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CONSIDÉRATIONS MÉTHODOLOGIQUES, APPROCHE ÉPISTÉMOLOGIQUE ET OBJET DE

4. LE CHOIX DE LA « PARTICIPATION OBSERVANTE »

Tel qu’annoncé plus haut, la méthodologie utilisée pour cette recherche est proche de ce que plusieurs auteurs nomment la participation observante (Turner 1991 ; Tedlock 1991 ; Wacquant 2000 ; Campbell et Lassiter 2014). Alors que l’observation participante est devenu « l’idéal type de l’enquête de terrain » depuis ses premières occurrences en anthropologie (Copans 2005 :35), cette méthodologie privilégie l’observation et considère la participation du chercheur comme une sorte de mal nécessaire dont il faudrait savoir limiter l’étendue autant que possible, pour satisfaire une quête d’objectivité et de neutralité vis à vis du terrain et de ses acteurs (Adler et Adler 1987). Or, cette posture méthodologique semble accentuer certains obstacles considérés comme indépassables pour le chercheur, tels que le fait d’être un éternel étranger sur le terrain, constituant « la tare originelle » de l’ethnologue selon Copans (2005 :36), allant de pair avec « l’artificialité de sa présence » (id. :37), que sa participation à la vie sociale du groupe serait censée atténuer. Enfin, l’auteur conclut dans les mots de Gibbal « [qu]’il paraît bien nécessaire de partir de l’idée que toute enquête ethnologique procède d’une spoliation doublée d’une trahison» (id. :43), la première faisant référence à l’objectif ultime du chercheur de récolter des données et la deuxième étant due au fait d’établir artificiellement des relations aux seules fin de la recherche, de quitter le terrain une fois l’observation terminée et de divulguer des informations intimes au terrain, dans un autre cadre.

Autant dire que l’observation participante révèle par définition une tension irréductible entre l’observation et la participation. De son côté, la démarche dite de participation

observante tente de dépasser cette tension en assumant pleinement la dimension participative de la recherche de terrain et l’engagement interactionnel du chercheur, qui sont considérés comme des sources valides de connaissance. Bien qu’il ne parle pas de participation observante, Favret-Saada (1990) cité pas Soulé, explique ainsi sa prise de distance nécessaire avec les injonctions de la « bonne » pratique méthodologique objectivisante relatée dans les manuels et plaçant le chercheur dans une posture impossible.

« De tous les pièges qui menacent notre travail, il en est deux dont nous avions appris à nous méfier comme de la peste : accepter de participer au discours indigène, succomber aux tentations de la subjectivité. Non seulement il m’a été impossible de les éviter, mais c’est par leur moyen que j’ai élaboré l’essentiel de mon ethnographie». L’enjeu consiste précisément, selon Favret-Saada (1990), à « être affecté » par le terrain d’étude, condition

sine qua none de l’observation participante » (Soulé 2007 :137).

Premièrement, l’engagement interactionnel du chercheur avec les acteurs du terrain peut être éventuellement intégré à l’objet de recherche si cela est opportun, comme le suggèrent Emerson (198111), Tedlock (1991) ou Soulé (2007). Ce dernier explique en ces termes les implications épistémologiques d’une approche ethnographique quasi interactionniste pour laquelle les relations humaines engagées sur le terrain sont intégrées à l’objet d’étude.

« L’approche préconisée n’est pas tant destinée à résoudre une difficulté plus ou moins incontournable, qu’à accepter les problèmes, tout comme la richesse, que représente l’intrication du chercheur et de son terrain. L’accent passe de l’observation de l’autre à l’observation de la relation humaine entre soi, en tant qu’ethnographe, et l’autre (les gens avec lesquels l’ethnographe travaille pour produire son étude). L’ethnographe ne peut en effet guère prétendre être objectif et observateur participant : l’ethnographie est définie et façonnée par les relations humaines, elle est construction d’une fiction rationnelle, et non- recherche objective de connaissance ». (Soulé 2007 : 131).

Deuxièmement, le principal intérêt de la participation observante, que j’ai expérimenté sur le terrain du CTI, est que chercheur devenu insider sur son terrain, développe une

11 Citant Clarke, Emerson (1981) explique ainsi que les interactions du chercheur avec son terrain constituent une source de connaissance : « We must accept that social scientific research involves the researcher relating to those he investigates, and that the result is the outcome of their relationship, a relationship which, like all relationships, will change both parties. The knowledge thus gained from these relationships, not only changes the knower, it becomes part of the knower. We must look then to the knower as much as to his field if we would understand what he is saying, and recognise that he has a valid part to play as a person, not just as manipulator of techniques, in the acquisition of knowledge ». (Emerson 1981:370).

compréhension expérientielle de l’univers social à l’étude et a ainsi l’opportunité de saisir de près le point de vue des acteurs – en forgeant le sien de façon sincère et engagée et en contribuant au débat – et d’appréhender des réalités qui lui deviennent sensibles et tangibles et qu’il ne pourrait pas comprendre aussi finement sans sa participation active. En des termes bourdieusiens, Wacquant explique ainsi l’intérêt de sa participation active sur le terrain, qui lui a permis de réaliser une « radicalisation empirique et méthodologique de la théorie bourdieusienne de l’habitus »12, en fabriquant et en expérimentant l’habitus de boxeur pour mieux comprendre l’univers pugilistique à Brooklyn.

« The idea that guided me here was to push the logic of participant observation to the point where it becomes inverted and turns into observant participation. In the Anglo- American tradition, when anthropology students first go into the field, they are cautioned, “Don’t go native.” In the French tradition, radical immersion is admissible — think of Jeanne Favret-Saada’s ([1978] 1980) Deadly Words — but only on condition that it be coupled with a subjectivist epistemology which gets us lost in the inner depths of the anthropologist-subject. My position on the contrary, is to say, “go native” but “go native

armed,” that is, equipped with your theoretical and methodological tools, with the full

store of problematics inherited from your discipline, with your capacity for reflexivity and analysis, and guided by a constant effort, once you have passed the ordeal of initiation, to

objectivize this experience and construct the object, instead of allowing yourself to be

naively embraced and constructed by it. Go ahead, go native, but come back a sociolo- gist! In my case, the concept of habitus served both as a bridge to enter into the factory of pugilistic know-how and methodically parse the texture of the work(ing) world of the pugilist, and as a shield against the lure of the subjectivist rollover of social analysis into narcissistic story telling ». (Wacquant 2011 :87-88)

Bien que l’injonction formulée par l’auteur de devenir autochtone ne semble pas réalisable de manière égale sur tous les terrains de recherche, si l’on pense aux premiers objets d’étude de l’ethnologie par exemple, Wacquant explique fort bien l’importance d’être « armé » des outils théoriques et méthodologiques qui permettent au chercheur d’objectiver son expérience et de construire son objet de recherche en interaction avec le terrain, même si cette construction intervient après coup, comme cela fut le cas pour la présente recherche. En ce sens, mon projet doctoral initial m’aura permis de développer certains outils théoriques et méthodologiques – me permettant de questionner les réalités brutes du terrain – et d’arriver sur le terrain avec certaines problématiques issues de la sociologie de la pauvreté en emploi

développées par le GIREPS.

Enfin, la démarche rendue possible par la participation observante, que j’ai expérimentée au CTI est celle de l’engagement intellectuel et militant qui aura guidé la réalisation du terrain, associé à une perspective de recherche appliquée. Premièrement, depuis mon projet doctoral initial, ma démarche s’inscrit dans une volonté de contribution à une meilleure compréhension des mécanismes de construction de certains régimes précaires de travail et à l’identification éventuelle de pistes d’action publique pour l’amélioration des conditions socioprofessionnelles des travailleurs immigrants et des migrants temporaires, dans une perspective globale de justice sociale. Deuxièmement, cette recherche inclut une réflexion sur les résistances mises en œuvre par les travailleurs dans le cadre des actions collectives du CTI et documente deux cas de mobilisations collectives, contribuant ainsi au débat sur le renouvèlement des luttes pour la défense des intérêts des travailleuses et travailleurs précaires. Troisièmement, pendant et après mon immersion, une manière de contribuer au développement des activités du CTI a consisté à partager les informations issues de mes recherches – interviews, documentaires, statistiques ou légales, par exemple –, afin de contribuer aux analyses permettant de définir certaines stratégies d’action ou d’élaborer un contenu revendicatif dans le cadre de campagnes médiatiques et politiques, par exemple13. Enfin, bien que cette recherche ne se réclame pas d’une démarche systématique de coconstruction de la connaissance avec les acteurs rencontrés sur le terrain ou dite de recherche-action, certaines des analyses portant sur le thème des mobilisations collectives se sont notamment inspirées de réflexions collectives produites dans le cadre des campagnes organisées par l’Association des travailleuses et travailleurs temporaires d’agence de placement (ATTAP) et l’Association des travailleuses et travailleurs étrangers temporaires (ATTET) au CTI et qui sont restituées comme telle dans ma thèse, dès lors que j’ai considéré qu’elles participaient à éclairer mon objet d’étude.

Cette double posture associant mon engagement intellectuel pour l’amélioration des

13 Je précise que mon implication au CTI n’a pas cessé depuis la réalisation de mon terrain de recherche, à travers ma participation au Conseil d’administration depuis 2014 et à certaines activités liées à la défense de travailleurs étrangers temporaires.

conditions socioprofessionnelles des travailleuses et travailleurs immigrants considérées dans une perspective de justice sociale, à la dimension appliquée de la recherche, rendue possible par la participation observante, aura ainsi fait du chercheur participant que j’étais, un acteur des dynamiques que je pouvais par ailleurs observer. Cette dimension liée à ma participation aux activités du CTI que j’étais en train d’observer concerne surtout la mobilisation des travailleurs d’agence et des travailleurs étrangers temporaires au sein de l’ATTAP et de l’ATTET auxquelles j’ai participé et dont la première constitue l’objet du chapitre V de ma thèse. Cela dit, mon immersion au CTI m’aura surtout permis d’accéder à une connaissance ancrée des situations socioprofessionnelles de certaines catégories de travailleuses et travailleurs immigrants et migrants temporaires et de recruter des participants à la recherche en vue d’éclairer mon objet de recherche. Par conséquent, si j’ai pu recueillir nombre d’informations dans le cadre des activités de mobilisation, elles visaient à éclairer les situations d’immigration et d’emploi des personnes, leurs trajectoires socioprofessionnelles, leurs conditions de travail et les pratiques des employeurs, ainsi que les principales difficultés rencontrées par les travailleurs, permettant de définir et d’éclairer mon objet de recherche autour de la construction des conditions de l’accès à l’emploi pour ces catégories d’immigrants et de migrants temporaires.

Encadré 1.1 : Présentation du Centre des travailleuses et travailleurs

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