situations des travailleurs immigrants et migrants temporaires. En ce sens, les politiques publiques qui déterminent leurs conditions d’entrée au Canada et qui structurent leur situation en emploi sont comprises comme des modes de régulation sociale, permettant aussi d’appréhender la production de la vulnérabilité des personnes. Par ailleurs, pour comprendre cette vulnérabilité qui aboutit à la mise sur les marges des personnes, on emprunte à Castel son analyse du rôle déterminant du travail qui a cessé d'être le grand intégrateur social pour une partie croissante de la population. C'est à la lumière de « l'ébranlement général dont les causes se trouvent dans le travail et son mode d'organisation actuelle » (Castel 1995 :52) que doivent se comprendre les processus qui mènent les individus aux chemins de ce qu’il nomme la désaffiliation106, notion à laquelle je

préfère celle de disqualification sociale. Dans le contexte du salariat, la propriété sociale est faite de droits, de ressources et de protections qui sont autant de supports à une autonomie valorisée des individus. Or, lorsque ces supports se dérobent pour une frange grandissante de

106 Castel utilise la désaffiliation comme « unité d'analyse du problème actuel et dont l'effet ultime consiste dans

la mise sur les marges d'une partie croissante de la population » (2009). « Il y a risque de désaffiliation, écrit-il, lorsque l’ensemble des relations de proximité qu’entretient un individu sur la base de son inscription territoriale, qui est aussi son inscription familiale et sociale, se trouve en défaut pour reproduire son existence et pour assurer sa protection » (1995 :52).

la société – alors que l'individuation se généralise au plan professionnel, social et familial et contraint les individus à prendre en charge eux-mêmes leurs parcours et leur protection –, ce sont des « individus par défaut » qui apparaissent selon Castel (2009).

Deuxièmement, nous interrogeons la situation de ces « individus par défaut » qui se retrouvent socialement disqualifiés. Par opposition aux « individus par excès » qui disposent des ressources diverses plus que suffisantes à la maîtrise de leur avenir dans une « société d'individus », d'autres individus sont en défaut des ressources et des supports pour réaliser l'aspiration d'être un individu, injonction forte s’il en est, dans les sociétés libérales. Nous verrons que cela semble être le cas de nombreux travailleurs immigrants auxquels on refuse la reconnaissance des qualifications qui constituent pourtant l’unique ressource qu’ils possèdent pour s’intégrer socialement par le travail et devenir acteurs de leur société d’accueil, se voyant alors imposer une situation en emploi caractérisée par la déqualification, la précarité et la pauvreté économique. Pour ces individus, Castel parle d'un « processus de décrochage, de déstabilisation des stables, d'une vulnérabilisation des positions assurées » (2010). Dans ce processus, le statut de l’individu se trouve remis en cause d'une part, au plan professionnel, puis social, puis familial, fragilisant son identité et affaiblissant son autonomie sociale. Partant, il sera intéressant de comprendre dans quelle mesure la situation socioprofessionnelle des personnes « les assigne à une carrière spécifique, altère leur identité préalable et devient un stigmate marquant l’ensemble de leurs rapports avec autrui » (Paugam 2010). En d’autres termes, les travailleurs immigrants rencontrés se sentent-ils réduits par leur société d’accueil à leur seule force physique de travail, tandis qu’on ne reconnaît pas leurs qualités professionnelles, humaines et sociales ? Enfin, Castel souligne que « la dégradation du travail et des protections peut entrainer une dégradation de l’individu lui-même, de sa capacité à se conduire avec un minimum d’indépendance et d’exercer ses responsabilités dans la société » (2010). On interroge ici les conséquences de la vulnérabilité des personnes sur leurs capacités de contribuer à la vie sociale, culturelle et civique, c’est-à-dire d’exercer leur citoyenneté. En ce sens Ulysse parle « [d’]une destitution des catégories vulnérables de la pleine citoyenneté sociale et participative » (2009 :84), pour analyser les conséquences de la pauvreté en emploi sur les individus. Par ailleurs, cette question pose en fond la capacité des personnes disqualifiées et isolées socialement de développer un sentiment d’appartenance à un groupe

social ou à un collectif, à défaut de pouvoir se sentir appartenir à la société de manière valorisée.

Enfin, la disqualification sociale des personnes interroge ultimement leurs capacités de réaction et de résistance au discrédit social dont elles sont l’objet. Comment les personnes parviennent-elles à résister individuellement ou collectivement, alors qu’elles connaissent une forte précarité en emploi et qu’elles sont engagées dans une survie à court terme, voire quotidienne ? On tente ainsi de comprendre comment fonctionnent les stratégies individuelles activées par les personnes pour défendre leurs intérêts à l’intérieur et en dehors de leur lieu de travail. On se demande aussi comment certains collectifs de travailleurs parviennent à se constituer pour mener des luttes malgré une individualisation exacerbée de leurs rapports de travail et une insécurité perpétuelle du lien d’emploi. Quelles motivations sont à l’origine de l’engagement des travailleurs dans des rapports de lutte et de résistance ? Quelles aspirations défendent-ils ? S’agit-il pour eux de défendre uniquement l’amélioration des conditions matérielles de travail, ainsi que leur accès aux droits, ou bien plus largement de restaurer leur légitimité sociale et culturelle (Paugam 2001), de se constituer en sujet politique et de construire les conditions de leur inclusion sociale et de leur citoyenneté ? Par ailleurs, quelles sont les ressources humaines, communautaires, organisationnelles ou matérielles qui permettent aux travailleurs précaires de mener des actions collectives ? Enfin, Paugam attire notre attention sur le lien à comprendre entre les formes de résistance, incluant leurs résultats et les étapes de disqualification dans lesquelles sont les personnes qui y sont engagées. Notre intérêt ici est de comprendre dans quelle mesure les situations particulières de vulnérabilité des personnes conditionnent leur capacité à se mobiliser et déterminent aussi les formes de l’action collective. Il sera intéressant de se demander comment, pour les immigrants et les migrants temporaires, les situations de vulnérabilité qui résultent de combinaisons complexes entre des statuts d’immigrations et des statuts de travail déterminent grandement les manières de se mobiliser et les résultats des luttes.

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Ayant mobilisé dans ce chapitre, différentes sources théoriques permettant de comprendre les situations en emploi des travailleurs immigrants en agence de placement et des travailleurs étrangers temporaires, on a examiné avec les auteurs les transformations sociales et politiques contemporaines à travers la thèse de l’effritement de la société salariale, qui président à la montée des inégalités, à la précarisation du travail et la multiplication des statuts d’emploi atypiques et précaires, à l’érosion des protections sociales, à l’individualisation des risques socioprofessionnels et à la résurgence du phénomène des travailleurs pauvres, désignant ces personnes que le travail, même à temps plein, ne leur permet pas de sortir de la pauvreté. Alors que ces travailleuses et travailleurs pauvres sont entravés dans l’exercice de leur citoyenneté et leur accès aux droits sociaux, culturels et économiques, on a compris que les situations en emploi des immigrants travaillant en agence de placement (TAP) et des migrants temporaires (TET) sont d’autant plus précaires que leurs conditions d’arrivée au Canada sont imposées par des statuts juridiques d’immigration qui déterminent aussi durablement leurs conditions d’accès à l’emploi, leur intégration au marché du travail et leur parcours professionnel, ainsi que leur situation socioéconomique. Ayant explicité les notions de qualification d’immigration, de déqualification professionnelle et de disqualification sociale qui constituent vraisemblablement les étapes du parcours en emploi des travailleuses et travailleurs rencontrés pendant mon immersion de terrain et des répondants à la recherche, nous pouvons maintenant procéder à l’analyse des conditions d’accès à l’emploi pour les deux catégories de travailleurs immigrants en agence de placement (TAP) et de travailleurs étrangers temporaires peu-spécialisés (TET-PS), respectivement exposés dans les prochains chapitres III et IV.

CHAPITRE III

LE RÉGIME DE TRAVAIL IMMIGRANT EN AGENCE

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