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CONSIDÉRATIONS MÉTHODOLOGIQUES, APPROCHE ÉPISTÉMOLOGIQUE ET OBJET DE

2. CHANGEMENT DE MÉTHODE – LE CHOIX DE L’IMMERSION ETHNOGRAPHIQUE DE TERRAIN

Face aux difficultés liées au recrutement et à la réalisation du devis de recherche initial, j’ai décidé de renoncer au moins temporairement à mon objet de recherche tel qu’il était théoriquement construit, ainsi qu’aux critères qui avaient servi à constituer mon échantillon et de prendre le contre-pied de la démarche d’inspiration hypothético-déductive qui avait présidé à la construction de mon projet doctoral, pour réaliser une immersion ethnographique sous la forme d’une participation observante6 dans un centre communautaire de défense des droits des travailleuses et travailleurs immigrants. Pour reprendre les mots de Kaufmann à propos de sa méthode dite de l’entretien compréhensif qu’il inscrit dans la tradition de l’induction analytique, « le terrain n’est plus une instance de vérification d’une problématique préétablie mais le point de départ de cette problématisation » (Kaufmann 2016 :22). De leur côté, Arborio et Fournier décrivent en ces termes l’intérêt méthodologique et heuristique que j’ai expérimenté en passant d’une démarche que je qualifierais de théorico-empirique, à une méthode empirico-théorique.

« Le caractère direct de l’observation se manifeste dans le fait que le recueil des faits et les hypothèses sur les rapports entre les faits, ressemblance ou différence, régularité ou variation, simultanéité ou succession… sont établis sans autre instrument que le chercheur lui-même. L’empirisme de l’observation directe s’oppose en cela à l’expérimentation organisée in vitro et à son équivalent statistique qui prévaut dans les sciences sociales, l’analyse multivariée. On tourne le dos à un raisonnement hypothético-déductif pour privilégier l’induction ; on quitte les analyses à vocation de généralisation immédiate pour établir des constats d’abord fortement contextualisés. « Cette technique est en affinité avec

une sociologie qui met au centre de son programme d’étude non des faits constitués à la

manière de Durkheim, mais des actions collectives et des processus sociaux qui peuvent être en partie appréhendés à travers des interactions directes, et dont le sens vécu par les agents n’est ni donné d’avance ni susceptible d’être négligé » (Chapoulie 1984 :587). À

l’opposé des traitements quantitatifs, on s’intéresse à des situations sociales circonscrites, examinées de façon intensive avec l’intention d’établir des faits de pratique, de saisir le contexte contraignant dans lequel ils se développent, de prendre en compte le travail verbal des acteurs pour s’en rendre maîtres. Cela conduit à restituer les logiques d’acteurs, à rendre à leurs comportements leur cohérence, à révéler le rapport au monde que chacun manifeste à travers les pratiques observables ». (Arborio et Fournier 2005 :7-8)

Adopter une méthode de recherche inductive devait ainsi me permettre d’accéder à une compréhension ancrée7 des situations socioprofessionnelles des travailleuses et travailleurs immigrants et migrants temporaires, au sens où la démarche part des savoirs pratiques émanant des personnes qui vivent des situations de précarité et de pauvreté en emploi, ainsi que des acteurs du communautaire qui travaillent à la défense de leurs droits.

Simultanément, la recherche s’alimente aussi des savoirs scientifiques qui éclairent le phénomène de la précarité et de la pauvreté en emploi de certains segments de la population active québécoise. En conséquence, cette démarche de recherche qui prend pour point de départ l’empirisme de l’observation et des interactions avec les acteurs sociaux, suppose en fond la reconnaissance d’une égale légitimité épistémologique des savoirs pratiques et théoriques. Plusieurs auteurs décrivent d’ailleurs les aller-retour incessant entre l’empirie et la théorie, dans toutes les étapes de la recherche, que l’on décline séparément pour les exposer – la construction de l’objet, l’échantillonnage, la recherche empirique et l’analyse des données – , mais qui ne sont pas des étapes hermétiques les unes aux autres, ne se succédant pas nécessairement chronologiquement et se réalisant souvent simultanément. Pour décrire cet échange constant entre l'empirie et la théorie qui s'y enracine, Creswell prend l'image de la

7 Ce que je nomme compréhension ancrée ne se réclame pas directement de la théorisation ancrée élaborée par Glaser et Strauss (1967) qui vise l’élaboration « [d’]une méthode de construction de théories capable à la fois de refléter la richesse du social et de produire des analyses valides et systématiquement vérifiées par un échantillon rigoureux de données », selon les mots de Laperrière (Laperrière 1997). Certes, ma démarche d’immersion ethnographique, réalisée sous la forme d’une participation observante dans le cadre de cette recherche, rejoint plusieurs principes de la théorisation ancrée, comme l’objet de recherche qui est définit comme un phénomène social dont on veut approfondir l’analyse par la recherche empirique ou la collecte et l’analyse des données qui sont des processus interreliés, les catégories d’analyse étant forgées par les données du terrain (Corbin et Strauss 1990). Cela dit, au-delà de certains points de convergences, ma démarche de recherche ne reprend pas tous les canons et procédures de la théorisation ancrée expliqués de façon exhaustive par Corbin et Strauss (1990).

spirale de l'analyse des données qu’on retrouve dans plusieurs méthodologies de recherche qualitatives. Selon l'auteur,

« … to analyse qualitative data, the researcher engages in the process of moving in analytic circles rather than using a fixed linear approach. One enters with data of text or images, and exits with an account... In between, the researcher touches on several facets of analysis and circles around and around » (Creswell 1998:142).

Premièrement, au plan heuristique, je considère que participer aux activités de défense des droits d’un centre communautaire, côtoyer ses membres quotidiennement, participer aux échanges de travail et interviewer sur un mode formel ou non les organisateurs communautaires, ainsi que les personnes immigrantes et migrantes qui sont directement concernées par des situations de précarité et de pauvreté en emploi, doit permettre une meilleure compréhension des conditions d’accès à l’emploi pour les catégories auxquelles ces dernières appartiennent, ainsi qu’à l’identification éventuelle de certaines pistes d’interventions publiques pour l’amélioration de leur situation en emploi. Par ailleurs, cette approche qualitative et empirique de la recherche revêt aussi une dimension éthique et politique, en cela qu’elle permet de donner la parole à des personnes particulièrement isolées socialement, voire géographiquement, et exclues de la pleine citoyenneté sociale et participative, comme l’analysent plusieurs auteurs (Ehrenreich 2004, Ulysse 2006). Les amener au premier plan de la recherche permet de replacer leur voix au centre des débats scientifiques, alors qu’elle n’est que rarement prise en compte dans le débat public et la prise de décision politique. Nous verrons ci-après que cette dimension est renforcée par le fait d’avoir réalisé un terrain de recherche dans un centre de défense des droits, me permettant de rencontrer des travailleuses et travailleurs mobilisés pour la défense de leurs intérêts et ayant développé un discours politique revendicatif.

Concrètement, cette immersion dans le terrain devait me permettre un repérage empirique de certaines catégories spécifiques de personnes immigrantes et migrantes affectées par la précarité et la pauvreté en emploi. Alors que l’échantillon correspondant à mon objet de recherche initial avait été construit théoriquement, au risque d’un décalage avec les réalités rencontrées sur le terrain, la démarche empirique devait me permettre d’accéder à une diversité de catégories de travailleuses et travailleurs, associant des statuts spécifiques

d’emploi à des statuts juridiques d’immigration, qui permettraient de concevoir un nouvel objet de recherche et de constituer un échantillon. Ainsi, au lieu de porter mon attention exclusivement sur les politiques publiques de protection sociale de soutien au revenu, comme je l’avais pensé lors de mon projet initial, l’objet de recherche allait pouvoir se construire selon des données émergées du terrain, m’invitant à considérer tous les acteurs – législatifs, institutionnels, privés ou individuels – qui participent à construire certains régimes de travail et à définir les conditions d’accès à l’emploi pour certaines catégories de travailleuses et travailleurs immigrants et migrants temporaires.

3. UNE IMMERSION AU CTI, LA CONSTRUCTION

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