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TRAVAILLEURS IMMIGRANTS

6.3. Le jeu des acteurs et leurs niveaux d’action

Dès lors, cette recherche qui privilégie une approche inductive ou autrement dit « bottom-up », implique de partir des réalités des individus considérés comme des acteurs sociaux, pour arriver à un niveau de compréhension structurelle des phénomènes à l’étude, incluant le rôle de tous les acteurs dans leur construction. Lorsqu’on parle de construction sociale de la réalité, on fait donc aussi référence au jeu interactif des acteurs qui, à différents niveaux, individuels ou structurels, y participent activement. Le terme d’acteur revêt ici un sens plus large que l’acteur individuel décrit par Crozier et Friedberg (1977), pour inclure tous les éléments qui participent à définir activement le contexte dans lequel les personnes évoluent. Or, ces éléments/acteurs structurent la réalité des individus dans un mouvement qui

s’impose de l’extérieur36, faisant référence à la production d’un cadre qui délimite et conditionne, dans une dynamique top-down (de haut en bas), le champ des possibles pour les personnes. Pour cette recherche, on fait référence ici aux groupes d’individus, à la famille et aux responsabilités qui incombentaux personnes, aux institutions et aux politiques publiques, aux normes législatives ou culturelles, aux entités privées comme les entreprises (employeurs, agences de placement/recrutement) ou les ONG, les organisations interétatiques, ainsi que des syndicats ou des groupes communautaires de défense des droits, comme le CTI. Or, ces acteurs participent à la production de structures sociales, politiques, culturelles ou économiques, qui déterminent les conditions objectives des situations des individus.

En outre, si la distinction faite entre les niveaux individuel et structurel par des auteurs qui se réclament du constructivisme social, nous permet de démystifier l’approche structuraliste selon laquelle les personnes ne seraient que des agents dont la capacité d’action serait annihilée par le poids des dynamiques structurelles ou ne participeraient tout au plus que très marginalement à l’évolution des structures, cette distinction ne rend pas compte néanmoins, de la complexité des niveaux de la réalité sociale dans lesquels les acteurs inscrivent leurs actions. Schématiquement, on peut considérer que les dynamiques sociales à l’étude s’inscrivent dans trois échelles distinctes de la réalité sociale. Premièrement le niveau micro-social renvoie au vécu des personnes, celui-là même dont on part dans le cadre de cette recherche pour comprendre comment les acteurs individuels donnent sens à leur situation et deviennent des agents actifs des dynamiques sociales, interagissant avec d’autres individus ou groupes d’individus comme le CTI par exemple. Deuxièmement, il s’agit de considérer le niveau intermédiaire ou méso-social qui réfère au contexte faisant intervenir les structures institutionnelles, les interventions législatives des États ou leurs politiques publiques provinciales et fédérales, ou les dynamiques locales du marché du travail, par exemple. Ultimement, le niveau macro-social renvoie à des dynamiques globales qui dépassent les frontières des États et qui ont un impact sur les deux premiers niveaux de réalité méso et micro.

Il ne s’agit pas de considérer ces trois niveaux de la réalité sociale comme des univers clairement délimités et hermétiques les uns aux autres, mais plutôt mutuellement imbriqués, impliquant que les acteurs agissent de manière directe ou indirecte à plusieurs échelles. Par exemple, il sera intéressant de comprendre comment la création des programmes de travailleurs étrangers temporaires (PTET) produit des règles et des normes de migration et de travail à un niveau méso-social, structurant ainsi les pratiques des employeurs en termes de recrutement et de gestion des ressources humaines. Par ailleurs, ces programmes génèrent des impacts micro-sociaux, si l’on considère la production concrète des conditions de travail et d’existence des travailleuses et travailleurs concernés, ainsi que des conditions de défense de leurs intérêts et de lutte individuelle et collective. Enfin, ces programmes de TET participent à structurer globalement, c’est-à-dire à l’échelle mondiale, des réseaux migratoires institutionnalisés qui participent d’une nouvelle division internationale du travail et qui ont des impacts durables sur les marchés de l’emploi, les économies et les dynamiques sociales des pays pourvoyeurs de main-d’œuvre, comme sur celles des pays demandeurs. Cet exemple de politique publique fédérale canadienne qui constitue un acteur essentiel dans la construction de la réalité sociale des TET, montre que son champ d’action part du niveau méso-politique pour s’étendre aux deux autres niveaux, micro-social et macro-social de la réalité sociale.

Par ailleurs, le fait de considérer l’ensemble des acteurs qui structurent la réalité sociale à différentes échelles, va de pair avec un regard systémique sur les objets d’étude, refusant d’emblée l’idée selon laquelle la réalité serait explicable à partir d’une ou de quelques causes premières. Au contraire, il s’agit de prendre acte qu’un ensemble de phénomènes s’imbriquant mutuellement et interagissant entre eux, produisent la réalité sociale à travers l’action de certains acteurs spécifiques que la recherche permet d’identifier.

Concrètement, les deux régimes de travail, l’emploi en agence de placement et le travail migrant temporaire qui constituent les objets respectifs des Chapitre III et IV, seront étudiés selon l’objectif général37 de comprendre quels sont les acteurs qui participent à structurer les situations des travailleurs rencontrés, comment ils interagissent, comment se structurent leurs

rapports de pouvoir et de domination, quelle est la nature de leurs conflits éventuels, quelles sont les ressources mobilisées pour les régler et comment les représentations portées et véhiculées par les uns et les autres se situent dans une négociation permanente. Or, parmi les acteurs que nous avons décliné ci-dessus (de façon non-exhaustive), une attention particulière devra être portée au Centre des travailleurs immigrants (CTI) qui fut ma porte d’entrée vers l’univers des travailleuses et travailleurs précaires, immigrants et migrants temporaires et qui par son activité locale et communautaire, soit à l’échelle micro-sociale, et son engagement politique et médiatique, à un niveau méso-social, est un acteur à part entière dans la construction de la réalité sociale des participants à la recherche. En effet, le CTI fait figure d’acteur contestataire qui produit une lecture alternative de la réalité sociale, au sens où elle brise le consensus des acteurs internationaux et nationaux, étatiques ou privés sur la création de régimes d’emploi ultra flexibles qui ont tendance à structurer les relations d’emploi en faveur des employeurs. En quelque sorte, le CTI met en scène la précarité des travailleuses et travailleurs immigrants et migrants temporaires, afin d’en dénoncer le sort et en leur proposant des ressources pour s’organiser collectivement, entrer dans un rapport de force avec d’autres acteurs et transformer possiblement leur situation sociale.

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