• Aucun résultat trouvé

2.3 et son effritement

3. LA PROBLÉMATIQUE DE LA PAUVRETÉ EN EMPLOI AU CŒUR DE LA QUESTION SOCIALE

3.3. La précarisation de l’emploi et son cortège de formes atypiques

Premièrement, le risque de pauvreté en emploi est directement lié à la précarisation de l’emploi et son cortège de statuts dits non standard ou atypiques. Car, dans un contexte d’économie mondialisée, engendrant un bouleversement des règles du travail et une restructuration des marchés de l’emploi, les trajectoires professionnelles correspondent de moins en moins au parcours stable propre à la forme typique de l’emploi salarié, rémunérateur et ouvrant à des droits et des protections (Lesemann et D’Amours 2006). En effet, on constate la prolifération de formes d’emplois atypiques, c’est à dire à temps partiel, temporaire ou indépendant, caractérisés par la flexibilité du lien d’emploi et qui tendent à générer une précarité chronique chez les travailleurs (D’Amours 2006b, 2009a ; Yerochewski 2014 ; Noiseux 2014a).

Pour certains auteurs, la question des bas salaires conditionne la pauvreté en emploi quelles que soient les formes d’emploi (Ross et al. 2000), faisant référence au contexte socioéconomique des trente dernières années qui montre que l’activité de travail assure de moins en moins automatiquement des niveaux décents de rémunération. Lefebvre, Boismenu et Dufour (2011) expliquent le phénomène par la tendance structurelle et durable sur les marchés de l’emploi à dissocier les questions de revenu et de travail :

« L’équation simpliste qui corrèle le revenu à l’activité économique est mise à mal par une donnée majeure de la configuration actuelle : la désarticulation des questions de revenu et de travail. Tandis qu’une partie non négligeable de l’explosion des plus hauts revenus ces dernières décennies ne provient pas du fruit d'un travail, mais de la détention de patrimoine (biens immobiliers et capitaux financiers), à l'autre extrémité du spectre social, on constate le développement d'une frange importante de travailleurs pauvres » (Lefebvre

et al. 2011 : 30)

Dans de nombreux cas, ces travailleurs pauvres sont d’ailleurs contraints de cumuler deux voire trois emplois pour subvenir à leurs besoins, pouvant cumuler un nombre d’heures travaillées équivalent à deux emplois à temps plein (Ehrenreich 2001 ; Aubenas 2010). À titre d’éclairage statistique, Ulysse indiquait en 2006 que sur l’Île de Montréal, 40,2% des individus en emploi avaient des gains inférieurs à 20.000 dollars et se situaient donc dans une tranche de revenu en-dessous de celle utilisée par l’auteur pour désigner un travailleur pauvre. En outre, la précarisation du travail ne se réduit pas à la question des niveaux de revenu d’emploi, mais renvoie aussi à l’individualisation du rapport salarial et au déficit d’accès à la représentation collective, au difficile accès aux droits du travail et aux droits sociaux, à l’absence de régimes collectifs de retraite ou au fait d’être employé dans une petite entreprise, ce qui limite la progression à l’interne et l’accès à la formation (Chaykovski 2005 ; Noack et Vosko 2011 ; Yerochewski 2014 :55).

Si la progression des emplois atypiques au Canada est plutôt difficile à analyser de façon précise jusqu'en 1997, année à partir de laquelle la distinction entre emploi permanent et emploi temporaire devient une variable dans les études statistiques, les chiffres sont en revanche disponibles concernant la progression du travail autonome et à temps partiel. Ces deux formes d'emplois représentent ainsi 75% de la création d'emplois entre 1976 et 1995, rappelle D'Amours. Bien que partiellement renversée entre 1997 et 2001, la tendance se

confirme dans les années 2000 et les auteurs Bernier, Vallée et Jobin, dans un rapport phare publié en 2003 sur « les besoins de protection sociale des personnes en situation de travail non traditionnel », nous apprennent que depuis 1997, près de 95% des emplois atypiques créés depuis 1997 ont été des emplois salariés temporaires à temps complet (Bernier et al., 2003 :51). Selon les chiffres publiés par l’Institut de la statistique du Québec, en 2015, la proportion des emplois atypiques s’élevait à 37,4% au Québec et en Ontario et à 37,5% au Canada, les femmes étant les plus concernées, puisqu’elles sont plus de 40,1% en emploi atypique au Québec et au Canada contre respectivement 35 et 34,7% pour les hommes49 (ISQ 2015).

Si ces emplois atypiques sont associés à des formes d'emplois qui dérogent au modèle de l'emploi salarié typique de la société salariale, ils ne sont pas non plus systématiquement synonymes de précarité. La notion d'emploi atypique désigne ainsi des situations très hétérogènes. Si les emplois atypiques se développent sur le modèle du marché externe du travail, générant des emplois peu qualifiés, peu payés, accordant peu d'autonomie et répondant à la demande aléatoire en main-d'œuvre des entreprises, ils se développent également sous la forme d'emplois qualifiés, bien rémunérés, offrant beaucoup d'autonomie et demandant donc des compétences spécifiques et valorisées. Néanmoins, confirme Bernier, quatre années après la parution du rapport de 2003 : « il demeure que pour beaucoup de travailleurs, en particulier chez les jeunes et chez les femmes, ces formes emplois dits non traditionnels portent la marque de la précarité et conduisent à cet état qu’on désigne sous le vocable de travailleurs vulnérables » (Préface, Venne 2007 : vii). Concrètement, cela signifie que les formes atypiques d'emplois sont accompagnées d'une rémunération inférieure à celle de l'emploi

49 Par ailleurs, les formes d'emplois atypiques ne touchent pas de manière égale toutes les catégories de travailleurs. Premièrement, les chiffres montrent que les travailleurs les plus jeunes (15-24 ans) et les plus âgés (55-64 ans) sont particulièrement touchés, selon des statistiques datant de 2003 (Lesemann et D'Amours, 2006 :76-77). De plus, si les générations intermédiaires sont plutôt fortement ancrées dans des emplois typiques, de nettes différences de genre sont observables. Bien qu'elles suivent les tendances générationnelles qui fragilisent davantage les plus jeunes et les plus âgés, tous âges confondus les femmes sont plus touchées par les emplois atypiques (37,5% d'entre elles) que les hommes (25,3%). De plus, les formes atypiques d'emploi sont aussi fortement genrées, le travail autonome absorbant beaucoup plus d'hommes qui y étaient représentés deux fois plus nombreux que les femmes en 2006 (Venne 2006) et l'emploi salarié à temps partiel représentant la forme féminine par excellence, selon D'Amours (2006b).

salarié et presque toujours à un déficit de protection légale et sociale. En effet, les droits ainsi que l'ampleur de la plupart des prestations sociales sont conditionnés et calculés à partir des niveaux des revenus de travail antérieurs et de la durée des cotisations (D'Amours, 2006b).

Concrètement, la précarité des emplois est définie selon quatre critères, selon Noack et Vosko (2011), qui furent utilisés par la Commission du droit de l’Ontario dans une étude sur les travailleurs vulnérables et le travail précaire dans la province (2012) et qui sont repris par Yerochewski (2014) dans un ouvrage très complet associant des analyses qualitatives à une approche quantitative sur la situation des travailleuses et travailleurs pauvres au Québec.

« Si le travail précaire « se caractérise par un manque de continuité », une « plus grande vulnérabilité aux accidents et à la maladie », etc., ses critères de mesures « sont le niveau de gains et celui des avantages sociaux fournis par l’employeur, le degré de protection réglementaire et le degré de contrôle ou d’influence dans le cadre du processus de travail » (Commission du droit de l’Ontario, 2012, p.11). Un emploi va donc être d’autant plus générateur de vulnérabilité s’il comprend trois de ces quatre caractéristiques suivantes (Noack et Vosko, 2011) : il est à bas salaire ; il ne prévoit pas de plan de retraite ; il se déroule dans une petite entreprise de moins de 20 salariés (ce qui limite les possibilités de progression à l’interne et souvent l’accès à la formation) ; enfin il n’est pas syndiqué [condition à l’accès aux avantages extrasalariaux] ». (Yerochewski 2014 :55)

À partir de ces critères qui caractérisent souvent l’emploi atypique, le rôle de ces derniers dans la précarisation du travail et la vulnérabilisation des travailleurs ne fait donc pas de doute. La proportion des emplois précaires est d’ailleurs plus importante parmi les emplois atypiques. Yerochewski nous apprend ainsi que pour l’année 2009, la proportion des emplois précaires était de 54,6% parmi ceux à temps partiel, 44% parmi les emplois temporaires et s’élevant à 58,6% des emplois associant les deux critères (temporaire et à temps partiel) (Yerochewski 2014 :60-61). Pour finir, l’auteure nous livre l’ampleur du travail précaire au Québec dont le taux s’élève à 31,4% pour l’année 2009, soit près du tiers des emplois.

Par ailleurs, D'Amours souligne que parallèlement à la prolifération des emplois atypiques et précaires, le nombre de travailleurs typiques et précaires augmente également. Dans ce dernier cas de figure, les individus travaillent à temps complet pour un seul employeur et souvent à durée indéterminée, mais leur revenu « avoisine le seuil de pauvreté et leurs avantages sociaux sont faibles ou inexistants » (D’Amours 2006b). Deux phénomènes se développent donc parallèlement, résume-t-elle : « la croissance des formes atypiques (dont

une bonne part sont précaires) au détriment de l'emploi typique et la détérioration ''de l'intérieur'' de l'emploi typique, qui ne protège plus nécessairement contre la pauvreté » (D’Amours id.).

Non seulement donc, le travail atypique a majoritairement tendance à précariser celles et ceux qui n'ont pas d'autre choix que d'y recourir, mais le travail typique peut aussi rendre précaire, associant travail et pauvreté, et faisant émerger une catégorie grandissante de travailleurs pauvres. Dans ces conditions, la dissociation récente entre l’obligation imposée aux individus démunis de travailler et l’obligation de la société de leur garantir les droits d’accès à la protection sociale, sonne comme leur abandon aux conditions d'une pauvreté en emploi et d'une précarité assurée. Confirmant la thèse de Castel, l'émergence des travailleurs pauvres comme catégorie sociale croissante semble particulièrement significative de l'épuisement d'une société salariale dont les institutions du droit du travail, de la famille, mais aussi des droits sociaux, de la conception de la citoyenneté, des solidarités et plus largement du lien social étaient fortement influencés par la notion du travail salarié.

Outline

Documents relatifs