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TRAVAILLEURS IMMIGRANTS

6.2. Reconnaître l’agency des travailleuses et travailleurs précaires

Les deux auteurs plaident donc pour l’importance de reconnaître aux individus leur agency, terme émanant de la littérature nord-américaine et désignant la capacité des individus d’être des agents actifs de leur propre vie et d’agir sur le monde (Gofmann 1967 ; Giddens 1984 ; Sewell 1992). Rapporté à mon thème de recherche, cela implique de ne pas réduire d’emblée les travailleuses et travailleurs rencontrés pendant l’enquête à leur potentielle condition de captivité de certains régimes de travail ou à leur statut de victimes engagées dans des rapports de domination. Certes, ces personnes sont probablement insérées dans des régimes de travail dont le caractère objectivement contraint est rendu possible par des statuts précaires d’immigration. Certes, ces travailleuses et travailleurs sont souvent inscrits dans des relations de domination et de dépendance avec leur employeur, qui participent pleinement à

définir la dimension systémique des discriminations dont ils sont l’objet, si l’on se réfère à la littérature portant sur les travailleurs précaires. Cela dit, si l’on ne s’intéressait pas à la parole de ces personnes, à leurs représentations, au sens qu’elles donnent à leur situation, ainsi qu’à leurs stratégies, sous le prétexte qu’elles n’auraient rien à nous apprendre des structures de domination dans lesquelles elles seraient inscrites malgré elles, on ne pourrait pas saisir pourquoi ces personnes sont amenées à choisir de participer à ces régimes de travail précaires, comment elles participent de leurs dynamiques et dans quelle mesure l’adhésion des personnes constitue une condition de possibilité de l’existence de ces régimes de travail. Autrement dit, il est nécessaire de considérer que les régimes précaires d’immigration et d’emploi à l’étude – qui sont le résultat d’une construction institutionnelle faisant intervenir une multitude d’acteurs étatiques et privés – rencontrent une demande, celle des travailleuses et travailleurs, qui renvoie à des stratégies individuelles et souvent familiales d’immigration et d’emploi, qu’il sera essentiel d’interroger pour parvenir à une compréhension fine du jeu des acteurs en présence. Crozier et Friedberg expliquent en ces termes le lien interactif et didactique entre les individus et les structures.

« […] une organisation ne peut être analysée comme l’ensemble transparent que beaucoup de ses dirigeants voudraient qu’elle soit. Elle est le royaume des relations de pouvoir, de l’influence, du marchandage, et du calcul. Mais elle n’est pas davantage l’instrument d’oppression qu’elle apparaît à ses détracteurs, car ces relations conflictuelles ne s’ordonnent pas selon un schéma logique intégré. Elles constituent le moyen pour d’innombrables acteurs de se manifester et de peser sur le système et sur leurs partenaires même si c’est de façon très inégale.

Contre les illusions des théoriciens de la domination et du conditionnement, mais aussi contre les fantasmes de toute-puissance et de simplification qui surgissent constamment chez les hommes d’action, il faut donc affirmer avec force que la conduite humaine ne saurait être assimilée en aucun cas au produit mécanique de l’obéissance ou de la pression des données structurelles. Elle est toujours l’expression et la mise en œuvre d’une liberté, si minime soit-elle. Elle traduit un choix à travers lequel l’acteur se saisit des opportunités qui s’offrent à lui dans le cadre des contraintes qui sont les siennes. Elle n’est donc jamais entièrement prévisible car elle n’est pas déterminée mais, au contraire, toujours contingente ». (Crozier et Friedberg 1977 :45-46)

Enfin, cette vision qui invite à considérer les situations de nos participants selon leur capacité à faire des choix consciemment – en disposant d’une connaissance certes relative des conditions qui deviendront leur lot quotidien en immigrant au Canada –, nous permet aussi de rejoindre la question de la mobilisation collective d’une main-d’œuvre insérée dans des statuts

d’emploi atypiques et précaires. Autrement dit, alors que des dynamiques institutionnelles convergent pour organiser le rapport de force en faveur des employeurs et pour enfermer certaines catégories de travailleuses et travailleurs immigrants dans une forte précarité, il faut se demander comment ces personnes trouvent les ressources et réussissent à s’organiser et à s’inscrire dans une lutte pour l’amélioration de leurs conditions de travail et de vie. C’est en considérant l’agency des travailleuses et travailleurs précaires que la recherche en sciences humaines peut alors poser la question des transformations sociales souhaitables lorsqu’on poursuit un objectif de justice sociale. En ce sens, si l’on prétend faire de la recherche qui soit tournée vers l’action et qui puisse contribuer autant que possible à transformer les rapports de domination (sociaux, de genre ou racialisés), il est essentiel de prendre en compte la parole des acteurs et de les impliquer dans les réflexions. En tant que groupe communautaire de défense des intérêts des travailleurs immigrants, le CTI tente d’ailleurs de mettre en œuvre ce principe, en plaçant l’empowerment des personnes au centre de son action. On y retrouve ainsi les trois dimensions que Bacqué et Biewener (2013) associent à cette notion d’empowerment définie selon les perspectives des courants critique et féministe avec « (1) la reconnaissance et la prise en compte de l’agency et des subjectivités, (2) l’articulation entre émancipation individuelle, collective et projet politique, (3) la réflexion sur la nature et les différentes formes du pouvoir, pour en dégager des apports et les questions ». (Bacqué et Biewener 2013 :143). Et les auteures d’ajouter que « comme pratique de l’émancipation, l’empowerment pourrait contribuer à faire émerger un projet de transformation sociale vers ″un autre monde possible″ » (id.) En ce sens, le CTI qui permet de libérer la volonté de se défendre et de s’organiser des travailleuses et travailleurs – ou autrement dit, qui leur donne un moyen de développer leur agency et de s’émanciper de certains rapports de domination qui les affectent –, est un lieu particulièrement propice pour documenter les pratiques de lutte et de transformation sociale conçues et portées par les acteurs.

Alors que Berger et Luckmann (2006), Crozier et Friedberg (1977), Elias (1991) ou Kaufmann (2006) placent le débat épistémologique autour de la question du rapport acteur- structure, on aura compris que l’articulation de ces deux niveaux de la réalité est expliquée par le fait que la capacité d’agir des individus, autrement dit leur agency s’inscrit dans les rapports de pouvoir et de dominations qui traversent les actions collectives et les structures, pour

reprendre les termes de Sewell (1992). L’auteur explique ainsi que l’agency dont toute personne est munie, n’est pas opposée aux structures, mais en est constitutive.

« To be an agent means to be capable of exerting some degree of control over the social relations in which one is enmeshed, which in turn implies the ability to transform those social relations to some degree. As I see it, agents are empowered to act with and against others by structures: they have knowledge of the schemas that inform social life and have access to some measure of human and nonhuman resources. Agency arises from the actor’s knowledge of schemas, which means the ability to apply them to new contexts or, to put the same thing the other way around, agency arises from the actor’s control of resources, which means the capacity to reinterpret or mobilize an array of resources in terms of schemas other than those that constituted the array. Agency is implied by the existence of structures ». (Sewell 1992 :20)

Partant, l’auteur définit la structure comme une entité dynamique au sens où elle mue constamment par les interactions des agents qui la composent et qui sont susceptibles de la reproduire autant que de la transformer.

« Structure is dynamic, not static; it is the continually evolving outcome and matrix of a process of social interaction. Even the more or less perfect reproduction of structures is a profoundly temporal process that requires resourceful and innovative human conduct. But the same resourceful agency that sustains the reproduction of structures also makes possible their transformation – by means of transpositions of schemas and remobilizations of resources that make the new structures recognizable as transformations of the old ». (Sewell 1992 :27)

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