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La déqualification professionnelle est vécue une fois arrivé sur le marché du travail, lorsque les personnes doivent se résigner à travailler dans des emplois en deçà de leur niveau de qualification, pourtant avéré. On parle aussi de sous-emploi pour désigner ce processus fondé sur des critères objectivés et structurés à la fois par les acteurs du marché du travail et aussi par la réglementation en vigueur. Pour l’ensemble du Canada, le Centre d’information sur les diplômes internationaux (CICDI100) explique sur son site :

« Les organismes de réglementation, les associations professionnelles, les bureaux d'apprentissage et les employeurs déterminent les exigences et les processus pour l'évaluation et la reconnaissance des qualifications. Notez que ces exigences diffèrent d'une profession à l'autre, et peuvent même être différentes d'une province ou d'un territoire à l'autre »101.

En premier lieu, on retrouve donc les règles qui encadrent le processus de reconnaissance des diplômes, propres à chaque ordre professionnel (pour les métiers et professions réglementés) dont les instances évaluent les candidatures et se prononcent sur la non- reconnaissance ou la reconnaissance totale ou partielle des qualifications. Si les organisations professionnelles administrent de façon quasi autonome l’intégration des immigrants qualifiés dans les professions et métiers réglementés, la plupart d’entre elles doivent le faire selon une norme de service établie dans le cadre du Programme (fédéral) de reconnaissance des titres de compétences étrangers102 qui vise à uniformiser minimalement le traitement des demandes des

100 Centre d’information Canadien sur les diplômes internationaux. 101 CICDI :

http://www.cicdi.ca/898/Obtenir-de-l-information-sur-le-processus-d-evaluation/index.canada, consulté le 14 juillet 2016.

102 Emploi et Développement Social Canada :

travailleurs immigrants, afin que « les titres de compétences étrangers des personnes … soient reconnus rapidement …».

« Cela signifie que ces personnes sauront dans un délai d’un an si leurs qualifications, y compris leurs titres de compétences, répondent aux exigences canadiennes, à quels autres critères elles doivent satisfaire et quelles autres professions correspondent à leurs compétences et leur expérience » (EDSC)103.

Interrogé sur ce processus, Kathleen souligne l’aspect non contraignant de cette norme de service qui impose principalement un délai de réponse et met en évidence le manque d’encadrement du processus de reconnaissance des diplômes et de l’attribution des équivalences. « En bout de ligne, dit-il, les ordres professionnels font ce qu’ils veulent dans leurs décisions ». Julia, une résidente permanente et ingénieure civile de profession, confirme le caractère arbitraire, voire aléatoire du traitement des demandes par certains ordres. Dénonçant « l’injustice » du processus, celle-ci raconte avoir contesté la décision rendue par l’ordre des ingénieurs suite au traitement de sa demande et avoir obtenu une révision de son dossier, aboutissant à la reconnaissance de certains enseignements obtenus dans son pays d’origine et qui lui avait été initialement refusée. Elle témoigne que d’autres amis ayant obtenu leur diplôme dans le même pays, ont dû repasser ces enseignements, n’ayant pas pensé à contester la décision de l’ordre professionnel.

Qui plus est, à ce traitement dit rapide d’un an, doit s’ajouter en amont le temps très aléatoire qu’il faut aux personnes pour rassembler l’ensemble des pièces officielles nécessaires, qu’elles doivent demander aux administrations compétentes de leurs pays ou à leurs anciens employeurs. Certains travailleurs mettent parfois plusieurs mois, voir plus d’un an pour rassembler ces documents. Enfin, au terme du processus d’évaluation, les organisations professionnelles exigent régulièrement des personnes qu’elles reprennent des études plus ou moins longues au Canada, en vue d’une mise à niveau conditionnant l’octroi de l’agrément professionnel. Les trois étapes du processus de reconnaissance des qualifications demandées dans les métiers et professions réglementées peuvent ainsi durer plusieurs années

103 Emploi et Développement Social Canada :

pour des immigrants qui, en attendant, sont bien obligés de travailler dans des emplois en deçà de leurs qualifications et souvent précaires.

Pour leur part, les employeurs ne sont pas moins actifs dans la (non) reconnaissance des diplômes et de l’expérience des immigrants. Ainsi, concernant les métiers non régis par un organisme de réglementation et qui impliquent souvent des niveaux de scolarité plus faibles, les employeurs sont amenés à réclamer aux candidats une Évaluation comparative des études effectuées hors du Québec104 octroyée par les services du ministère québécois de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion. Cet « avis d’expert » étant produit à titre « indicatif seulement, (…) n’est ni un diplôme, ni une équivalence de diplôme »105, précise le site du ministère. Si elle peut servir concrètement aux employeurs pour savoir ce que valent les qualifications des candidats dans les termes de référence québécois, cette évaluation ne peut pas néanmoins, les obliger à respecter un certain niveau de conditions salariales correspondant au niveau d’étude, en cas d’embauche. Ultimement, les employeurs sont donc libres de reconnaître ou non les qualifications des travailleurs et de les embaucher, selon les conditions salariales qu’ils décident. Par ailleurs, plusieurs études montrent qu’en sus de la question du racisme à l’embauche dont certains employeurs font preuve, la plupart méconnaissent la valeur des diplômes obtenus à l’étranger et qu’à ce titre, nombre d’entre eux se montrent réticents avec les candidats immigrants, même lorsque leurs diplômes sont reconnus officiellement au Québec ou au Canada (Yerochewski 2014, Acces Alliance 2014). En outre, des travailleurs rapportent que certains autres acceptent d’engager les personnes à des postes qualifiés, mais à des conditions d’embauche moins valorisées. Julia déclare connaître plusieurs personnes engagées dans des entreprises comme techniciens, mais effectuant des tâches d’ingénieur.

Par ailleurs, la déqualification a lieu aussi pour beaucoup de travailleurs étrangers temporaires (TET) engagés au Canada à des postes dits peu-qualifiés ou TET dans un poste à

104 Cf. le site du ministère québécois de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion : http://www.immigration- quebec.gouv.qc.ca/fr/travailler-quebec/evaluation-comparative/index.html, consulté le 15 juillet 2016.

105 Cf. le site du ministère québécois de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion : http://www.immigration- quebec.gouv.qc.ca/fr/travailler-quebec/evaluation-comparative/index.html, consulté le 17 juillet 2016.

bas salaire (depuis 2015). Les travailleurs en abattoir que nous avons interviewés, ont au moins terminé avec succès leur secondaire et certains ont fait des études universitaires. De son côté, Sofiane TET peu-qualifié engagé dans une chaine de restauration rapide et rencontré au CTI, possède un diplôme d’ingénieur en électronique industrielle. Dans ces cas de figure, que les travailleurs savent à quoi s’attendre lorsqu’ils intègrent le programme des TET dits peu- qualifiés, n’empêche pas leur déqualification qui s’opère à double titre : premièrement, ils sont employés à des postes sous-qualifiés pour leur niveau de compétence et deuxièmement, ils risquent de perdre leurs qualifications au fil des années passées dans du sous-emploi. L’exemple de Sofiane montre qu’il lui est presque impossible de justifier la rupture professionnelle que représentent ses deux années passées à la caisse d’un Tim Hortons, lorsqu’il présente son CV pour des emplois correspondant à son niveau d’étude.

Résultant de la tendance à l’informalisation des processus de reconnaissance des qualifications des immigrants, que nous évoquions plus haut, on observe que la déqualification professionnelle procède d’arrangements conjuguant l’intervention politico-législative des États (fédéral et provincial) en matière d’immigration et l’action des acteurs du marché du travail que sont les organismes de réglementation, les associations professionnelles, les bureaux d'apprentissage et les employeurs. Ces arrangements caractérisés par la recherche de flexibilité du marché du travail, l’absence de réglementation et le laisser-faire profitant aux employeurs, ainsi que l’informalisation du recrutement de la main-d’œuvre immigrante, confirme l’idée selon laquelle l’État est concrètement engagé dans un « partenariat à deux » avec les acteurs du marché, notamment pour dégager les entreprises de nombreuses obligations liées aux législations nationales (Brunelle 2003), structurant ainsi activement la précarité des marchés de l’emploi qui retombe sur certaines catégories spécifiques de travailleuses et de travailleurs.

9. DE LA QUALIFICATION, À LA DÉQUALIFICATION, À

LA DISQUALIFICATION DES TRAVAILLEURS

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