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LE RÉGIME DE TRAVAIL IMMIGRANT EN AGENCE DE PLACEMENT TEMPORAIRE

1. ENTRÉE EN MATIÈRE

1.1. Qui sont les participants et pourquoi ?

Rappelons que c’est à travers une immersion au Centre des Travailleurs Immigrants qu’une partie du recrutement des travailleurs d’agence de placement a été rendue possible, autour d’une entreprise qui a fait l’objet d’une campagne d’accès aux droits menée par l’Association des travailleurs temporaires d’agence de placement (ATTAP). L’autre moitié des travailleurs de l’échantillon ont été interviewés dans le cadre d’un projet de recherche qualitative dont l’objectif principal est de documenter le rôle des agences de placement temporaires dans les trajectoires socioprofessionnelles des travailleurs immigrants au Québec107. D’une part, ce projet auquel j’ai participé en tant que professionnel de recherche, poursuit un objectif très proche de mon intérêt de recherche qui vise à comprendre la construction institutionnelle des conditions d’accès à l’emploi pour les travailleurs immigrants en agence, dans laquelle les agences de placement jouent un rôle central qui fera l’objet de la section 3 de ce chapitre. D’autre part, la grille d’entretien utilisée dans le cadre de ce projet de recherche aborde des thèmes liés au parcours en emploi des travailleurs, questionnant tour à tour leur situation d’immigration, leur situation au travail, leur accès à la formation, ainsi que leur situation familiale ; autant de thèmes qui sont aussi abordés dans les entretiens menés directement avec les participants.

107 2013-2018 HANLEY, J. (P.I.), EID, P. Recruitment and Placement Agencies: Silent partners in migrant

Par ailleurs, les participants de notre échantillon partagent certaines caractéristiques convergentes. Premièrement, la plupart d’entre eux ont en commun un parcours professionnel jalonné de plusieurs expériences en agence de placement. Ils ont tous eu une expérience de travail d’une durée de plusieurs mois ou plusieurs années dans la même entreprise Prizunik108, qui constitue pour cette recherche, un lieu de travail privilégié nous permettant d’interroger les conditions d’emploi des travailleurs en agence. Notons qu’un travailleur (Pascal) avait travaillé 17 ans de façon permanente dans l’entreprise, constituant un témoin privilégié de l’évolution récentes des conditions de travail, une majorité des participants étaient encore employés de Prizunik au moment des entretiens qui furent réalisés de janvier 2013 à février 2016 et deux travailleurs avaient quitté le lieu de travail au moment de notre rencontre. Deuxièmement, à l’exception d’un travailleur en provenance d’Iran, les autres sont tous originaires de l’Afrique subsaharienne, provenant de quatre pays (Congo, Cameroun, Côte d’Ivoire et Burkina Faso). Troisièmement, à l’exception d’un travailleur, les autres participants possédaient un niveau scolaire au moins universitaire et tous démontraient une expérience de travail de plusieurs années dans leurs domaines respectifs. Si ce dernier facteur d’homogénéité nous permet de comprendre les parcours de déqualification professionnelle de travailleurs dont les espoirs d’immigration ont été durement déçus à leur arrivée au Québec, il est aussi le résultat d’une impossibilité à rejoindre des travailleurs non diplômés comme il était prévu de le faire. Comment expliquer cette difficulté de recrutement?

En premier lieu, lorsqu’ils furent contactés à travers les activités organisées au sein de l’ATTAP, les participants correspondent au profil majoritairement rencontré parmi les personnes mobilisées dans l’action collective, associant un haut niveau de qualification, à une volonté de défendre leurs droits. Nos tentatives pour rejoindre des travailleurs non-diplômés employés à Prizunik ont échoué. Premièrement le fait d’être passé par les activités d’outreach de l’ATTAP pour recruter des participants à la recherche, tout en recrutant des membres pour l’association, aura constitué un biais absolument indépassable. Dans ce contexte, les travailleurs m’associaient directement à la menace de perdre leur emploi, impliquée selon eux,

108 Prizunik est un nom d’emprunt attribué à l’entreprise afin de préserver les règles de confidentialité de la recherche.

par un éventuel rapprochement avec une organisation de défense des droits. Dans un deuxième temps, les moyens de recrutement imaginés pour contourner ce biais, s’agissant d’afficher ou de distribuer des appels à participation à certains endroits stratégiques, en prenant soin de ne pas mentionner mon lien avec l’ATTAP, ne rencontraient pas plus de succès. Les trois seuls travailleurs ayant accepté de participer à un entretien ont annulé plusieurs fois des rencontres prévues avec eux, pour un manque de disponibilité de leur part. Le contact avec eux s’est finalement perdu après plusieurs tentatives infructueuses de relance. S’il paraitrait conjectural d’établir un lien de causalité entre des bas niveaux de scolarité et le fait de refuser une participation à une action collective ou à une recherche universitaire, à tout le moins, on constate un manque de disponibilité évident de personnes soumises à des conditions précaires de travail, incluant un lien d’emploi très incertain et un rythme de travail particulièrement épuisant. Cela est d’ailleurs valables pour toutes les personnes, quelque soient leurs niveaux de qualification. En outre, il n’est pas déraisonnable de penser que le bas niveau de qualification des personnes instaure potentiellement un certain niveau de dépendance au travail en agence, en cela qu’il constituerait une entrave à la mobilité professionnelle. Alors que la perte d’emploi est une menace réelle faisant partie de la politique de gestion des ressources humaines de l’entreprise, comme nous le verrons ci-dessous, elle touche probablement plus durement des personnes n’ayant pas la sécurité même relative que constitue le fait d’avoir des diplômes, pour retrouver un emploi.

Enfin, lorsqu’ils proviennent du projet de recherche, les participants travaillant à Prizunik ont tous un profil de travailleurs qualifiés, bien qu’un n’ait pas de diplômes universitaires, mais possède une expérience reconnue dans son domaine. L’absence de travailleurs non diplômés dans l’échantillon, s’explique aussi pour les mêmes raisons.

1.2. L’entreprise Prizunik et le recours aux agences de placement

Prizunik est une entreprise commerciale canadienne spécialisée dans la vente de détail de produits à des prix particulièrement bas et qui connaît une croissance fulgurante depuis les années 1990. Pascal qui y a travaillé pendant 17 ans explique la spécificité du modèle

économique de l’entreprise se basant sur trois éléments qui contribuent selon lui, à son succès économique.

« Premièrement, tout ou presque est acheté en Chine et c’est le patron lui-même qui continue d’aller choisir sa marchandise auprès des fournisseurs. Donc, il n’y a pas d’intermédiaires. Deuxièmement, elle [l’entreprise] n’a jamais eu besoin de faire de publicité. Et de trois, l’entreprise est installée, le siège et les entrepôts, dans une province où tout est moins cher, la main-d’œuvre coûte moins cher et la location des entrepôts aussi. Les cinq entrepôts permanents de l’entreprise qui servent à stocker et distribuer la marchandise pour tous les magasins du Canada sont situés à Montréal pour des raisons économiques. Il y a plusieurs années, ils avaient pensé installer des entrepôts à Toronto ou même en Colombie britannique pour faciliter le travail avec l’Ouest. On en parlait, car ils disaient qu’il y avait des postes qui allaient s’ouvrir à l’époque. Mais, après leurs prospections, ils se sont rendus compte que ça leur coûte moins cher de tout centraliser ici. Même si la marchandise passe par le port de Vancouver, arrive par train à Montréal et doit être redistribuée ensuite par train ou par camion dans tout le Canada. » (Pascal)

Or, depuis une restructuration importante, faisant suite à l’entrée d’un nouvel investisseur américain dans le capital de l’entreprise en 2005, Pascal se souvient d’un changement radical dans l’organisation du travail et dans la gestion des ressources humaines. « Ils cherchaient à rationaliser tout, alors que l’entreprise gagnait déjà beaucoup d’argent », explique-t-il, congédiant progressivement de nombreux travailleurs permanents ou des contractuels qui n’étaient plus rappelés et systématisant le recours aux agences de placements pour combler les besoins de main-d’œuvre. Dans le contexte d’une croissance très forte, le fait de passer d’une soixantaine de franchises lorsque Pascal a commencé à travailler, à près de 900 au moment de notre rencontre en 2013, a fait augmenter aussi le nombre des entrepôts servant à la réception des marchandises, au montage des palettes, au conditionnement de certains produits selon les événements festifs annuels, à la réparation des produits défectueux et à la préparation des commandes. En 2016, Prizunik comptait ainsi cinq entrepôts, répartis dans l’agglomération montréalaise et employant entre 900 et 1000 travailleurs d’agence, selon les informations données par les répondants.

Ces employés temporaires dont le nombre varie selon les niveaux d’activités, sont loués par six agences de placement de taille relativement importante et qui n’entrent pas dans la catégorie des agences fly by night pouvant disparaître d’un jour à l’autre (Choudry et Henaway 2012). Pascal explique que les premières agences qui avaient été sollicitées par Prizunik à la fin des années 1990, s’étaient révélées trop petites pour suivre la demande croissante en main-

d’œuvre et pas assez sérieuses ou trop informelles dans le travail d’allocation des travailleurs. L’entreprise s’est alors tournée vers des agences plus importantes et plus fiables. Par ailleurs, les participants décrivent tous la même répartition des statuts d’emploi sur le lieu de travail, comprenant d’une part, une administration et des équipes de supervision de terrain constituées d’employés permanents et représentant approximativement 5% de la main-d’œuvre totale. D’autre part, les 95% restant sont les manutentionnaires provenant en totalité d’agences de placement temporaire. Lors d’une réunion de l’ATTAP, les travailleurs confirment unanimement que Prizunik fait un usage systématique et permanent d’une main-d’œuvre dite « temporaire », à tout le moins durant toutes les années pendant lesquelles ils y travaillèrent. Pascal datant les débuts de cette politique de gestion des ressources humaines à une dizaine d’années auparavant.

2. LA DÉQUALIFICATION PROFESSIONNELLE

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